Vie de Guillaume Farel

39. Le siège de Grandson

Vous rappelez-vous le village de Tavannes près de Bienne, où les images furent brisées après une visite de Farel et de Froment ? Depuis ce temps-là, un évangéliste pieux, nommé de Glantinis, s'était établi à Tavannes, et à l'époque dont nous parlons, il vint aider Farel qui avait en vue une nouvelle expédition.

Au bord du lac de Neuchâtel, il y avait une ville qui n'avait pas encore ouvert ses portes à l'Évangile, c'était Grandson. A l'entrée de la ville s'élevait un vaste monastère appartenant à des moines gris ; c'est chez eux que Farel dirigea d'abord ses pas, accompagné de son ami de Tavannes. On les fit entrer dans le parloir, et le supérieur, Guy Régis, vint s'enquérir très poliment de ce qu'ils désiraient. « Nous sommes venus, répondit Farel, pour vous demander la permission de prêcher dans la chapelle attenante à ce couvent. » A l'ouïe de cette requête, les moines devinèrent qu'ils avaient devant eux le fameux Farel. Hérétique ! s'écria le supérieur ; fils de juif ! reprit un autre frère, et les deux étrangers furent expulsés du parloir en toute hâte. Le bruit de l'arrivée de Farel se répandit en ville avec la rapidité de l'éclair, et lorsqu'il se présenta chez les Bénédictins, ceux-ci étaient préparés à le recevoir. Farel s'étant adressé à eux avec la même demande, à savoir la permission de prêcher dans leur chapelle, en guise de réponse l'un des moines se précipita sur lui avec un pistolet. De Glantinis arrivait au secours de son compagnon, lorsqu'un autre religieux l'attaqua avec un couteau. A ce moment, des amis, qui attendaient dehors le résultat de la visite des deux évangélistes, entendant du bruit, pénétrèrent dans le couvent, et, retirant les prédicateurs des mains des religieux, ils les emmenèrent. Après cela, les Bénédictins eurent si peur d'une seconde visite, qu'ils tinrent toutes leurs portes verrouillées et se barricadèrent chez eux pendant quinze jours.

Farel s'en alla prêcher dans les villages d'alentour, et de Glantinis resta à Grandson, où il eut la partie belle, prêchant dans les rues à des foules considérables, tandis que les moines restaient cachés derrière leurs murailles.

Quelques seigneurs de Berne, se trouvant à Neuchâtel, apprirent comment Farel avait été reçu à Grandson. Ces messieurs se rendirent aussitôt dans cette ville, y firent revenir Farel et donnèrent ordre de lui ouvrir toutes les églises, qui se remplirent d'auditeurs.

La paisible petite ville se divisa alors en deux partis ; les nombreux catholiques paradaient en corps dans les rues, portant une pomme de pin à leur chapeau pour défier Messieurs de Berne. Les magistrats se rangèrent du côté des catholiques au bout de quelques jours ; plus tard, poussés par les moines, ils arrêtèrent les deux évangélistes et les mirent en prison ; ils furent obligés de les relâcher peu après. Alors les moines firent venir de Lausanne un prêtre étranger pour prêcher le 24 juin, fête de la Saint-Jean. Après le sermon, Farel se leva pour répondre (comme c'était l'usage alors). Mais le bailli de Grandson, ennuyé de son intervention, lui lança un coup de poing. Ce fut le signal d'une attaque générale. Les magistrats, le clergé et une partie des bourgeois tombèrent sur les évangélistes et les maltraitèrent « merveilleusement », dit la chronique.

Leurs amis envoyèrent aussitôt chercher un officier bernois à Colombier. Il arriva immédiatement, appela les magistrats et déclara que Farel et le moine de Lausanne prêcheraient chacun à son tour et que le peuple devrait les écouter. Ces prédications furent fixées au lendemain. Dans l'intervalle, les moines cherchèrent à exaspérer l'opinion publique contre Farel en répandant le bruit qu'il avait l'intention d'aller renverser secrètement le grand crucifix de l'église. Deux moines nommés Tissot et Gondoz, ajoutant foi à ce conte, pensèrent être agréables à Dieu en cherchant à tuer Farel. Ils s'armèrent de haches qu'ils cachèrent sous leurs vêtements et se postèrent devant le grand crucifix. Mais le temps passait et Farel n'arrivait point. Enfin des pas se font entendre et deux étrangers entrent dans l'église. Tissot et Gondoz, certains d'avoir affaire avec les hérétiques, leur disent : « Reculez, vous n'entrerez pas ici » ; l'un d'eux même poussa assez rudement celui des deux étrangers qui marchait le premier. C'était l'avoyer bernois de Watteville, accompagné de son domestique, entré pour entendre la prédication. « Tout beau, dit-il gravement, il ne faut pas tant s'échauffer. » Mais le serviteur, moins patient que son maître, saisit le frère par le bras et toucha accidentellement la hache que celui-ci tenait cachée. Le domestique s'empara de cette arme et il en aurait frappé le moine, si son maître ne l'en avait empêché. Les deux catholiques, épouvantés, se sauvèrent.

De Watteville résolut alors de monter la garde à son tour pour les évangéliques ; il posta son valet à l'entrée de l'église, ayant sur l'épaule la hache qu'il avait prise au moine. Peu de moments plus tard, une vingtaine de femmes parurent ; elles se dirigeaient vers les galeries, chacune d'elles tenant son tablier relevé et serré avec quelque chose dedans. Les allures de ce bataillon paraissant suspectes au valet bernois, il courut sus en brandissant sa hache. Les femmes, surprises et effrayées, s'enfuirent en poussant des cris de terreur. Dans leur trouble, elles laissèrent tomber leurs tabliers, et les dalles de l'église se trouvèrent couvertes de cendre et de terre. Les femmes avaient formé le projet de se cacher dans les galeries, aussi près que possible de la chaire, puis, quand Farel parlerait, de faire pleuvoir sur lui la boue et la terre qu'elles apportaient.

Le sieur de Watteville, de son côté. n'avait pas perdu de temps. Il avait poursuivi Tissot et Condoz, les avait fait arrêter et mettre au cachot pour quinze jours.

La prédication put enfin commencer sans entrave, et l'on entendit Farel et son adversaire chacun à son tour. Mais le réformateur pensait aux deux malheureux fanatiques qui avaient voulu l'assassiner, et, aussitôt la conférence finie, il se rendit vers eux pour leur parler de l'amour de Dieu et de la grâce de Christ. Ces pauvres gens furent stupéfaits en découvrant que l'hérésie qu'ils redoutaient si fort n'était autre chose que l'histoire de la croix de Christ. Ils crurent à l'amour de Jésus par le moyen de Farel, et trouvèrent ainsi le repos de leurs âmes. Lorsqu'ils sortirent de prison quinze jours plus tard, ce fut pour aller proclamer les grandes choses que le Seigneur avait faites pour eux, et ils devinrent de fidèles prédicateurs de la doctrine qu'ils blasphémaient jadis.

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