Histoire des dogmes de l’Église chrétienne

Introduction

On trouvera les trois premiers paragraphes de cette introduction résumés, et le dernier presque textuellement reproduit par M. Bonifas lui-même, à l’article Dogmes (Histoire des), dans l’Encyclopédie des Sciences religieuses. Nous nous sommes permis d’emprunter à cet article, pour compléter la section IV, un certain nombre d’indications bibliographiques, naturellement négligées par le professeur dans les notes qu’il rédigeait en vue de ses leçons orales.

I. Définition et justification de l’Histoire des dogmes

Pour répondre à cette question : Qu’est-ce que l’Histoire des Dogmes ? Il faut commencer par nous demander : Qu’est-ce qu’un dogme ? Nous verrons ensuite comment les dogmes peuvent avoir une histoire.

Le mot grec δόγμα d’où nous avons fait le mot dogme, vient du verbe δοκέω (au participe parfait passif, δεδογμένον), paraître vrai, ou sembler bon. Il signifie : ce qui a paru vrai ou vraisemblable, — ce qui a été cru ou pensé, — ou encore ce qui a été jugé utile, opportun, — ce qui a été décidé ou décrété.

A. — Aussi ce mot se rencontre-t-il chez les classiques avec la double acception d’opinion ou de décret. La première, toutefois, est la plus fréquente.

Il désigne, en particulier, les opinions des philosophes. Les doctrines professées par les stoïciens, par exemple, s’appellent τὰ δόγματα τῆς Στοᾶς. Marc-Aurèle dans son traité Εἰς ἑαυτόν (II, 3), après avoir exposé ces doctrines, ajoute : ταῦτα σοι ἀρκείτω, ἀεί δόγματα ἔστωb. Ce terme emporte ici l’idée d’une vérité incontestable. Le mot δόγμα s’applique, en effet, quelquefois aux vérités reconnues par tous les hommes, et revêtues, à ce titre, d’une autorité indiscutable, à ce que nous appelons les axiomes, ou vérités premières. Ainsi, Platon, dans son Cratyle, dit τὰ τῶν ἀνθρωπῶν δόγματα. Voilà pourquoi les stoïciens affectaient d’employer ce mot. — Sextus Empirions oppose les ἐμπειρικοί, les philosophes qui se bornent à constater les faits de l’expérience, aux δογματικοί, c’est-à-dire à ceux qui partent de certains principes dont la vérité est absolue à leurs yeux, ou qui obéissent à certaines opinions préconçues.

b – Que cette conviction te suffise, et que ce soient là pour toi d’inébranlables principes.

Nous retrouvons le mot dogma, avec le même sens, dans la langue philosophique des latins ; dans Sénèque et dans Cicéron. Par exemple, Cicéron (Quæst. academ., II, 9) s’exprime ainsi : Sapientia neque de se ipsa dubitare debet, neque de suis decretis quæ philosophi vocant dogmata.

B. — Dans le Nouveau Testament le mot δόγμα se rencontre le plus souvent avec le sens de décret. Ainsi dans luc.2.1, ἐξῆλθεν δόγμα παρὰ Καίσαρος Αὐγούστου (Cf. Actes.17.7, dans la scène de l’émeute à Thessalonique : ἀπέναντι τῶν δογμάτων Καίσαρος). Dans Act.16.4, les décisions prises par les apôtres et les anciens, dans la conférence de Jérusalem, sont appelés τὰ δόγματα τὰ κεκριμένα. — Quelquefois aussi le mot δόγμα s’applique aux lois et ordonnances de Moïse : par exemple, τὸν νόμον τῶν ἐντολῶν ἐν δόγμασιν (Eph.2.15). Jamais il ne désigne la doctrine chrétienne, objet de la prédication des apôtres et de la foi des fidèles. Pour désigner cette doctrine, les écrivains du Nouveau Testament emploient les termes suivants : εὐαγγέλιον, κήρυγμα, λόγος τοῦ Θεοῦ.

C. — Les Pères de l’Église sont les premiers à se servir du mot δόγμα en parlant de la religion chrétienne.

a) Chez les plus anciens d’entre eux (IIe et commencement du IIIe siècles), le mot δόγμα désigne le Christianisme dans son ensemble, avec sa doctrine et sa morale, — l’enseignement de Jésus-Christ et des apôtres, par opposition la loi et à la religion de Moïse. Ainsi, Ignace (Ep. ad Magn., cap. 13) : τὰ δόγματα τοῦ Κυρίου καὶ τῶν ἀποστόλων. Quelquefois, la religion chrétienne est désignée, dans les écrits des Pères de cette époque, par le singulier, avec l’article, τὸ δόγμα, ou encore τὸ θειὸν δόγμα. (Clém. Alex., Pædag. I, 1). Ce terme implique alors, ainsi que cela arrive, nous l’avons vu, chez les classiques, l’idée d’une vérité absolue, incontestable, et faisant autorité pour tous. Le christianisme est la vérité absolue, précisément parce qu’il est une vérité divine et révélée.

b) Dans les écrits des Pères d’une époque postérieure (ive siècle), le mot δόγμα prend un sens plus particulier et plus restreint. Il désigne la doctrine chrétienne proprement dite, — c’est-à-dire les vérités enseignées dans le christianisme, — pour la distinguer, soit des préceptes de la morale chrétienne, soit de la vie et de la pratique conformes à cette doctrine et à ces préceptes. Par exemple, Grégoire de Nysse distingue dans la religion chrétienne la doctrine, ou les doctrines (τὸ σωτήριον δόγμα, τὰ δόγματα), et la morale (τὸ ήθικον μέρος). Cyrille de Jérusalem (Catéch., 4.12), opposant le δόγμαà la πράξις, fait consister la vraie religion en ces deux choses : une saine doctrine et une conduite irréprochable : ὁ τῆς θεοσεβείας τρόπος ἐκ τῶν δύο τουτῶν συνέστηκεν, δογμάτων εὐσεβῶν καὶ πράξεων ἀγαθῶν (Cf. Chrysost., Homel., 27).

On oppose aussi quelquefois le mot δόγμα au mot κήρυγμα, et il désigne alors l’exposition raisonnée et scientifique de la doctrine chrétienne, son enseignement approfondi et philosophique, par opposition avec la prédication populaire (Basile de Césarée, De Spiritu sancto, c. 27).

D. — Le mot δόγμα en vint enfin à désigner, dans la langue ecclésiastique, les vérités crues et officiellement enseignées dans l’Église, par opposition aux opinions, particulières des docteurs et aux fausses doctrines de l’hérésie. — C’est dans ce sens que nous l’emploierons nous-mêmes.

Ici se placent, dans la première rédaction du cours de M. Bonifas, quelques développements, qui ont été supprimés plus tard, sans doute pour donner plus d’unité à l’exposition, mais que nous croyons devoir, vu leur importance, rétablir en note. (Réd.)

« Ces variations dans le sens du mot dogme sont le signe de l’importance toujours croissante que l’Église attachait à sa doctrine. Et elle était fondée à agir ainsi, car les grandes vérités, objets de la foi, ont, dans la religion chrétienne, une importance qu’ils n’ont dans aucune autre religion. Le polythéisme grec ou romain, par exemple, avait fort peu de doctrines positives : tout se bornait à une mythologie très poétique, mais incohérente et vague, variable et sans formes arrêtées. La religion de l’Inde étouffe également l’enseignement religieux sous le symbolisme. Dans toutes les religions anciennes, on demandait moins au peuple l’adhésion à certaines vérités que la pratique de certaines cérémonies. Le centre de la vie religieuse n’était pas la doctrine, mais le rite. — Le judaïsme constituait, sans doute, un progrès ; il offrait aux fidèles une révélation positive, précise. Le grand dogme de l’unité de Dieu, celui de la création et la promesse du Messie tenaient une place dans la vie religieuse. Pourtant c’était encore la loi avec ses préceptes moraux, l’institution lévitique avec ses ordonnances rituelles, qui jouaient le principal rôle. — Dans le christianisme, au contraire, c’est la foi et les grandes vérités, objets de la foi, qui sont la chose essentielle.

Il est aujourd’hui, je le sais, une école qui prétend le contraire et fait très bon marché de la doctrine chrétienne. C’est là, pense-t-on, chose tout à fait secondaire dans le christianisme. La religion de Jésus n’est pas un ensemble de doctrines, c’est un esprit nouveau, une vie nouvelle, un principe fécond, jeté comme une puissance de progrès dans le monde pour le transformer et le sanctifier. Cette opinion, sous une apparence de vérité cache une erreur dangereuse. Sans doute, le christianisme est esprit et vie, c’est une puissance féconde de régénération et de salut ; mais cette vie nouvelle découle de certains faits, dont les doctrines chrétiennes sont l’expression. Ces faits, c’est la vie, c’est la mort et la résurrection de Jésus-Christ, c’est la rédemption accomplie sur le Calvaire et l’effusion du Saint-Esprit dans le cœur. Sans la personne et sans l’œuvre de Jésus-Christ, sans le mystère de l’Homme-Dieu et sans le mystère de la Croix, il n’y a pas de vie chrétienne possible, et j’ajoute, pas de vie religieuse digne de ce nom. Supprimez les grands objets de la doctrine chrétienne, vous avez supprimé le christianisme lui-même. Vous ne pouvez pas plus séparer la vie chrétienne de la vérité chrétienne, que vous ne pouvez séparer le fleuve de sa source, et l’arbre de sa racine. Cela tient à la nature même de la doctrine chrétienne, qui n’est pas un ensemble de vérités abstraites ou de froides spéculations, mais un ensemble de réalités vivantes, avec lesquelles l’âme tout entière entre en contact, et dont se nourrit la vie spirituelle. Le christianisme est, avant tout, un fait et une personne, une rédemption et un Rédempteur. La doctrine chrétienne est un fait, Dieu se donnant à nous en Jésus-Christ ; et la morale chrétienne est un fait, le don de notre cœur à Dieu. Or, les dogmes chrétiens ne doivent être que l’énonciation de ces grands faits et de ces grandes vérités du salut. On comprend dès lors que l’Église ait, dès le commencement, attaché une grande importance à ses dogmes, et qu’elle ait placé au rang de ses premiers devoirs celui de les affirmer et de les défendre. »

De tout ce qui précède, il résulte qu’une double idée est contenue dans le mot dogme, ainsi appliqué à l’enseignement de l’Église :

1° L’idée d’une vérité divine, révélée d’en haut aux hommes ;

2° L’idée d’une formule scientifique, au moyen de laquelle l’Église exprime cette vérité comme étant l’objet de son enseignement et de sa foi. Ceci nous conduit à distinguer dans le dogme deux éléments qu’il importe de ne pas confondre :

1° Un élément objectif et divin : les faits ou les vérités donnés par la révélation biblique, et qui sont les objets de la foi qui sauve ;

2° Un élément subjectif et humain : la formule servant à exprimer ces vérités ou ces faits.

Le premier de ces éléments, qui constitue le contenu essentiel et religieux du dogme, ne saurait changer, car un fait historique et une vérité révélée demeurent toujours également vrais. On ne refait pas l’histoire, en sorte qu’un fait historique, une fois constaté, reste acquis pour toujours. Et quant aux vérités divines que Dieu nous a révélées, elles sont éternelles et immuables comme lui.

Le second élément change, au contraire, et se modifie avec l’esprit humain lui-même. Notre esprit se développe sans cesse ; il subit les influences diverses des milieux et des circonstances ; la connaissance qu’il acquiert de la vérité est nécessairement fragmentaire, successive, imparfaite, et, comme il est sujet à l’erreur, il lui arrive souvent de se tromper. Il a donc souvent à se corriger, et il a toujours à apprendre. Cela est vrai, surtout quand il s’agit de ces choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, qui ne sont point montées au cœur de l’homme, et sur lesquelles les anges se penchent, sans pouvoir en découvrir le fond. Dans ce champ infini, les progrès sont infinis aussi. Sans doute, la révélation biblique est complète ; elle contient tous les faits et toutes les vérités du salut ; mais notre esprit est borné ; il ne peut en saisir du premier regard ni toutes les richesses ni toutes les harmonies.

La Bible, comme la nature, est un livre immense, qu’il nous faut déchiffrer ligne après ligne. La nature ne change pas, et cependant la science de la nature se développe, se complète et se perfectionne sans cesse. On découvre des faits nouveaux, on étudie plus exactement les faits déjà connus, on les explique mieux, en les ramenant à des lois plus constantes et plus générales, en les faisant rentrer dans l’unité d’un système bien enchaîné. Or, la foi entreprend, à l’égard des faits et des vérités de la révélation, tout un long travail de recherches, de découvertes, d’assimilation et de systématisation, analogue à celui que l’esprit humain entreprend à l’égard de la nature.

Ce travail est légitime, il est nécessaire, et l’Église obéit, en s’y livrant, tout à la fois à une loi intérieure ou psychologique, et à une loi extérieure ou historique.

I. — L’assimilation et la systématisation des vérités et des faits évangéliques s’imposent d’abord à l’Église comme au chrétien, en vertu d’une toi primitive et universelle de la nature humaine. C’est l’instinct et le besoin de l’homme de faire succéder aux données confuses et incohérentes de l’expérience immédiate les notions claires et bien enchaînées de la science, à la connaissance intuitive, la connaissance raisonnée et réfléchie. Dans tous les domaines, la vie et l’expérience de la vie précèdent les recherches et les formules de la science. On vit, on parle, on agit avant de raisonner sur les lois de la vie, de la parole et de l’action. On a observé les phénomènes naturels avant d’essayer de faire le système de la nature. Il y a eu des orateurs, des poètes, des artistes avant qu’on ait songé à faire la théorie de l’éloquence, de la poésie et des arts. C’est en étudiant les chefs-d’œuvre des grands maîtres, en cherchant à se rendre compte de leurs procédés et de leurs méthodes, que l’on a fait la théorie de l’art dont ils avaient donné les modèles.

Il en est de même dans le domaine de la religion. L’expérience religieuse précède la réflexion religieuse ; la vie chrétienne précède la science chrétienne. Le chrétien commence par croire avant de réfléchir sur l’objet de sa foi. Il entre d’abord en contact avec les grandes réalités du salut ; il éprouve dans sa vie la puissance sanctifiante de l’Évangile. Mais il vient une heure où l’esprit réclame ses droits, où la foi aspire à se rendre compte de son objet, à prendre conscience d’elle-même d’une manière raisonnée et scientifique. Et plus le croyant sent le prix de sa foi, plus il aspire à s’approprier tous les trésors qu’elle renferme. Il veut en pénétrer et en posséder l’objet d’une manière toujours plus complète et plus vivante. Un sûr instinct l’avertit que chaque progrès qu’il fera dans la connaissance de cet objet sera aussi un progrès dans la vie.

Et on comprend qu’il en soit ainsi, car l’objet de la foi chrétienne n’est pas une abstraction vide, une vérité stérile et morte. C’est une réalité vivante et vivifiante ; c’est Dieu lui-même, avec toutes ses grâces et tout son amour ; c’est le cœur de Dieu s’offrant au cœur de l’homme ; c’est Dieu se donnant à nous tout entier en son Fils Jésus-Christ ; c’est la personne vivante du Sauveur, avec tous les trésors de paix, de force et de vie spirituelle qu’elle renferme.

S’il est vrai de dire que tout progrès dans la connaissance de la vérité qui est en Christ a pour résultat un progrès dans la vie chrétienne, il n’est pas moins vrai de dire que tout progrès dans la vie chrétienne amène aussi un progrès dans la connaissance de la vérité, tant ces deux choses, la vérité et la sainteté, sont étroitement unies. Jésus-Christ, qui a dit lui-même : « Je suis la Vérité, » n’a-t-il pas dit aussi : « Je suis la Vie ? » Et encore : « Sanctifie-les, ô Père, par ta vérité ; ta Parole est la Vérité. »

C’est donc dans l’intérêt même de sa vie religieuse que le croyant s’efforce d’avoir une connaissance toujours plus exacte et plus complète de la vérité qui est l’objet de sa foi.

Il veut faire l’inventaire de ses richesses et les connaître toujours mieux afin de mieux en jouir et de mieux en vivre. Croître dans la connaissance de sa foi est pour le chrétien un besoin, un devoir et une nécessité.

L’Église, qui est la société des chrétiens, éprouve le même besoin, obéit au même devoir, cède à la même nécessité. Elle a commencé, elle aussi, par la foi. Elle a eu ses fidèles et ses martyrs avant d’avoir ses théologiens. Mais un jour est venu où elle a senti le besoin de se rendre compte, d’analyser l’objet de sa foi, d’en contempler toutes les richesses, d’en sonder toutes les profondeurs, d’en saisir les divers éléments, dans leur majestueuse et vivante unité. Elle a donc entrepris le même travail d’assimilation et de systématisation de la vérité qui s’impose à tout chrétien.

Seulement, l’Église est, mieux que le simple fidèle, en situation de poursuivre ce travail et de le mener à bonne fin. Et cela pour deux raisons :

1° Ce travail est immense : ni l’existence ni les forces d’un homme n’y sauraient suffire. Mais, tandis que le chrétien n’a devant lui que les quelques années d’une courte vie, l’Église a pour elle la suite indéfinie des siècles. Elle poursuit de génération en génération cette œuvre, qu’une seule génération ne pourrait accomplir. Elle lègue à l’avenir le trésor accumulé des expériences du passé, et les progrès déjà réalisés servent de point de départ à des progrès nouveaux ;

2° Ce n’est pas tout. Chaque chrétien ne peut saisir de la vérité que ce qui correspond à la nature particulière de son esprit et de son individualité, bornée de toutes parts. L’Église, au contraire, renferme dans son sein une innombrable diversité d’individualités chrétiennes, ayant chacune leurs dons et leurs aptitudes particulières, et qui, grâce à leur diversité même, peuvent comprendre tous les éléments de la vérité chrétienne et en mettre en lumière tous les aspects.

II. — Ce travail, que l’Église accomplit, comme le simple fidèle, pour répondre aux besoins de sa vie religieuse, s’impose encore à elle comme un devoir que lui commande la nature même de la mission dont elle est chargée dans le monde.

Répandre la connaissance du salut, amener les hommes à la vie de la foi, développer et perfectionner cette vie chez ceux qui ont déjà commencé à en vivre, voilà quelle est la mission de l’Église. Pour la remplir, il faut qu’elle proclame et affirme hautement la vérité qui sauve ; il faut qu’elle la définisse, qu’elle la formule de la manière la plus exacte et la plus complète possible, afin de la protéger contre toutes les atteintes et de la maintenir énergiquement en face de ceux qui la contestent ou qui la nient.

C’est là ce que l’Église a été obligée de faire dès le commencement. Dès le commencement, en effet, elle s’est trouvée en présence de deux sortes d’adversaires également redoutables et qui faisaient courir à la vérité chrétienne les mêmes périls :

Au dehors, les incrédules, les négateurs, les ennemis déclarés, — les juifs et les païens au commencement de l’ère chrétienne, lesquels ont eu, sous des noms divers, des successeurs dans tous les siècles ;

Au dedans, les hérétiques, — les ébionites et les gnostiques des premiers siècles, dont les négations et les erreurs se sont perpétuées aussi sous diverses formes jusqu’à notre temps.

A. — Il fallait, et il faut encore, défendre la foi contre les attaques des premiers, qui emploient tour à tour contre elle les armes de la raillerie et de la science. — Et, pour défendre la foi :

a) Il faut commencer par la définir, par en déterminer avec précision l’objet, — afin d’en rétablir les vrais éléments défigurés, sciemment ou non, par les adversaires ;

b) Il faut aussi la justifier, en montrer la vérité, faire voir que ces doctrines, qui paraissent aux hommes une folie, renferment la vraie sagesse et se légitiment devant la raison et la conscience, au lieu de se contredire, — afin de réfuter le reproche d’absurdité souvent lancé contre les vérités chrétiennes.

c) Il faut enfin montrer le magnifique enchaînement qui fait des vérités de la foi un organisme vivant, une lumineuse et puissante unité, — afin de réduire à néant les accusations d’incohérence et de contradiction que formulent contre elle les adversaires.

Ce sont les nécessités de l’Apologétique, ainsi que nous le verrons bientôt, qui ont tout d’abord conduit l’Église à formuler et à systématiser sa doctrine.

B. — Mais les adversaires du dedans sont plus dangereux encore que ceux du dehors, parce qu’ils se dérobent sous de trompeuses apparences. Les traîtres qui livrent secrètement la place à l’ennemi sont cent fois plus à redouter que les soldats qui l’assiègent du dehors : de même les faux docteurs qui défigurent et détruisent la foi chrétienne, tout en se réclamant du nom de Christ, et en prétendant interpréter plus fidèlement sa doctrine, font plus de mal que les incrédules déclarés, qui attaquent ouvertement Jésus-Christ et son Évangile.

a) L’Église se trouva aux prises, dès le commencement, avec cette autre sorte d’adversaires. Pour défendre contre eux la vérité chrétienne, il fallait la formuler avec une précision plus rigoureuse, affirmer d’une manière expresse les vérités qui se trouvaient défigurées, compromises ou méconnues, et surtout formuler les points contestés de la foi avec une clarté suffisante pour prévenir toute équivoque et tout malentendu.

Les formules dogmatiques employées par l’Église ont été des travaux de défense élevés autour du sanctuaire, des vases protecteurs destinés à conserver le vin généreux de l’Évangile, et à l’empêcher de s’altérer ou de se perdre. Bien fou serait celui qui voudrait renverser ces murailles, sous prétexte qu’elles se dressent comme une barrière ! La place démantelée serait bientôt envahie de tous les côtés à la fois. Bien insensé, celui qui voudrait briser ce vase, sous prétexte que la matière en est grossière et la forme disgracieuse ! La précieuse liqueur se répandrait aussitôt et serait perdue sans retour.

Il est de mode, aujourd’hui, de s’élever contre les formules, contre les définitions et les affirmations dogmatiques, mais ces formules sont nécessaires. On ne peut pas plus s’en passer qu’on ne peut se passer de la parole pour exprimer sa pensée ; elles sont aussi indispensables que les signes en algèbre et les figures en géométrie. Sans doute, ce qui importe, ce ne sont pas les formules en elles-mêmes, ce sont les grandes réalités, objet de la foi et source de la vie des âmes. Mais ces réalités ont besoin d’être formulées d’une manière claire et intelligible, pour devenir accessibles à notre intelligence et agir sur notre cœur. Les formules ne sont qu’un moyen de conserver et de retenir les vérités salutaires de l’Évangile ; mais c’est un moyen auquel on ne saurait renoncer sous peine de voir la vérité qui sanctifie et qui sauve devenir insaisissable et s’évanouir en fumée.

L’Église a compris cette nécessité de formuler sa foi, afin de la protéger contre les négations et les erreurs qui pouvaient la compromettre. Aussi a-t-elle eu soin d’affirmer et de préciser les divers points de sa doctrine, à mesure qu’ils étaient contestés ou mis en péril par les hérésies. On n’a pas besoin d’affirmer ou de défendre ce qui n’est contredit ni contesté par personne. Mais s’il est une vérité attaquée ou méconnue, c’est celle-là qu’il importe avant tout de proclamer et de maintenir avec force.

Voilà pourquoi chaque hérésie nouvelle a provoqué par ses négations des affirmations de l’Église ; et, par là, elle a amené un progrès dans la fixation du dogme ecclésiastique. Nous constaterons qu’à chaque grande hérésie correspond dans l’Église un nouveau travail dogmatique. Nous verrons que c’est précisément pour combattre les hérétiques, pour affirmer ce qu’ils nient et pour fortifier les points menacés par eux, que l’Église a successivement affirmé et formulé avec précision les divers articles de sa doctrine, demeurés indéterminés jusque-là.

Ainsi, les nécessités de la Polémique n’ont pas joué un moindre rôle que celles de l’Apologétique

b) Ce n’est pas d’ailleurs par ses négations seulement, c’est aussi par ses affirmations que l’hérésie a exercé une influence importante dans le développement du dogme.

Il y a, en effet, au fond de toutes les hérésies, une certaine part de vérité. Il n’y a point ici-bas d’erreur absolue ; elle demeurerait sans prise sur l’esprit humain, qui est fait pour la vérité. L’erreur, on l’a dit, n’est quelquefois qu’une demi-vérité ; quelquefois aussi, c’est une vérité qu’on grossit outre mesure. Vérité dans les deux cas, soit diminuée, soit exagérée. Cet élément vrai, qui est au fond de toute erreur, est ce qui en fait la force et le succès. Il en est ainsi pour les grandes hérésies chrétiennes, comme pour toutes les erreurs qui ont trouvé des disciples. Les hérésies, tout en méconnaissant certains faits ou certains éléments essentiels de la vérité chrétienne, en ont relevé d’autres, trop négligés jusque-là, et les ont mis en lumière.

Par là, elles ont rendu un véritable service à l’Église, en attirant ses regards sur des points inaperçus, en l’amenant à combler les lacunes de son propre enseignement, à faire sa place légitime à chacun des éléments de la vérité, et à donner satisfaction à certains besoins des esprits ou des âmes auxquels l’hérésie avait, sciemment ou non, cherché à répondre.

L’historien Hagenbach a comparé, non sans raison, le rôle des hérésies dans le développement du dogme au rôle de certaines maladies, qui produisent une crise salutaire au développement de l’organisme. Les énergies vitales en sont comme renouvelées. C’est un coup de fouet, un stimulant efficace, qui donne une impulsion féconde et comme un nouvel élan au développement physique. Les hérésies qui se sont produites dans l’Église ont souvent été pour elle des crises analogues, des stimulants et des avertissements salutaires. L’Église semblait s’endormir dans une sécurité trompeuse ; le travail dogmatique paraissait arrêté dans son sein ; elle ne sentait ni les lacunes, ni les insuffisances, ni les imperfections de sa dogmatique officielle. Mais voici une grande hérésie qui surgit et qui fait courir à la vérité de sérieux dangers. L’Église alors se réveille, elle secoue sa torpeur, elle sent ce qui lui manque, elle entreprend une révision sérieuse de sa doctrine, elle en comble les lacunes, elle en corrige les formules défectueuses. — L’hérésie rend donc service à l’Église, en ce qu’elle la tient, en quelque sorte, toujours en haleine, la contraint à faire sur la dogmatique un incessant travail de révision et d’amélioration, et la force à accomplir toujours de nouveaux progrès.

Ce travail de fixation et de systématisation, dont nous venons de constater la légitimité et la nécessité, l’Église le poursuit d’une double manière :

1° Tantôt elle se contente d’affirmer les faits et les vérités du salut, tels que nous les donnent les saintes Écritures, sans y rien ajouter. Elle n’explique pas, elle constate ; elle ne discute pas, elle affirme ; elle ne définit le fait ou la vérité dont il s’agit que dans la mesure où cela est indispensable pour l’énoncer ;

2° Tantôt, elle ne se contente pas d’affirmer les objets de la foi, elle les explique, les justifie, en donne la théorie et la formule scientifique.

A. — Dans le premier cas, le dogme ecclésiastique se confond jusqu’à ne faire qu’un avec le fait ou la vérité révélée. On peut l’accepter ou le rejeter ; on ne peut le modifier : ce serait le détruire.

Le développement et le progrès consistent alors en ceci, que l’Église proclame des faits ou des vérités qu’elle n’avait point encore mis en lumière. L’Église, en effet, ne proclame pas à la fois et d’un seul coup tous les objets de la foi chrétienne. Elle commence par affirmer les faits fondamentaux, les vérités essentielles. Puis, à mesure que grandit sa connaissance des Écritures et que s’enrichissent ses expériences chrétiennes, à mesure aussi que les circonstances et les nécessités de la défense de la foi l’y obligent, elle affirme et détermine successivement les autres points particuliers de la doctrine évangélique.

B. — Dans le second cas, le dogme ecclésiastique est un produit de la réflexion humaine. Il contient une formule théologique, contestable et variable comme tout ce qui est humain, et qu’il faut distinguer avec soin des données immuables de la Révélation qui en sont le point de départ et le contenu essentiel.

En ce cas, le dogme lui-même — j’entends la formule théologique qui sert à exprimer la vérité religieuse et à en rendre compte — est capable de développement. Il y a progrès, lorsque cette formule suppose une observation plus exacte des faits ; lorsque les divers éléments de la vérité dont il s’agit sont énumérés et analysés d’une manière plus complète ; lorsqu’on fait à chacun, d’une manière plus équitable, la place qui lui appartient : lorsqu’on saisit et qu’on exprime mieux l’enchaînement organique de ces faits, le lien et l’harmonie de ces vérités entre elles ; enfin et d’une manière plus générale, lorsque la formule scientifique devient plus précise, plus exacte, plus transparente, lorsqu’elle serre de plus près le fait ou la vérité qu’elle exprime, comme un vêtement qui dessine tous les contours du corps qu’il recouvre.

Mais, s’il peut y avoir progrès, il peut y avoir aussi décadence ; il peut y avoir développement dans le sens de l’erreur comme dans le sens de la vérité.

A. — Si le dogme ecclésiastique peut s’enrichir d’affirmations et de vérités nouvelles, il peut s’appauvrir aussi. Certaines vérités importantes peuvent tomber dans l’oubli, être négligées ou méconnues après avoir été proclamées et confessées hautement.

B. — Si les formules dogmatiques peuvent se perfectionner et devenir plus adéquates aux vérités qu’elles sont chargées d’exprimer, elles peuvent aussi s’altérer, — soit lorsqu’elles supposent une analyse inexacte ou incomplète des faits, lorsqu’on néglige certains éléments pour s’attacher exclusivement à d’autres, — soit lorsqu’on ajoute aux faits ou aux vérités révélés des opinions ou des erreurs humaines, — soit enfin lorsque l’explication que l’on prétend donner de ces faits, la théorie que l’on essaie de ces vérités, les altère et les dénature, ou renferme des contradictions qui la rendent inacceptable.

Il y a donc, pour le dogme ecclésiastique, un double développement possible, un développement normal et un développement malsain, un progrès dans la vérité et un progrès dans l’erreur. L’Église ne sait pas toujours se défendre de l’hérésie. L’histoire des dogmes et celle des hérésies se mêlent et se pénètrent parfois, comme deux fleuves coulant sur la même pente, et qui souvent confondent leurs eaux.

Même en évitant l’erreur, l’Église peut rencontrer un autre écueil, l’intempérance théologique, l’abus des formules abstraites, — qui produit un intellectualisme aride, une orthodoxie stérile et morte. On met alors à la place des saintes réalités de la foi, des mots vides et de creuses formules. La notion même de la foi s’altère, en même temps que son objet. La foi vivante, qui est un acte et un don du cœur, est remplacée par une froide adhésion de l’esprit à des vérités imposées du dehors, aux sèches définitions de la scolastique.

On comprend maintenant comment les dogmes peuvent avoir une histoire. Tout ce qui se développe, tout ce qui est soumis à la loi de la transformation, du perfectionnement, du progrès et de la décadence, a une histoire. Raconter le développement progressif de la doctrine ecclésiastique, à travers les influences diverses qu’elle a subies, en marquer les étapes successives, en constater les résultats, en faisant la part de l’erreur et celle de la vérité, telle est la tâche de l’histoire des dogmes.

Nous définirons donc cette science de la manière suivante :

L’histoire des dogmes est l’histoire de la fixation et de la systématisation progressive de la vérité chrétienne, sous la forme d’articles de foi officiellement promulgués par l’Église et appelés dogmes.

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