Vie de Guillaume Farel

35. La Dame Elisabeth

La campagne entreprise par le confesseur des nonnes de Sainte-Claire devait être interrompue d'une façon tout à fait inattendue. Un jour, le Père Michel était occupé à décrire à son auditoire les nouveaux prédicateurs ; il venait de dire que les prêtres sont l'intermédiaire entre Dieu et l'homme, et les amis des saints qui guérissent de toutes les maladies. « Que pourrait-il donc manquer à ceux qui les écoutent ? s'écriait-il. Mais quant à ces gens qui renversent les croix et les images, ce sont les ennemis de Christ. Ces moines et ces moinesses, qui renoncent à leurs vœux pour se marier, sont des infâmes, d'abominables apostats devant Dieu. »

Ici une voix retentissante interrompit l'orateur en s'écriant par deux fois : « Tu en as menti ! » Chacun se retourna pour voir qui avait parlé ; c'était Christophe Hollard, debout et frémissant d'indignation. En un instant toute l'assistance se précipita sur lui, les femmes surtout, ayant à leur tête une dame noble de l'endroit, Elisabeth d'Arnex. « Sur ce, dit la chronique, les femmes allèrent où était le dit Christophe, le prirent par la barbe, la lui arrachant et lui donnant des coups tant et plus ; elles le dommagèrent par le visage tant d'ongles que autrement, en sorte que finalement si on les eût laissés faire, il ne fût jamais sorti de ladite église, ce qui eût été fort heureux pour le bien des bons catholiques. » Le gouverneur de la ville, apprenant qu'il y avait une émeute, arriva pour rétablir l'ordre, et passant au milieu des femmes en furie, il se saisit de Christophe Hollard et le mit dans la prison du château.

La pauvre vieille mère de Christophe fut au désespoir en apprenant cela ; l'idée lui vint de s'adresser à Marc Romain, le maître d'école. Elle le supplia de se rendre avec elle à Echallens où demeurait le bailli bernois. La brave femme espérait qu'il pourrait et voudrait délivrer son fils des mains des papistes.

Marc Romain consentit à accompagner Madame Hollard et tous deux, le cœur tremblant, se présentèrent au château d'Echallens. Le bailli les écouta avec bienveillance.

« C'est le moine qui est à blâmer et non votre fils, ma bonne dame, dit-il, Berne ne souffrira pas de tels discours. » Le bailli se rendit à Orbe et, s'asseyant en plein air près du château, il commanda à ses officiers de lui amener le Père Michel, mais on ne le trouvait nulle part ; l'envoyé bernois attendait patiemment, tandis que ses officiers allaient de maison en maison. Pendant ce temps, le moine était caché dans la maison d'une certaine Françoise Pugin, « maîtresse d'apprendre les filles à toute vertu et science. » Mais lorsque Michel entendit les officiers approcher, il pensa agir prudemment et sortant de sa retraite, il alla librement se présenter devant le bailli, assis près du château. Dès que le bailli le vit, il le saisit par le bras en disant : « Au nom de Messieurs de Berne, je vous arrête. » Puis il le conduisit au château et ayant fait relâcher Christophe Hollard, il enferma le Père Michel à sa place. Le brave Marc Romain ne se sentait pas de joie ; il était nous dit-on, aussi content que s'il avait gagné mille écus. Le bailli dit qu'il accompagnerait lui-même Hollard chez sa mère.

La nouvelle de l'arrestation du moine s'était répandue en ville et la foule s'assembla sur la place du marché. Les catholiques étaient fort mécontents. « Si nous pouvons accrocher Romain, nous le jetterons dans la rivière, disait-on, c'est lui qui a été chercher le bailli. »

Sur ces entrefaites, le pauvre maître d'école arrivait « joyeusement » et tous commencèrent à lui crier : « Magister, venez là ! » Lui, voyant le tumulte, eut peur et prit la fuite. Mais la populace se mit à sa poursuite ; on allait l'atteindre, lorsque, voyant la porte de l'église ouverte, il s'y réfugia. Malheureusement c'était cinq heures après midi, heure à laquelle on offrait chaque jour des prières à Marie. La dame Elisabeth et beaucoup d'autres dames étaient agenouillées devant l'autel de la Vierge. Lorsque Marc Romain s'élança à l'improviste au milieu d'elles, ce fut une commotion générale. Les dévotes se jetèrent sur lui et se mirent à le battre et à l'égratigner. « Je vis toute l'affaire, raconte un témoin oculaire, et je pensais qu'il ne sortirait jamais qu'il ne fût mort et suis certain que sans le secours qu'il eut d'un luthérien, il ne fût jamais parti du lieu sans être mort. »

L'ami « luthérien » ayant délivré Marc Romain, les femmes, dame Elisabeth en tête, coururent supplier le bailli de relâcher Michel Juliani. Quand ces dames arrivèrent devant le château, elles trouvèrent le Bernois et Christophe Hollard à ses côtés au milieu d'un attroupement.

On entendait des exclamations de colère de toutes parts. « Pourquoi avez-vous relâché Christophe, et avez-vous enfermé le Père Michel ? » « Je l'ai fait par ordre de Messieurs de Berne, répondit le bailli, et, ajouta-t-il, en montrant les murs épais du château, tâchez de le sortir de là, si vous le pouvez, mais je ne vous conseille pas de l'essayer. » Au moment où le bailli s'en allait après avoir fait la sourde oreille aux plaintes de la populace, il rencontra la bande de femmes. Elles tombèrent à genoux et demandèrent avec larmes la grâce du bon Père. Le bailli se déclara fort touché de leur chagrin, mais il ajouta que le Père étant le prisonnier de Berne, il ne lui était pas possible de le relâcher ; après avoir rendu Christophe à sa mère, le bailli s'en retourna à Echallens.

Les prêtres se réunirent pour aviser et se décidèrent à envoyer demander du secours à Fribourg ; et bientôt arrivèrent les délégués des deux États alliés pour examiner l'affaire.

En passant à Avenches, les envoyés bernois, à leur grande joie, y rencontrèrent Farel qui prêchait dans cette ville depuis un mois ; ils le prièrent de les accompagner à Orbe.

La veille du dimanche des Rameaux, le bruit se répandit que le fameux hérétique qui avait prêché sur le bord de la fontaine, était revenu. Cependant le dimanche se passa tranquillement jusqu'aux vêpres. Les fidèles remplissaient l'église, quand Farel « avec audace présomptueuse, dit la chronique, sans demander congé à personne, s'alla mettre en chaire à l'église pour prêcher. Tous les assistants commencèrent à siffler, hurler, en criant chien, hérétique, diable ! »

C'était un « magnifique tapage », dit un catholique qui était présent, mais Farel était habitué au bruit et il continua à parler jusqu'à ce que le peuple impatienté monta dans la chaire et le traîna en bas. Enfin le gouverneur, craignant la colère de Messieurs de Berne s'il laissait assommer Farel, le prit par le bras et le reconduisit à l'hôtellerie. Ainsi se termina son premier sermon, mais le lendemain matin, dès six heures, il prêchait de nouveau sur la place du marché. Cette fois les habitants d'Orbe essayèrent d'une autre tactique, ils laissèrent le prédicateur entièrement seul.

Ensuite la dame Elisabeth convoqua les femmes dans sa maison et leur fit une exhortation pour leur montrer que même les femmes sont appelées à défendre la sainte Mère Eglise, et qu'elles rendraient un grand service à tous les bons catholiques en tuant Farel.

On savait qu'il devait se rendre au Conseil de la ville dans l'après-midi ; la dame d'Arnex proposa que les femmes allassent l'attendre dans une certaine rue où il ne pouvait manquer de passer, et où elles se jetteraient sur lui pour le tuer. Les femmes d'Orbe approuvèrent le plan et allèrent se poster à l'endroit convenu. Lorsque Farel parut, revenant du Conseil, ces dames se jetèrent en effet sur lui, la dame Elisabeth la première, elles le tirèrent si rudement qu'elles faillirent le jeter à terre. Mais un ami de Farel qui soupçonnait quelque chose l'avait suivi, il s'approcha et saluant poliment les femmes, il dit : « Mesdames, pardonnez-moi car pour cette heure, j'ai pris maître Farel à ma charge ». Puis il reconduisit Guillaume à son hôtel et le remit sous la protection des officiers bernois.

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