Histoire des dogmes de l’Église chrétienne

3. Age de la Scolastique
De Jean Damascène à la Réformation
(730-1517)

3.1 – Histoire générale de la période

Nous entrons dans une longue période de huit siècles, pleine de troubles, d’orages et de ténèbres, mais féconde cependant, et qui ne manque ni d’intérêt ni de grandeur pour qui sait retrouver sous ce chaos la vie puissante de la société et de l’Église.

Au point de vue de l’histoire des dogmes, cette époque est importante, en ce qu’elle apporte à l’édifice catholique son couronnement. Une double tâche lui était réservée : compléter, pour les doctrines non encore définies, le grand travail d’élaboration et de fixation que les époques précédentes avaient achevé pour la plupart des dogmes, et réunir toutes ces doctrines en un vaste ensemble systématique, y mettre l’ordre, l’enchaînement et la clarté, en appliquant à la théologie la méthode philosophique, et spécialement la méthode aristotélicienne. La grande époque créatrice est désormais passée. On n’invente plus guère : on conserve surtout et on développe. On met en ordre les richesses amassées dans les siècles précédents. On construit, avec les matériaux déjà façonnés, l’édifice de la dogmatique. Mais c’est là un immense travail, et l’Église y déploie une puissance étonnante d’activité.

A ce travail s’en joint un autre, auquel l’Église ne donne pas toujours sa sanction. On entreprend de justifier scientifiquement le dogme, et les théologiens se lancent, à ce propos, dans des spéculations philosophiques, où ils apportent une grande hardiesse, et parfois de grandes témérités de pensée.

C’est ici la troisième étape du développement dogmatique ; c’est la troisième transformation de l’activité scientifique au sein de l’Église. Il avait fallu d’abord défendre la foi chrétienne en général, et, en particulier, en affirmer les doctrines distinctives contre les ennemis du dehors et du dedans. Puis s’était opérée l’élaboration du dogme, à travers le choc des hérésies opposées et les controverses théologiques. C’est seulement après cela qu’on put procéder à la formation d’un vaste système dogmatique, où chaque doctrine eût sa place déterminée. Dans cette nouvelle période, rien ne vient distraire l’Église de ce dernier travail. Elle n’a plus, ni à s’occuper d’apologétique, ni à soutenir des controverses.

I. — L’Église n’a pas à s’occuper d’apologétique, parce qu’elle n’a plus d’ennemis extérieurs. Les juifs et les païens n’existe plus, en quelque sorte, pour elle.

Les Juifs, quoiqu’encore debout, comme des témoins séculaires de la vérité des prophéties, ne sont, dans la masse chrétienne, qu’une imperceptible minorité, méprisée et haïe. On n’a pas à compter avec eux. On les persécute, au lieu de songer à les convertir ; ou, quand on y songe, l’ignorance presque absolue de l’hébreu empêche que la polémique et l’apologétique soient sérieuses.

Les Païens ont été refoulés par les progrès croissants des conquêtes missionnaires. Les peuples germaniques établis sur le territoire de l’empire sont devenus chrétiens depuis longtemps. Depuis longtemps aussi des missionnaires sont allés convertir les autres jusque dans leurs forêts natales, et l’Europe tout entière est devenue chrétienne, au moins de nom. Ainsi, de ce côté encore, il n’y a pas lieu de continuer l’œuvre apologétique des premiers siècles.

Un nouvel et redoutable ennemi surgit, il est vrai, devant l’Église ; c’est le mahométisme. Mahomet paraît en Arabie, au commencement du viie siècle. Les descendants d’Ismaël étaient tombés dans une sorte de polythéisme fétichiste. Sur ces ruines des antiques religions sémitiques, Mahomet fonde une religion monothéiste, inspirée du souffle de l’Ancien Testament, et pénétrée de certains éléments chrétiens. Il prêche le Dieu d’Abraham, de Moïse, des prophètes et de Jésus-Christ. Il se donne lui-même pour le dernier et le plus grand prophète de ce Dieu. Il écrit le Coran, où il célèbre en termes magnifiques sa toute-puissance et sa miséricorde. Il y formule une loi morale d’une incontestable valeur, et mélange ses propres inventions de nombreux emprunts faits à l’Ancien et au Nouveau Testament. Jésus-Christ est pour lui un prophète semblable à Moïse, chargé de développer et de compléter l’ancienne loi ; mais il se refuse à voir en lui le Fils de Dieu et le Sauveur. Sous prétexte de débarrasser le monothéisme des superfétations juives et chrétiennes, il rejette les doctrines spécifiques du christianisme, la Trinité et la Rédemption. Enfin, par ses peintures sensuelles des peines et des récompenses futures, il flatte les instincts grossiers et charnels de son peuple, et, par sa doctrine du fatalisme absolu, il renverse en réalité les fondements même de l’ordre moral.

Grâce au fanatisme religieux et à l’enthousiasme guerrier que leurs chefs inspiraient aux premiers Musulmans, grâce à l’intrépidité que leur donnaient dans les combats les croyances fatalistes, les armées arabes furent d’abord irrésistibles, et eurent bientôt conquis un empire immense en Asie. La conquête fut d’autant plus facile, que les populations amollies et dégénérées de l’Orient n’opposèrent qu’une faible résistance. Au moment où s’ouvre notre période, c’est-à-dire au commencement du viie siècle, les Arabes avaient dépouillé l’empire grec de la plupart de ses possessions d’Asie et d’Afrique. Ils avaient soumis tous les rivages africains de la Méditerranée et pénétré en Espagne, où ils détruisirent le royaume des Visigoths. Bientôt après, ils passèrent les Pyrénées, inondèrent toute la partie méridionale de la France, et s’avancèrent jusqu’aux bords de la Loire, d’où ils furent repoussés par Charles Martel (bataille de Poitiers, 732).

De ce côté donc il y avait un danger sérieux, et la lutte était inévitable. Mais cette lutte ne se livra guère sur le terrain des idées ; elle s’engagea plutôt sur les champs de bataille. Les croisades — en Espagne d’abord, puis en Orient — remplacèrent les controverses. Il y eut cependant quelques efforts tentés dans la voie de l’apologétique, mais les résultats en sont d’assez mince valeur.

En Orient, où la fécondité littéraire va s’affaiblissant, nous ne trouvons aucun ouvrage spécial écrit contre les Musulmans, mais seulement quelques chapitres des Panoplies dirigées contre toutes les hérésies par Euthyme Zigabène et son abréviateur Nicétas Choniatès (ou Acominatus).

En Occident, où se concentre de plus en plus la vie de l’Église, on peut citer quelques écrits spéciaux :

Pierre le Vénérable, abbé de Cluny (1156), voyageant en Espagne, se fit traduire le Coran en latin, et écrivit, pour le réfuter, un ouvrage Adversus nefandam sectam Saracenorum. Il y accuse Mahomet d’avoir pillé les livres des juifs et des chrétiens, et s’efforce de prouver qu’il n’est pas un prophète ;

2° Vers la fin du xiiie siècle, un dominicain espagnol, Raymond Martini, publia sous ce titre : Pugio fidei (le poignard de la foi), un livre contre les Juifs et les Maures — adversus Mauros et Judæos. — C’est le plus remarquable ouvrage de ce genre que nous ait laissé le moyen âge. Il dénote une connaissance toute exceptionnelle en ce temps des langues orientales et de la littérature hébraïque et rabbinique. Aussi obtint-il une célébrité universelle. Il devint l’arsenal où puisèrent les apologètes et les polémistes des siècles suivants. Du reste, il y est peu question de l’islamisme. Ce qui est combattu, c’est plutôt les philosophes arabes que la religion musulmane, et ces philosophes sont rangés parmi les naturales, qui n’admettent d’autre autorité que la raison. Les arguments que l’auteur leur oppose ne sont pas toujours concluants ;

Thomas d’Aquin a composé une sorte d’apologie générale, intitulée Summa contra Gentiles. Mais c’est plutôt une apologie philosophique des vérités de la religion naturelle, mises en évidence par le christianisme, qu’une polémique contre le judaïsme, l’islamisme et le paganisme.

L’époque de la Renaissance (xive et xve siècles), vit s’élever de nouveaux ennemis de la foi. Une école philosophique se forma, qui attaqua la foi chrétienne comme irrationnelle et les faits chrétiens comme légendaires. Une nouvelle apologétique devenait donc nécessaire : quelques hommes distingués d’Italie l’entreprirent : Jérôme Savonarole, par exemple, dans ses écrits : Triumphus Christi, et De fidei veritate, et Marsile Ficin, dans son De religione christiana et fidei pietate. Ce dernier ouvrage est une sorte d’apologie en règle, conçue sur le plan des apologies des premiers siècles, dont nous retrouvons les arguments principaux chez Marsile Ficin : véracité des apôtres, propagation rapide du christianisme, miracles et prophéties, caractères internes de la doctrine chrétienne.

Malgré ces quelques exceptions, il demeure vrai que cette période de l’histoire des dogmes n’est pas, quant à son caractère général, une période apologétique.

II. — Ce n’est pas non plus, comme la précédente, une période de polémiques et des controverses. Sans doute, il y a encore des hérésies dans l’Église ; mais elles ne portent que sur des points de détail, sur des questions qui ne peuvent pas absorber et passionner les esprits comme faisaient celles de la Trinité, de la personne de Christ, de la grâce et du péché.

Ainsi, il y a, en Orient, la controverse des images, qui a son contre-coup en Occident ; mais elle intéresse plutôt le culte que le dogme.

Il y a aussi, en Occident, les controverses sur l’adoptianisme, la prédestination, la sainte Cène, controverses plus dogmatiques, et qui sont un écho de celles de l’âge précédent. Mais elles n’amènent, la dernière exceptée, aucun changement important, aucun développement nouveau dans le dogme. Les points débattus ont déjà été fixés, et l’Église s’en tient aux décisions des anciens conciles.

Il est vrai qu’à côté des hérésies que je viens de mentionner, il y en a d’autres beaucoup plus graves, comme celles des Cathares et des panthéistes du moyen âge : Amalriciens, frères du Libre-Esprit, etc. Ces hérésies portent moins sur tel point spécial de la dogmatique, que sur l’ensemble des doctrines et des institutions de l’Église. Elles agitent et émeuvent profondément les esprits, sans donner lieu à une polémique proprement dite. On ne réfute pas les hérétiques, au moyen âge, on les brûle. Partout, la force est mise à la place des armes spirituelles. Comme l’apologétique contre les Païens et les Musulmans est devenue la mission armée et la Croisade, comme la polémique contre les Juifs est devenue la persécution, la controverse contre les hérétiques est remplacée par l’Inquisition et ses bûchers.

Ainsi, ce qui concentre et absorbe la vie et l’activité intellectuelle de l’Église, ce n’est plus la lutte contre les ennemis extérieurs du christianisme, comme dans la première période, ni la polémique intérieure contre les hérésies, comme dans la seconde ; c’est la construction de l’édifice de la dogmatique avec les matériaux élaborés dans les âges précédents. Dans la première période, tous les ouvrages importants étaient des apologies ; dans la seconde, des écrits de controverses ; dans celle-ci, ce sont des recueils de sentences et des sommes théologiques. Presque tous portent l’un de ces deux titres : Sententiarum liber — opinions des Pères et décisions des conciles sur chaque point de la doctrine, — ou : Summa thelogiæ — résumé systématique de ces opinions, doctrine officielle de l’Église réduite en système. C’est là le trait original et distinctif de cette période, qui justifie le nom que nous lui avons donné : elle est, par excellence, l’âge de la théologie systématique, l’âge de la Scolastique, dont la tâche est précisément de faire un système rigoureux et complet de la doctrine de l’Église.

Pendant le cours de cette période s’accomplit un événement considérable, qui n’a pas été sans influence sur le développement du dogme : c’est le schisme d’Orient (1054), qui consomma la séparation définitive entre l’Église latine et l’Église grecque. Dès lors, la vie religieuse et scientifique va s’affaiblissant toujours davantage au sein de l’Église d’Orient : elle se concentre dans celle d’Occident. Ce fait eut de fâcheuses influences pour l’une et pour l’autre. En Occident, les influences latines, et surtout romaines, restèrent sans contre-poids et imprimèrent au développement du dogme une direction fausse et exclusive. Le papisme se trouva fortifié. De son côté, l’Église grecque, affaiblie par le schisme, par la multiplicité des sectes qui continuèrent à subsister dans son sein et à s’y produire, et enfin par les pertes immenses que lui firent subir les progrès constants des Arabes, tomba de plus en plus sous la domination des empereurs, et glissa rapidement sur la pente du césarisme.

Sous ce régime, l’Église grecque perd à la fois sa dignité et sa liberté. La vie religieuse décline et s’évanouit. L’intellectualisme a porté ses fruits : il a produit une orthodoxie morte. La foi qui sauve est considérée comme une simple adhésion de l’intelligence ou de la mémoire à des formules qu’on n’est même pas tenu de comprendre. Le péché n’est que l’erreur et l’hérésie. Jésus-Christ est simplement le révélateur de la doctrine orthodoxe.

La même décadence se manifeste dans l’ordre scientifique. Le travail dogmatique, si brillamment commencé au iiie siècle, et si vaillamment poursuivi jusqu’au viie, s’arrête brusquement. La fécondité intellectuelle semble épuisée. Plus de libres recherches, plus de spéculations hardies, plus d’originalité dans la pensée. On vit, ou plutôt on végète sur le fonds amassé par les siècles antérieurs. On recueille et l’on met en ordre les opinions des docteurs et les décisions des conciles. Les compilateurs ont remplacé les théologiens.

Ce n’est pas toutefois que la fièvre des controverses théologiques soit éteinte. Il y a encore des polémiques aussi vives et aussi âpres qu’autrefois. Mais ce qui leur manque, ce sont les sujets méritant de passionner les esprits. Les grandes doctrines chrétiennes sont formulées, fixées par des décisions sur lesquelles il n’est plus permis de revenir. Aussi, l’on se jette dans les questions mesquines et oiseuses, dans les puérilités et les minuties. Et l’on s’agite pour ces misérables questions, on se passionne, on s’injurie, on se lance l’anathème, comme si les intérêts vitaux de la religion, de l’Église et de l’État y étaient engagés. Ainsi, l’une des controverses qui agitèrent le plus profondément les esprits, au xiie et au xiiie siècles, avait pour objet la lumière thaborite : il s’agissait de savoir si cette lumière, qui transfigura Jésus au Thabor, était incréée ou non.

L’Église grecque ne présente, pendant cette période, que des ouvrages d’érudition et de compilation, parmi lesquels les plus caractéristiques sont les trois suivants :

1° Le livre de Jean Damascène — ἔκδοσις [ἔκθεσις] ἀκριβὴς ὀρθοδόξου πίστεως — qui n’est lui-même que la troisième partie d’un recueil intitulé πηγὴ γνώσεως. L’auteur déclare qu’il ne tire rien de lui-même. Il puise tout dans les Pères et dans les philosophes grecs (en particulier dans Porphyre et dans Aristote). Il dresse une sorte de statistique dogmatique ; il expose systématiquement les dogmes de l’Église grecque avec des arguments rationnels à l’appui, en faisant suivre chaque texte des interprétations des docteurs, mais sans rien y mettre d’original. — Ce livre, devenu classique, n’a pas cessé de faire autorité dans l’Église orientale, et a servi de modèle à tous les ouvrages du même genre ;

2° La πανοπλία δογματική, d’Euthyme Zigabène, moine de Constantinople († 1120), — arsenal d’arguments contre les hérétiques. Ce n’est qu’une vaste compilation ;

3° Le θεσαυρὸς ὀρθοδοξίας, de Nicetas Choniates, — sorte de transcription abrégée de l’ouvrage précédent.

C’est en Occident, c’est dans l’Église latine que se concentre l’activité intellectuelle et théologique, comme la vie de l’Église. Le système catholique s’y est déjà fortement développé, et la papauté y joue un rôle prépondérant dans toutes les luttes. C’est elle qui se fait l’éducatrice des peuples nouveaux. L’Église romaine apporte avec elle dans toute l’Europe occidentale et la lumière intellectuelle et la force morale et le principe de cohésion qui unira ensemble ces nations diverses.

C’est aussi dans le sein de l’Église d’Occident que fleurit la scolastique, que se fondent les grandes universités, que paraissent les grands docteurs. Toutes les sciences sont enseignées dans ces écoles du moyen âge, mais toutes sont considérées comme les servantes de la théologie. La philosophie, en particulier, n’a pas d’autre rôle. L’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne, la France surtout, produisent de savants docteurs, qui appliquent à la théologie les méthodes d’Aristote, et l’élèvent ainsi à la hauteur d’une science rigoureuse et systématique. Le latin devient la langue savante officielle. Tous les cours et tous les ouvrages se font en latin, ce qui crée un lien entre les hommes instruits de tout l’Occident.

Il faut distinguer, dans cette histoire de l’Église latine au moyen âge, trois phases successives, marquées chacune par une physionomie et des caractères particuliers ;

1° Du commencement du viiie siècle à la fin du xe. C’est le premier éveil d’une nouvelle science chrétienne, sous l’influence de l’esprit germanique, succédant à l’esprit gréco-latin ;

2° Du commencement du xie siècle au milieu du xve. C’est la période de la scolastique proprement dite, de la domination du dogme, arrêté désormais dans ses formules officielles, du règne incontesté de la théologie, qui s’est constituée en science, et qui impose ses résultats à toutes les autres disciplines de l’esprit humain. Toutes les sciences sont étudiées au point de de vue de la théologie ;

3° Du milieu du xve siècle à la Réformation. C’est l’époque de la Renaissance, réagissant contre la scolastique, qui perd chaque jour du terrain, et préludant à la Réforme.

Reprenons ces trois phases, et racontons à grands traits l’histoire du développement dogmatique dans chacune d’elles.

I. Du commencement du viiie siècle à la fin du xe – Préparation de la Scolastique

Un fait considérable inaugure cette période et la marque de son empreinte : c’est la révolution qui s’accomplit dans le développement dogmatique. Jusqu’ici, la théologie chrétienne s’était développée au sein du monde grec et romain, c’est-à-dire sous l’influence de l’esprit et de la culture antiques. L’Église grecque d’Orient avait été son berceau. Elle était née et avait grandi d’abord à Alexandrie, à Antioche et à Constantinople. Puis les Églises latines d’Afrique et d’Italie — Carthage et Rome en particulier — avaient été les foyers de la science chrétienne et avaient exercé à leur tour une influence prépondérante sur le développement général des dogmes. Maintenant, un nouvel acteur entre en scène ; une influence nouvelle va se faire sentir et deviendra bientôt prédominante. Ce sont les peuples germaniques qui, après avoir embrassé le christianisme et fondé, sur les ruines de l’empire romain, des nationalités nouvelles, commencent à jouer le premier rôle dans l’histoire. Ils apportent à l’Église des esprits grossiers et incultes, mais jeunes, vigoureux, conservant quelque chose de la candeur naïve qui est le caractère des peuples enfants, capables de saisir fortement le christianisme et d’en comprendre d’une façon plus indépendante la profondeur et l’originalité.

Aussi voyons-nous le foyer de la vie intellectuelle se déplacer une seconde fois. Après avoir passé d’Alexandrie à Carthage, de l’Orient à l’Occident, il remonte d’Afrique en Gaule et en Angleterre, c’est-à-dire du Midi au Nord. L’Irlande, l’Angleterre et la France sont les centres successifs du mouvement théologique comme de l’expansion de la vie chrétienne.

Les caractères généraux de cette nouvelle phase dogmatique sont de deux sortes : d’une part, une tendance marquée à réagir contre l’influence de Rome, et, d’autre part, un esprit plus large, plus indépendant, plus spiritualiste, — en un mot, plus évangélique. Cela s’explique par les origines particulières de l’Église de la Grande-Bretagne, d’où partit le premier mouvement. Cette Église avait reçu le christianisme, non pas de Rome, mais de l’Orient, et à une époque assez reculée pour qu’il n’eût pas encore été altéré par les influences païennes qui le défigurèrent plus tard. Fondée au moins au iie siècle, l’Église culdéenne — comme on l’a appelée — fut restaurée au ve par Patrick, qui l’établit en Irlande ; elle envoya des missionnaires en Ecosse et sur le continent. Mais, dès la fin du vie siècle, le pape chargea le moine Augustin et ses compagnons d’aller dans la Grande-Bretagne (597), pour en ramener les chrétiens à l’unité romaine. Après une longue lutte, le culdéisme fut défait (664). Mais il avait laissé des traces profondes, et son influence se fit sentir longtemps encore.

L’Irlande fut le premier foyer de la vie scientifique comme de la vie missionnaire. Elle donna naissance à une pléiade de grands théologiens, comme Colomban, Alcuin, Scot Erigène. On peut dire qu’aux moines irlandais appartient la gloire d’avoir ressuscité les études chrétiennes dans les pays d’Occident, où elles avaient presque entièrement disparu pendant la période d’agitation et d’orages qui suivit le premier établissement des barbares. Le monastère d’Iona, en particulier, fondé par Colomba, fut pendant trois siècles un foyer de lumière et une école de mission pour tout l’Occident ; les études bibliques y furent cultivées, et la connaissance du grec entretenue avec soin.

L’Angleterre fut, après l’Irlande, le second théâtre de ce mouvement, qui fut activé par des relations avec l’Orient. Au viie siècle, un certain Théodore, né à Tarse, en Cilicie, versé dans la connaissance de la langue grecque et de l’antiquité chrétienne, vint en Angleterre, y occupa le siège de Cantorbéry et s’efforça de répandre autour de lui le goût de l’étude. Après lui, Bède le Vénérable, mort en 735, continua son œuvre et devint l’homme le plus savant de son siècle. Ce fut surtout sous le règne et par les soins d’Alfred le Grand (870-900) que les sciences fleurirent en Angleterre, dans les écoles déjà illustres d’York, d’Oxford et de Cantorbéry.

A partir de Charlemagne, ce fut la France qui devint à son tour le foyer du mouvement théologique. Charlemagne fonda des écoles pour le peuple et pour les ecclésiastiques. Il appela autour de lui les hommes les plus savants de l’Irlande et de l’Angleterre, dont il fit ses maîtres et ses amis. Il créa en particulier une école du palais, dont il donna la présidence au grand Alcuin, directeur de l’école cathédrale d’York. Celui-ci se fit une réputation de science universelle et eut pour disciple l’empereur lui-même. Les libri carolini, publiés sous son inspiration, témoignent de l’esprit large et élevé qui animait alors la piété et la théologie de la Grande-Bretagne, et que Charlemagne s’efforça de répandre dans son empire. Alcuin recommandait le culte spirituel et condamnait l’abus des images. Il ne craignit même pas de contredire ouvertement sur ce point le pape Adrien Ier.

Nous retrouvons le même esprit chez Agobard, archevêque de Lyon (813-840), et chez Claude, évêque de Turin. Ils furent les adversaires du culte des images et les représentants de la doctrine augustinienne du salut par grâce, en face de la tendance toujours plus prononcée à faire du salut le prix des œuvres, et en particulier des œuvres recommandées par l’Église (dotations, jeûnes, pèlerinages, aumônes). Ces prélats peuvent être considérés comme les précurseurs, au ixe siècle, du mouvement de réaction contre Rome et de retour à l’esprit et aux doctrines de l’Évangile, qui aboutira à la Réformation.

Mais l’homme le plus remarquable de cette époque fut sans contredit Jean Scot, irlandais (d’où son surnom d’Érigène), qui fut appelé à Paris par Charles le Chauve. Il obtint grand crédit à la cour. Le roi l’avait pris en amitié ; il ne faisait rien sans ses conseils et l’admettait dans sa familiarité la plus intime. Une anecdote montre jusqu’où allait la liberté de Scot. Un jour qu’il dînait à la table du roi, celui-ci, assis en face, lui demanda en riant : Quid distat inter Scotum et sotum ? — Mensa, répondit le philosophea.

a – Quelle est la distance entre un Scot et un sot ? — la table… (ThéoTEX)

Mais Jean Scot n’était pas seulement un homme d’esprit, capable d’une saillie heureuse ; c’était un penseur hardi, original et profond, s’écartant des sentiers battus et que l’Église aurait proscrit si elle l’avait mieux compris. Ce rêveur mystique semble dépaysé au milieu du ixe siècle et on l’a comparé avec raison à un bloc de granit égaré dans une vaste plaine. On sent revivre en lui l’esprit spéculatif et aventureux d’Origène. Il tend la main, d’un côté aux néo-platoniciens d’Alexandrie, de l’autre à Hegel et à son école. C’était un grand admirateur des livres du pseudo-Denys l’Aréopagite, dont il fit une traduction latine.

Ces ouvrages, dont la fortune est assez étrange, sont au nombre de cinq : De hierarchia cœlesti ; de hierarchia ecclesiastica ; De nominibus divinis ; De theologia mystica ; XII epistolæ. Dans une discussion publique qui eut lieu à Éphèse en 531, entre les Monophysites Sévériens et les orthodoxes, les Monophysites les produisirent à l’appui de leur opinion, en les attribuant à Denys, membre de l’Aréopage, converti par saint Paul (Actes 17.34). L’archevêque d’Éphèse, Hypatius, déclara que le témoignage de ces livres était sans valeur, parce qu’aucun écrivain ecclésiastique n’en garantissait l’authenticité. Malgré cette opposition, ils jouirent bientôt d’un grand crédit dans l’Église d’Orient.

En 827, l’empereur de Constantinople, Michel le Bègue, en envoya un exemplaire à Louis le Débonnaire. C’est cet exemplaire que Charles le Chauve confia à Scot Erigène pour en faire une traduction latine. Grâce à la similitude du nom et à l’ignorance du temps, l’opinion populaire attribua ces écrits à saint Denis, évêque de Paris et martyr sous Valérien. De là la grande faveur dont ils jouirent en France, au moyen âge.

Leur doctrine est à la fois mystique et panthéiste. Dieu est l’essence infinie, l’être pur, absolument élevé au-dessus de toute relation et de toute détermination. Inconnu d’abord à lui-même, il prend conscience de soi et se manifeste au dehors par une série d’émanations dont voici la suite :

  1. Les trois personnes trinitaires, représentant et exprimant les attributs ou les perfections divines : le Père, ou la puissance ; le Fils, ou l’intelligence ; le Saint-Esprit, ou l’amour ;
  2. Les anges, types éternels des choses créées et principes des activités créatrices — κόσμος νοητός ;
  3. Les âmes humaines, première forme de créatures ;
  4. Les créatures du monde matériel.

L’être divin est la substance de toutes choses. On peut donc dire également qu’il n’est rien et qu’il est tout ; qu’aucun nom ne lui convient et que tous les noms lui conviennent. Toutes choses sont appelées d’ailleurs à rentrer dans l’unité divine. Le salut consiste en ce retour, qui s’accomplit de degré en degré, par l’intermédiaire de la hiérarchie ecclésiastique et de la hiérarchie céleste, lesquelles se correspondent d’une manière parfaite. Aux trois degrés de la hiérarchie des anges correspondent, en effet, les trois degrés de la hiérarchie sacerdotale : le diacre, qui donne le baptême aux irrégénérés ; le prêtre, qui donne la sainte Gène aux purifiés ; l’évêque, qui donne l’onction aux parfaits. L’âme n’a atteint le but auquel elle doit parvenir, que lorsqu’elle s’est plongée dans les ténèbres où habite celui qui est au-dessus de toutes, choses, dans l’abîme de l’inconscience, où s’évanouissent toutes les distinctions.

Scot Érigène se nourrit de la lecture de ces ouvrages, et reproduisit dans sa théologie leur tendance panthéistique.

Sa notion de Dieu est la même que celle du pseudo-Denys. Dieu est l’essence infinie, l’être inconscient, qui est tout à la fois l’unité absolue, l’indétermination absolue et la virtualité absolue. Il se manifeste au dehors par les existences multiples et finies ; puis il fait rentrer toutes ces existences finies dans l’unité primitive.

Le monde est donc la manifestation de la vie divine. Le Verbe est le médiateur entre Dieu et l’univers, le principe en vertu duquel le fini sort de l’infini, pour rentrer ensuite dans le foyer d’où il est sorti. Quatre formes de l’être, constituant une sorte de chaîne, ou de cercle, marquent le rythme de la vie universelle (Dialog. de divisione naturæ) :

  1. Quod non creatur et creat ;
  2. Quod creatur et creat ;
  3. Quod creatur et non creat ;
  4. Quod non creatur et non creat.

La première et la quatrième de ces formes, c’est Dieu envisagé sous deux aspects différents, comme source première et comme fin dernière des êtres, comme foyer d’où tout part et comme foyer où tout revient. La troisième, c’est le monde des créatures finies, avec leurs existences particulières et distinctes. La seconde, c’est le Verbe, le Fils, l’ensemble des causes créatrices de second ordre, des énergies dérivées venant de Dieu et agissant sur les choses. C’est l’intermédiaire entre Dieu et le monde. Par lui le monde sort de Dieu, et par lui le monde rentre en Dieu. Il est le créateur et le rédempteur.

Ainsi, Érigène conserve les doctrines orthodoxes de la Trinité, de la chute et de la rédemption : mais il les explique, comme plus tard Hegel, dans un sens tout autre que celui auquel l’Église les entend. La Trinité n’est que le déploiement de la vie de Dieu dans le monde, le principe de la création et du retour des choses créées dans le sein de Dieu. La chute et la rédemption ne sont aussi que les phases successives et nécessaires de l’évolution de la vie divine et de l’évolution de la vie du monde, qui ne sont au fond qu’une seule et même évolution. La chute s’est d’abord accomplie dans les sphères supérieures de l’intelligence. Le résultat en a été la division de la nature humaine primitive, par la différence des sexes et l’apparition des individus. Ces âmes distinctes ont été enfermées dans des corps matériels. Puis, le principe de division s’épuise dans les être inférieurs. Quant à la rédemption, c’est l’effacement progressif de toutes les distinctions et l’ascension vers l’unité primitive ; c’est l’abolition des différences de sexe et des individualités. L’homme est le centre du monde, le microcosme, le foyer où se concentre ce double process, le théâtre où s’accomplissent successivement la division par la chute et l’unification par la rédemption.

Jean Scot put vivre et mourir en paix, parce que la portée, de sa doctrine échappa à ses contemporains. Mais plus tard, quand ses idées furent mieux comprises, elles furent frappées d’anathème. Amalric de Bène et David de Dinant, qui les reproduisirent au xiie et au xiiie siècle, furent tous deux condamnés par l’Église, au synode de Paris de 1209.

La période d’activité intellectuelle et théologique qui comprend le viiie et le ixe siècle, fut marquée par quatre controverses, qui sont à peu près les seules controverses de toute l’époque de la scolastique :

  1. La controverse des images, écho et contre-coup de celle qui agita si violemment l’Orient ; Charlemagne et ses théologiens y prirent une attitude ferme et modérée ;
  2. La controverse adoptienne, écho des grandes luttes christologiques de l’Orient ; il s’agissait de déterminer dans quel sens Jésus était le Fils de Dieu ; Alcuin s’y distingua comme polémiste et comme dogmaticien ;
  3. La controverse sur la prédestination, provoquée par le moine Gotteschalk, qui tira les dernières conséquences des prémisses posées par Augustin, au sujet de la double prédestination ;
  4. La controverse sur la sainte Cène, entre Paschase Radbert et Ratramne, au cours de laquelle la doctrine de la transsubstantiation — qui devait devenir la théorie officielle de l’Église — fut formulée pour la première fois et solennellement condamnée.

Après le démembrement de l’empire carlovingien, arrive une période d’agitation et de confusion universelles, où le développement des sciences théologiques est rendu impossible. Les ténèbres de l’ignorance, un instant dissipées par les efforts de Charlemagne, enveloppent de nouveau l’Occident et paraissent plus profondes que jamais. C’est le dixième siècle, que les historiens appellent sæculum obscurum, ferreum, plumbeum. Il n’y a plus d’écoles. Personne ne sait plus lire. La langue latine cesse d’être parlée et comprise. Les idiomes vulgaires sont encore trop grossiers pour qu’on ose les employer dans les questions religieuses ou théologiques. La prédication même cesse de retentir dans les églises.

Aussi y a-t-il, avant l’an 1000, un point d’arrêt dans le développement dogmatique, et une rupture dans la chaîne des traditions de la science chrétienne.

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