Histoire des dogmes de l’Église chrétienne

II. L’homme et le péché

Les questions d’anthropologie et de psychologie tiennent aussi une assez grande place dans les écrits des scolastiques. Sur ce point encore, je me bornerai à quelques observations.

A. — L’âme humaine. — 1° La spiritualité de l’âme est devenue un article de foi de la doctrine officielle de l’Église ;

2° On déclare l’âme immortelle par nature. On se sépare seulement sur la question de savoir si cette immortalité peut se démontrer rationnellement, ou s’il faut l’admettre sur la seule foi de la révélation. Anselme et Thomas se prononcent pour la première opinion et consacrent de nombreuses pages à démontrer l’immortalité de l’âme par des arguments tirés de sa nature (simplicité de l’âme), de son origine (elle vient de Dieu et a été faite à son image) et de sa destination (qui est de connaître Dieu, de l’aimer, de le servir, de lui rendre gloire et d’être heureuse). Duns Scot, au contraire, soutient que l’immortalité de l’âme ne peut se démontrer à l’aide des seules lumières naturelles — via naturali — (lib. II, dist. 16, n° 5). C’est pour lui une donnée de la révélation, un article de foi. Autre signe précurseur de ce prochain divorce entre la philosophie et la théologie, qui éclatera tout d’abord, à la Renaissance, sur cette question même de l’immortalité de l’âme. Quelques humanistes, tout en professant de croire en l’immortalité de l’âme, parce que c’est un article de foi, démontrèrent par des arguments philosophiques et scientifiques que l’âme est mortelle comme le corps. C’est ce que fit, dans un livre resté célèbre, le médecin philosophe Pomponacio (Tract, de immortal. animæ, 1516). Cet ouvrage eut un grand retentissement, et l’opinion que l’âme est mortelle s’accrédita si bien parmi les savants d’Italie, que l’Église crut devoir intervenir, et que le pape Léon X fit condamner cette doctrine au grand concile de Latran de 1513 ;

3° Remarquons enfin que l’ancienne opinion de Tertullien (traducianisme) est généralement abandonnée, et qu’elle fut même condamnée comme impliquant la matérialité de l’âme. Le créationisme, d’après lequel les âmes sont créées de Dieu au moment de chaque naissance, devint l’opinion dominante, et la doctrine officielle de l’orthodoxie catholique.

B. — État primitif de l’homme. — C’est un des caractères des théologiens scolastiques d’avoir une prédilection pour les questions difficiles, pour les problèmes sur la solution desquels toute donnée nous manque, les données de la révélation aussi bien que celles de l’expérience et de l’histoire. Parmi ces questions se place au premier rang, après celle des anges, celle de l’état de l’homme avant la chute. Aussi est-ce là pour les scolastiques un sujet inépuisable de spéculations et de recherches. Ils décrivent avec un soin minutieux le paradis, sa configuration, son climat, ses délices, la vie du premier homme et les perfections de toutes sortes dont il était doué. Ils n’ignorent rien, et entrent dans tous les détails. Ils se posent une foule de questions du genre de celles-ci : Pourquoi l’homme a-t-il été créé avant la femme ? Pourquoi la femme a-t-elle été formée de la façon que raconte la Genèse ? Que serait devenu l’homme, si nos premiers parents étaient demeurés dans l’état d’innocence ? L’espèce humaine se serait-elle multipliée, et de quelle manière ? Les enfants d’Adam auraient-ils hérité de lui une justice originelle, comme ils héritent maintenant une coulpe originelle ?

Le thème inépuisable par excellence, c’est celui des perfections du premier homme. On admet généralement qu’outre les facultés matérielles — pura naturalia — qu’Adam avait reçues de Dieu, il avait aussi reçu une grâce surnaturelle — donum supranaturale ou superadditum, — qui le rendait juste et saint, et que l’on appelait aussi, à cause de cela, justice originelle — justitia originalis ou superaddita. — Seulement on ne s’accordait pas sur la question de savoir à quel moment ce don surnaturel avait été ajouté aux dons naturels. Hugues de Saint-Victor, Alexandre de Hales et Duns Scot pensent qu’un assez long intervalle s’est écoulé entre la création de l’homme et le moment où il a reçu le don de la grâce surnaturelle qui lui conférait la justice originelle. Thomas d’Aquin, au contraire, pense qu’Adam a été dès le premier jour en possession de cette grâce et de cette justice surnaturelles.

Du reste, on s’accordait à exalter singulièrement les dons naturels eux-mêmes dont jouissait le premier homme. On lui attribuait des perfections de toutes sortes :

1° Perfections physiques. — Son corps était d’une beauté parfaite, inaccessible à la maladie, à la souffrance, à la vieillesse et à la mort. Les fruits de l’arbre de vie lui communiquaient une jeunesse éternelle et lui assuraient l’immortalité. Il était le maître de la terre, qui produisait pour lui ses fruits sans être travaillée, le roi des animaux, qui obéissaient tous à sa parole ;

2° Perfections intellectuelles. — Le premier homme, selon Hugues de Saint-Victor, avait, en quelque sorte, l’omniscience. Il possédait, en effet : la connaissance parfaite de toutes les choses visibles — cognitio perfecta omnium visibilium ; — la connaissance parfaite de Dieu, par une contemplation directe et par le sentiment intérieur de sa présence — cognitio creatoris per præsentiam contemplationis, seu per internam inspirationem, — et enfin, la connaissance parfaite de soi-même, de sa condition, de sa destinée et de ses divers devoirs, soit envers lui-même, soit à l’égard de ce qui était au-dessus ou au-dessous de lui — cognitio sui ipsius, qua conditionem, et ordinem, et debitum suum, sive supra se, sive in se, sive sub se, non ignoraret ;

3° Perfections morales. — Le premier homme possédait enfin toutes les vertus morales. Il avait, sans doute, des affections et des passions, mais elles ne s’attachaient qu’au bien. « Tout était si bien ordonné et réglé dans ses sentiments et dans sa vie, dit Gerson (De meditat, cons., II, 494) que les sens obéissaient docilement à la raison inférieure, et celle-ci obéissait à son tour à la raison supérieure. L’homme s’élevait sans effort des choses inférieures aux choses supérieures — erat ab inferioribus ad superiora pronus et facilis ascensus, — et cela, grâce à l’influence de la grâce surnaturelle, qui dirigeait en haut les affections et les cœurs — subvehentis sursum corda. »

C. — La chute. — On insistait tellement sur la perfection de l’homme primitif, qu’il devenait très difficile d’expliquer sa chute. On l’attribuait à un abus de la liberté, qui est la possibilité de pécher ou de ne pas pécher — posse peccare et posse non peccare. — Mais ce qui demeurait difficile à comprendre, c’est que l’homme primitif, possédant tant de perfections réunies, la science de toutes choses, l’amour de tout ce qui est bien, la communion intime avec Dieu et le don surnaturel de la grâce, ait pu mésuser de sa liberté.

Sur ce point, Raymond de Sabunde exprime et développe des idées plus sensées, qu’il vaut la peine de connaître. Il ne partage pas les opinions de la majorité des scolastiques sur la perfection de l’homme primitif. L’homme, dit-il, en sortant des mains de son créateur, n’était pas parfait ; il n’était pas entièrement achevé — non totaliter perfectus et consommatus. — Il lui restait à acquérir quelque chose par son propre mérite, grâce à son libre arbitre ; alors seulement il devait être parfait, achevé et consommé dans la gloire — completus et consommatus in gloria. — Raymond distingue, en effet, l’un de l’autre, deux états, qu’il appelle status merendi et status præmii. Le premier est l’état de l’homme tel qu’il est sorti des mains de Dieu ; il devait conduire au second, qui aurait été la récompense du mérite obtenu par l’homme dans le premier. Pour que l’homme passât ainsi du premier de ces états au second, il fallait que Dieu lui fournît l’occasion de mériter. Or, rien ne mérite mieux qu’un acte de pure obéissance — nihil magis efficax ad merendum quam pura obedientia, seu opus factum ex pura obedientia et mera ; — par où Raymond de Sabunde entend une obéissance qui ne raisonne pas, qui ne discute pas l’ordre reçu, qui obéit uniquement pour obéir, parce que Dieu a parlé. Voilà pourquoi, dit-il, Dieu a donné à l’homme un commandement, et un commandement qui portait sur un objet indifférent en lui-même, un commandement dont l’homme ne pouvait comprendre les motifs, afin qu’il eût l’occasion de montrer son obéissance et, par là, de mériter. C’est aussi ce qui explique que Dieu ait donné à l’homme un commandement sous forme négative : « Tu ne mangeras point. » Car l’obéissance pure et simple — pura et mera — paraît davantage dans l’accomplissement d’un commandement de ce genre : un ordre positif se justifie de lui-même ; une défense a quelque chose de mystérieux et fait la part plus grande à l’inconnu. Enfin, pour rendre l’homme plus attentif, pour le mettre en demeure d’accomplir le commandement, Dieu y ajoute une sanction sous forme de menace : « Au jour que tu en mangeras, tu mourras. » Mais l’homme, au lieu d’entrer dans les desseins de Dieu, au lieu d’obéir au commandement, de mériter par là, et de passer du status merendi au status præmii, désobéit, démérita et obtint, au lieu de la gloire, la condamnation et la mort.

Cette théorie est, sans contredit, la plus satisfaisante que nous rencontrions chez les scolastiques. Il suffit d’en modifier quelques expressions et de les traduire en langage moderne, pour arriver à la notion d’une épreuve de la liberté, qui seule permet de concevoir la chute. C’est la théorie de tous les théologiens évangéliques de nos jours. On est revenu des exagérations scolastiques concernant la perfection de l’homme avant la chute. L’homme a été créé pur, innocent, mais non parfaitement saint. Il a été créé libre, c’est-à-dire capable de se décider pour ou contre Dieu, et de transformer par là son innocence en sainteté voulue, son union native avec Dieu en amour volontaire, sa liberté virtuelle en liberté réelle, déterminée par un acte décisif. En un mot, l’homme a été créé dans un état de minorité morale, d’enfance, d’impersonnalité. Moralement inachevé, il était appelé à s’achever lui-même, à se constituer dans le bien par son libre choix. Pour provoquer cette décision de la volonté, une sollicitation venue du dehors était nécessaire : de là le commandement, qui fournissait à l’homme l’occasion d’obéir ou de désobéir ; de là aussi la tentation, qui devait provoquer une crise intérieure et décisive.

D. — Le fait du premier péché. — Du reste, ceux-là même, parmi les scolastiques, qui, en exagérant les perfections de l’homme primitif, rendaient la chute incompréhensible, ne l’admettaient pas moins comme fait. Ils se posaient sur ce sujet les mêmes questions qu’à propos de la chute des anges.

Ils étaient d’accord sur la nature du péché qui a amené la chute ; ils y voyaient tous une désobéissance. Mais, quant à la cause de cette désobéissance, nous retrouvons chez eux la même diversité d’opinions qu’aux premiers siècles. Ils l’attribuent en général soit à la sensualité soit à l’orgueil.

Hugues de Saint-Victor et son école faisaient consister le premier péché dans la victoire des instincts inférieurs (égoïsme, sensualité) sur les instincts supérieurs (amour des choses spirituelles et de Dieu). Il y a, d’après Hugues, deux instincts en l’homme : celui de l’intérêt — appetitus commodi, — qui le porte vers le monde et vers lui-même, et celui du bien — appetitus justi, — qui le porte vers Dieu et vers l’invisible (lib. I, pars 6, cap. 1-22). Ces deux instincts primitifs sont également légitimes. Seulement, il faut que chaque chose soit à sa place, que ce qui est supérieur commande, et que ce qui est inférieur obéisse. Le péché consiste dans l’interversion de l’ordre naturel.

D’autres mystiques ont fait consister le premier péché en ceci : que la créature a voulu se constituer à côté de son Créateur d’une façon indépendante, se séparer de lui, se passer de lui, méconnaissant aussi l’attitude de dépendance qui seule lui convient à l’égard de Dieu. C’est le point de vue qui se retrouve dans l’ouvrage célèbre intitulé Theologia germanica (ch. 2, 3), pour lequel Luther avait une si grande prédilection.

Enfin certains docteurs, parmi lesquels il faut ranger Jean Scot Érigène, font du premier péché, et du péché en général, quelque chose d’essentiellement négatif, un résultat inévitable de l’imperfection inhérente à toute créature, un moindre, bien, destiné à conduire à un bien supérieur, un moment voulu de Dieu dans le développement général des choses. Et ici, Thomas d’Aquin semble, dans quelques passages, tendre la main à Scot Erigène. Il cède à l’influence du principe qui sert de point de départ à toute sa théologie, et qui fait de la vie du monde le déploiement nécessaire de l’être, selon les lois de la raison, qui sont celles du mieux absolu. Il en vient ainsi à voir dans le péché un moindre bien, un élément, une condition et un degré de cet optimum que Dieu réalise parce qu’il est Dieu. C’est le système de Leibniz, dont quelques éléments existaient déjà dans Augustin.

E. — Péché originel. — Quant aux conséquences du premier péché, tous les scolastiques professent la doctrine du péché originel, mais en affirmant la persistance de la liberté. Ils adoucissent les angles de la doctrine augustinienne, se fraient une route moyenne entre Augustin et Pélage, et se rattachent en général, malgré les nuances assez marquées qui les séparent, au point de vue semi-pélagien. Anselme et Thomas d’Aquin sont, de tous les docteurs du moyen âge, ceux qui se rapprochent le plus d’Augustin ; Abélard et Duns Scot, ceux qui s’en écartent le plus.

Anselme partage entièrement les opinions d’Augustin sur l’imputation du péché d’Adam, et il entend de la même façon que lui le passage Rom.5.12. In Adam omnes peccavimus, dit-il, dans son traité sur le péché originel (De orig. peccato, ch. 7). Nous avons tous péché en Adam ; son péché est le nôtre ; aussi naissons-nous souillés, participant à une faute originelle qui constitue une coulpe véritable et entraîne la condamnation. Voilà pourquoi les enfants morts sans baptême sont condamnés.

Toutefois, quand Anselme cherche à rendre compte de la transmission de cette coulpe originelle, il semble se séparer quelque peu d’Augustin. En premier lieu, il combat le traducianisme, qu’Augustin avait d’abord semblé admettre, mais qu’il a condamné plus tard. Il le combat sous sa double forme, qui plaçait soit dans l’âme soit dans le corps le siège de la souillure transmise par l’acte physique de la génération. De plus, il modifie d’une manière sensible la théorie de l’imputation. Il dit, en effet, dans le même traité : « Si nous avons tous péché en Adam, ce n’est pas que nous ayons personnellement péché en lui, nous qui n’existions pas encore ; mais nous devions naître de celui qui avait péché, et il en est résulté pour nous cette nécessité que, lorsque nous existerions, nous serions pécheurs — tunc facta est necessitas ut, cura essemus, peccaremus » — (De orig. pecc, ch. 7).

Ce n’est plus là, semble-t-il, la notion de l’imputation directe. Nous héritons, non d’une coulpe, mais d’un penchant, et cela, en vertu du lien organique qui unit l’individu à l’espèce. Cette théorie conduit à l’idée, que j’ai développée à propos d’Augustin, d’une altération organique de la race en vertu de la solidarité.

Nous retrouvons chez Thomas d’Aquin les grandes lignes de la doctrine augustinienne. Il explique, comme Augustin, par l’imputation, la transmission du péché originel depuis Adam jusqu’à nous : « Nous avons péché en Adam, dit-il. en ce sens que, descendant tous de lui, nous formons avec lui un seul corps, de sorte que ce que fait un membre est imputable à tous les autres ; » c’est pour cela que les enfants morts sans baptême sont punis de la faute d’Adam. Il insiste sur les funestes conséquences qu’à eues ce péché d’Adam pour Adam lui-même et pour toute sa race.

a) Pour Adam.

I. Conséquences physiques : le péché d’Adam l’a assujetti à la souffrance, à la mort, au travail, à la guerre contre la nature.

II. Conséquences morales : elles sont de plusieurs sortes.

1° Adam s’est trouvé privé de cette grâce surnaturelle — donum supernaturale, superadditum, — qui était venue s’ajouter, immédiatement après la création de l’homme, à ses facultés naturelles — pura naturalia, — et qui lui conférait la justice originelle. Ceci entraîne déjà la perte de la justice, c’est-à-dire un état réel de péché, car l’homme ne peut, sans cette grâce divine qui s’est retirée de lui, s’élever jusqu’à l’amour de Dieu, seul mobile des actions vraiment bonnes. Il ne peut donc faire le bien, et il est privé de la gloire de Dieu ;

2° Cette privation de la grâce surnaturelle a pour conséquence une altération grave des facultés naturelles — pura naturalia. — La grâce, en effet, était le régulateur, ou le modérateur, qui maintenait l’ordre et l’harmonie entre les facultés naturelles de l’homme, en subordonnant les affections et les instincts inférieurs aux supérieurs et en les soumettant tous ensemble à Dieu. Privées de ce mobile supérieur et divin, les facultés naturelles tombent dans l’anarchie ; l’ordre moral est renversé ; ce qui devait commander, obéit, et ce qui devait obéir, commande. Voilà pourquoi la privation de la justice, ou grâce surnaturelle, est une corruption de la nature — destitutio justitiæ vulneratio naturæ dicitur — (Summ., Pars II, quæst. 85, art. 3).

b) Pour la race d’Adam.

Toutes ces conséquences du premier péché sont transmises par Adam à sa postérité. La grâce faisait partie intégrante de la nature humaine primitive ; la grâce absente, la nature tombe au-dessous d’elle-même. Thomas décrit les suites de cette altération de notre nature, et il énumère quatre plaies principales dont nous souffrons :

  1. L’obscurcissement de notre intelligence, qui nous empêche de parvenir à la véritable connaissance du bien et de Dieu ;
  2. L’éloignement du vrai et souverain bien, qui est Dieu ;
  3. L’attrait pour les jouissances des sens ;
  4. L’affaiblissement de la force par laquelle nous résistons au mal.

Aussi Thomas affirme-t-il avec Augustin que l’homme, sans la grâce, est impuissant à faire le bien, et même quelque bien. L’homme ne peut accomplir la loi, ni dans sa lettre, ni dans son esprit. Ses œuvres ne peuvent être bonnes, ni quant à leur substance — quoad substantiam operum, — c’est-à-dire en elles-mêmes, ni quant à leur mobile — quoad modum agendi ; — car, à supposer que ces œuvres soient bonnes en elles-mêmes, ce qui n’est pas, elles ne le seraient pas par leur principe, n’étant pas inspirées par l’amour de Dieu.

Duns Scot s’écarte d’une manière assez sensible de l’opinion de Thomas d’Aquin. D’abord, il n’admet pas l’imputation de la coulpe. Ensuite, les conséquences du péché originel sont pour lui beaucoup moins graves. Il enseigne bien, comme Thomas, que la chute nous a fait perdre la grâce surnaturelle ; mais, pour lui, la justitia originalis ne fait pas partie des pura naturalia ; elle n’a pas été donnée à l’homme au moment même de sa création ; elle n’est venue s’ajouter à ses facultés naturelles qu’après un intervalle assez long. La privation de cette justice originelle, entraînée par la chute, n’a porté aucune atteinte à nos facultés naturelles. Nous avons conservé dans leur intégrité les pura naturalia. Notre intelligence peut discerner le bien, notre volonté peut l’accomplir ; la liberté de l’homme subsiste tout entière, et il peut même, sans le secours de la grâce, accomplir la loi morale. Il ne lui manque qu’une chose, celle-là même que donne la grâce surnaturelle, l’amour et la communion de Dieu.

Ainsi, la chute n’a pas eu de conséquences morales, mais seulement des conséquences religieuses. L’homme peut obéir et pratiquer la justice, car il n’a besoin pour cela que de son intelligence et de sa liberté, de ses facultés et de ses forces naturelles, qui sont demeurées intactes. Mais il ne peut aimer Dieu et vivre dans sa communion, car, pour ceci, il a besoin de la grâce surnaturelle, qu’il a perdue par la chute.

Abailard avait enseigné, avant Duns Scot, une doctrine du péché originel qui s’écartait encore plus de celle d’Augustin.

Comme Duns Scot, il rejetait la théorie de l’imputation du péché d’Adam à ses descendants. Le péché, disait-il, est une chose essentiellement individuelle ; il ne peut donc y avoir ni imputation d’une faute étrangère, ni transmission de coulpe d’une génération à l’autre.

Mais Abélard allait plus loin. Il se faisait de la concupiscence une tout autre idée qu’Augustin. Pour Augustin, elle est un fruit du péché d’Adam ; nous l’héritons de notre premier père, à la fois comme une coulpe originelle qui mérite la condamnation et comme une puissance de péché qui nous asservit. Abélard la considère comme un élément primitif de la nature humaine, antérieur à la faute d’Adam. La concupiscence, d’après lui, n’est pas un mal, une coulpe, un péché positif ; c’est un penchant naturel, qui ne devient un péché que lorsqu’on s’y livre volontairement, en sacrifiant aux instincts grossiers, égoïstes et charnels, les instincts supérieurs et divins de notre être. Il ajoutait que la présence de ce penchant est nécessaire dans le cœur de l’homme, pour que l’homme puisse être vraiment vertueux. Car, pour qu’il y ait vertu, il faut qu’il y ait lutte et victoire, et pour qu’il y ait victoire, il faut qu’il y ait un ennemi à combattre. Or, cette victoire, nous pouvons la remporter par nos forces naturelles. Nous sommes libres et capables d’accomplir le bien, même après la chute d’Adam, dont l’unique conséquence pour nous a été de nous assujettir à la mort.

Abailard, conséquent avec ces idées, croyait aux vertus des païens et professait pour elles la plus grande admiration. De même, il se refusait à admettre la damnation des enfants morts sans baptême.

Ainsi, peu s’en fallait qu’Abélard ne fût pélagien. Il était d’accord avec Pélage sur ces deux affirmations capitales : c’est que nous sommes dans la même situation morale qu’Adam, et que nos forces sont suffisantes pour faire le bien. La seule différence, c’est qu’Abélard, au lieu de considérer la mort comme une loi naturelle et comme la condition primitive de l’homme, en fait le châtiment du péché d’Adam, châtiment qui s’étend sur nous-mêmes. C’est là, pour lui, la seule conséquence de la chute.

Ces idées, exposées dans le traité Scito te ipsum, le firent accuser d’hérésie et suscitèrent contre lui de violents orages. Abélard se rétracta, et, dans un écrit intitulé Apologia, il confessa la doctrine orthodoxe tout entière, y compris l’article touchant la damnation des enfants morts sans baptême.

En résumé, voici les éléments essentiels de la doctrine du péché originel formulée par l’Église :

1° Tous les hommes sont pécheurs ; l’ancienne opinion d’Athanase, que quelques hommes, tels qu’Élie et Jean-Baptiste, ont été sans péché, est maintenant condamnée ;

2° Si tous les hommes sont pécheurs, c’est parce qu’ils naissent tous pécheurs ; c’est qu’ils apportent, en venant au monde, une souillure originelle, qui est un héritage du premier homme, et qui constitue tout ensemble une coulpe entraînant la condamnation (d’où la condamnation des enfants morts sans baptême), et une puissance asservissant l’homme au péché, — quoiqu’il lui reste encore la liberté et le pouvoir de faire quelques bonnes œuvres et de mériter la grâce.

F. — Double exception au péché originel. — La doctrine du péché originel admet cependant une double exception.

Jésus est exempt de la souillure originelle, en vertu de sa naissance miraculeuse. Ce n’est pas un rameau de l’arbre ; c’est une branche greffée du dehors, afin de lui apporter une sève nouvelle. Et l’on démontre la nécessité de cette naissance miraculeuse, sans laquelle Jésus n’aurait pas été saint ;

2° Mais à cette première exception vient s’en ajouter une seconde : celle de Marie, mère de Jésus. L’opinion que Marie a échappé, elle aussi, à la souillure originelle, apparaît dans l’Église dès le ixe siècle, et devient peu à peu, malgré de longues résistances, l’opinion dominante et semi-officielle.

Une double influence explique la formation de ce dogme nouveau :

1° D’abord, et par-dessus tout, l’influence de la dévotion populaire toujours croissante à l’égard de Marie. La Vierge tend toujours plus à prendre la place de son Fils. Le résultat de la fixation du dogme à travers les controverses christologiques a été d’absorber l’humanité de Christ dans sa divinité. Jésus est désormais trop divin, et pas assez humain. C’est le Maître et le Juge, plutôt que le frère, l’ami, le Sauveur. On a peur de lui, comme du Dieu-invisible. Marie, au contraire, est une femme, une mère ; elle est plus près des hommes ; elle a connu leurs affections et leurs douleurs. Son visage n’a rien qui effraie. C’est à elle qu’on s’adresse. Elle est la grande médiatrice, le grand intercesseur auprès de Jésus, qui, étant son fils, ne peut rien refuser à sa mère. De là les honneurs croissants rendus à Marie ; de là les noms qu’on lui donne dans les litanies : reine des anges, porte des cieux, source de toute grâce. De là enfin toutes les perfections qu’on lui attribue : la virginité perpétuelle, la sainteté parfaite, la conception immaculée, sans laquelle, pense-t-on, sa sainteté ne pourrait-être parfaite, et qui la sépare de tout le reste de l’humanité ;

2° A cette première influence vient s’en ajouter une seconde, qui a été moins aperçue : je veux parler des idées que l’on se faisait du péché originel, et qu’il fallait concilier avec la sainteté de Jésus. On y voyait une coulpe héréditaire, une souillure en quelque sorte matérielle, se transmettant par la naissance, comme les vices du tempérament et du sang. Cette tache originelle passait pour se transmettre par la mère aussi bien que par le père. Avec de telles idées, il fallait, pour que Jésus fût véritablement saint, et entièrement exempt de la souillure héréditaire : ou bien qu’il n’eût pas de mère — ce qui était impossible, car alors, il n’aurait pas été de notre race, os de nos os et chair de notre chair, — ou bien que sa mère fût elle-même exempte de la souillure du péché originel. Ainsi, la conception immaculée de Marie était un postulat nécessaire de l’immaculée conception de Jésus. Si Marie n’avait pas été pure du péché originel, elle en aurait infecté son fils en le mettant au monde.

Le nouveau dogme n’est donc pas seulement affirmé pour exalter Marie, mais aussi pour exalter Jésus, pour maintenir la perfection de sa sainteté.

On surprend les premières traces de cette doctrine dans la controverse soutenue par Paschase Radbert contre Ratramne de Corbie, vers 845, à propos de la perpétuelle virginité de Marie. Paschase affirme que Marie fut sans péché dès sa naissance, qu’elle fut sanctifiée dans le sein de sa mère — sanctificata in utero matris. — Sans cela, dit-il, elle n’aurait pas été digne de devenir la mère du Sauveur. — Remarquons toutefois que ce n’est pas encore tout à fait l’immaculée conception. Paschase dit sanctificata, et non pas sancta. Si Marie a reçu, comme Jean-Baptiste, le Saint-Esprit dès le sein de sa mère, si elle y a été sanctifiée par lui, qu’est-ce à dire, sinon qu’elle n’avait pas échappé, au moment de sa conception, à la contagion originelle du péché ?

Il restait donc à faire un dernier pas, et à affirmer que Marie n’avait pas eu besoin d’être sanctifiée, qu’elle était sainte dès le sein de sa mère, qu’elle avait été exempte de la souillure originelle et conçue sans péché, au lieu d’être conçue dans le péché comme le reste des hommes. Cette seconde affirmation se produisit pour la première fois au xiie siècle. Les chanoines de Lyon, favorables à cette doctrine, instituèrent une fête nouvelle en l’honneur de l’Immaculée Conception de Marie : elle fut célébrée pour la première fois le 8 décembre 1140.

Bernard de Clairvaux se déclara ouvertement et avec force contre la fête et contre la doctrine. Admettre que Marie a été conçue sans péché, qu’elle a été exempte de la souillure originelle, c’était, disait-il, porter atteinte à la dignité exceptionnelle de Jésus-Christ, en étendant jusqu’à Marie un privilège qui n’appartient qu’à lui. Il ajoute que, s’il fallait accepter le principe sur lequel repose le dogme on serait amené à affirmer l’immaculée conception de la mère de Marie, pour assurer celle de la Vierge, et l’on devrait ainsi remonter par une ligne blanche jusqu’à l’origine de l’humanité.

Albert-le-Grand, Bonaventure, Thomas d’Aquin lui-même, et, en général, tous les Dominicains, combattirent la nouvelle doctrine. Les Franciscains, au contraire, prirent chaudement sa défense, invoquant en sa faveur des arguments théologiques et des miracles. Duns Scot entreprit la justification rationnelle du dogme ; il prouva qu’il était nécessaire à la sainteté du Sauveur ; il montra d’ailleurs qu’étendre le privilège d’avoir échappé à la souillure originelle jusqu’à la mère du Sauveur, ce n’était pas amoindrir la gloire de Jésus, mais l’exalter au contraire. Le courant de l’opinion populaire était favorable à l’Immaculée Conception : elle finit par prévaloir. L’Université de Paris se prononça pour elle dès le xive siècle, et l’Église romaine, après quelques hésitations, la sanctionna à son tour au xve siècle. Par une bulle datée de 1477, le pape Sixte IV mit la fête du 8 décembre au nombre des fêtes officielles de l’Église.

Toutefois, Sixte IV évita de se prononcer sur la question dogmatique. Il interdisait de déclarer cette doctrine hérétique ; mais il déclarait soutenable et admissible l’opinion contraire. C’est le pape Pie IX qui a officiellement érigé en dogme la doctrine de l’Immaculée Conception, en 1854. Le dernier concile s’est ouvert le 8 décembre 1869, pour être placé sous la protection de Marie Immaculée.

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