Vie de Guillaume Farel

48. Le sermon prêché sur l'étal d'une poissonnière

Les Eidguenots désiraient d'autant plus entendre Froment qu'on cherchait à les empêcher. Quelques-uns d'eux avaient soif de l'Évangile, les autres voulaient surtout défendre leurs droits, n'entendant pas être dominés par les prêtres. Le clergé, ils le savaient bien, était au fond de l'affaire. Pour un motif ou pour un autre, tous les Eidguenots formèrent donc le projet de se rendre en corps, le lendemain, à la Croix d'Or.

Le 1er janvier 1533, Antoine Froment partit comme à l'ordinaire pour aller tenir son école, mais il trouva une si grande foule dans les rues avoisinant la Croix-d'Or, qu'il ne parvint à la porte qu'à grand-peine. La salle et les escaliers étaient encombrés ; en outre, ceux qui étaient dehors ne voulaient pas laisser entrer Froment de peur de ne pas l'entendre. Une voix poussa le cri de : Au Molard ! Oui, oui, au Molard, répéta le peuple. Le Molard est une grande place près du lac et non loin de la Croix-d'Or. C'est là que se tenait et que se tient encore le marché au poisson. La foule entraîna donc Froment au Molard ; puis les Eidguenots s'emparèrent sans façon de l'étal d'une poissonnière et y firent monter le prédicateur. La place était entièrement couverte de gens qui criaient à Froment : « Prêchez-nous la Parole de Dieu. » D'abord le bruit était si grand qu'il ne put se faire entendre. Enfin le silence s'établit ; il s'agenouilla, quelques-uns firent comme lui, tous se découvrirent. L'émotion coupait la voix du jeune prédicateur et des larmes coulaient sur ses joues. D'une voix claire et forte, il rendit grâce à Dieu, l'auteur de toute grâce excellente et de tout don parfait, celui qui s'est engagé à exaucer tous ceux gui s'approchent de Lui par son Fils. « Ô notre Père, dit-il, vois ce pauvre peuple aveugle et conduit par des aveugles, tellement qu'ils tombent tous dans la fosse et ne peuvent en être retirés que par ta miséricorde. Relève-les donc par ton St-Esprit, ouvre leurs yeux... leurs oreilles..., fais-leur recevoir ton Saint-Esprit, ce que tu mettras dans la bouche de ton serviteur qui certes est indigne de porter une si grande ambassade... Puisqu'il t'a plu de me choisir parmi les choses faibles de ce monde, donne-moi force et sagesse, tellement que ta puissance soit manifestée... Montre que ta vertu est plus grande que celle de Satan et que ta force n'est pas comme celle de l'homme. »

Le peuple écouta cette prière avec étonnement ; il n en connaissait pas d'autres que celles que chantent les prêtres. Celle de Froment, qui partait d'un cœur rempli du Saint-Esprit, avait un accent de vérité et de sincérité entièrement nouveau pour ses auditeurs. Ensuite debout sur son échoppe, Froment tira de sa poche un petit Testament et y lut ce texte : « Donnez-vous de garde des faux prophètes qui viennent à vous en habits de brebis ; mais au-dedans ce sont des loups ravissants. » Il parla des prêtres avec fidélité et courage, de la messe et du pape ; il dit au peuple que lui et ses pères avaient été trompés depuis mille ans par des loups en habits de brebis pires que les Pharisiens dont le Seigneur avait parlé si sévèrement. Oui, pires, car ils prétendent pardonner les péchés, ce que les Pharisiens n'ont jamais osé faire. Pires, car ils font croire aux hommes qu'un morceau de pain dans une boîte en or, c'est Dieu Lui-même. « Mais ne les croyez pas, dit-il, Christ qui nous a rachetés par son sang est à la droite du Père. C'est là haut qu'il faut le chercher et non pas dans une boîte. Christ a condamné les Pharisiens parce qu'ils portaient de longues robes. Ce n'était pas que les robes fussent longues qui déplaisait à Dieu, mais c'était que les Pharisiens les portassent pour se distinguer des autres hommes. Qui sont ceux parmi vous qui ont de longues robes et qui se rasent la tête pour montrer qu'ils sont plus saints que les laïques ? Voyez et jugez pour vous-mêmes. »

Au milieu du discours arriva un officier qu'on appelait le grand sautier ; il venait de la part des magistrats auxquels les prêtres avaient couru annoncer que les Eidguenots étaient rassemblés au Molard pour entendre prêcher leur idole. Le grand sautier étendit son bâton et cria : « Au nom de mes seigneurs, je vous commande de ne plus prêcher. » Le jeune prédicateur s'interrompit et répondit d'une voix forte : « Nous devons obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes, » puis il continua son discours. Le sautier, craignant les Eidguenots, n'osa pas insister. Froment continua, parlant des mauvaises doctrines du clergé, de ses traditions, de sa vie dépravée. Soudain une troupe d'hommes parut à l'extrémité de la place : il y avait des magistrats, des soldats et des prêtres, tous armés jusqu'aux dents. Claude Bernard, l'un des Eidguenots, s'élança vers Antoine en lui criant de toute la force de ses poumons de se sauver. Mais Froment, nullement effrayé, ne voulut pas s'arrêter. « Pour la gloire de Dieu, évitons l'effusion du sang », dit alors Bernard, qui voyait que la lutte allait s'engager. Froment comprit qu'il fallait céder : ses amis l'entraînèrent vers une allée qui aboutissait à la maison où Robert Olivétan était précepteur. Les gens de cette maison recueillirent Froment et le mirent dans une cachette sûre. Pendant ce temps, les magistrats dispersaient la foule et cherchaient en vain le prédicateur. Ne le trouvant pas, ils retournèrent vers le conseil et lui dirent que Froment avait disparu.

Nous avons donné en quelques mots le résumé du discours de Froment ; c'était une attaque ouverte contre le clergé. Il ne se borna pas à annoncer l'Évangile de Christ ; seulement à diverses reprises il mentionna Christ comme Sauveur et Rédempteur. Aurait-il dû agir autrement, prêcher simplement le salut, sans irriter les prêtres en les signalant comme les Pharisiens de la chrétienté ? Nous pourrions le blâmer et peut-être les gens sages et modérés le feraient-ils. Mais qui sommes-nous pour juger le serviteur d'autrui ? Qui pourrait dire que Froment n'a pas transmis ce jour-là un message de Dieu au peuple genevois ? Le Sauveur plein de grâce du chapitre 15 de Luc est le même que celui qui prononça les paroles sévères de Matthieu 22.

Oserions-nous dire que le Dieu qui commanda à Ezéchiel de prophétiser contre les bergers d'Israël, que le Christ qui prêcha ouvertement contre les péchés des Pharisiens, n'ait pas aussi donné un message contre les prêtres de Rome au jeune prédicateur ?

Ce n'est certes pas le Seigneur qui a enseigné la ligne de conduite généralement adoptée maintenant, qui consiste à espérer que la vérité remplacera l'erreur sans que nous nous risquions à blâmer qui que ce soit. Quoi qu'il en soit, les Genevois entendirent la vérité exposée sans détours et ils n'auraient pas eu plus de droits à s'en plaindre qu'un malade si on l'avertissait que son médecin l'empoisonne.

Les prêtres ne pouvaient se consoler de la disparition de Froment ; ils rôdaient sans cesse dans les rues et avant la fin de la journée ils acquirent la certitude que le prédicateur était caché dans la maison Chautems. Ils eurent bientôt amassé la populace, criant et hurlant sous les fenêtres, mais à la nuit, Chautems fit sortir Froment par une porte de derrière et le conduisit chez le courageux Perrin ; les prêtres s'en aperçurent et courant à la porte de Perrin, le menacèrent de broyer la maison et tous ceux qui y étaient. Perrin était de force à tenir tête aux prêtres ; il parut sur le seuil de la porte et leur dit qu'il avait le droit d'engager un domestique sans leur permission et qu'il le ferait. Puis se retournant vers Froment, il lui dit : « Vous êtes mon domestique, je vous engage. » A ce Moment une bande d'Eidguenots déboucha dans la rue et les prêtres s'enfuirent.

Pendant les jours suivants le Conseil et le clergé délibéraient sur les mesures à prendre ; si quelques-uns des magistrats n'avaient pas été Eidguenots, les choses auraient été vite arrangées. Mais la ville était divisée en deux partis égaux dont les influences se neutralisaient.

En attendant, Froment travaillait pour son maître, qui était fabricant de rubans. Parfois il sortait pour aller rendre visite à ceux qui avaient été convertis par son moyen, les catholiques le poursuivaient alors en lui criant des injures, mais comme il était toujours accompagné par des Eidguenots armés de bâtons, nul n'osait le toucher.

Un jour Froment rencontra sur le pont une procession, les prêtres portant des reliques, des croix, et chantant des prières à Pierre et à Paul, la foule des dévots les suivant pieusement. Il ne fit pas mine de saluer ; les prêtres interrompirent aussitôt leurs litanies et se mirent à crier : Tombez sur ce chien, noyez-le ! Les femmes, toujours les plus zélées, se jetèrent sur lui et tâchèrent de le précipiter dans le fleuve. Mais ses amis armés de leurs bâtons accoururent et l'entraînèrent dans la maison de Claudine Levet, qui était située à l'angle du pont. Aimé Levet, le mari de Claudine, était pharmacien. Les prêtres excitèrent le peuple à envahir son magasin. En un clin d'œil les vitres, les fioles, les bocaux furent brisés, toutes les drogues répandues à terre et la boutique remplie de boue et de sable. Après avoir mis Froment en lieu sûr, les Eidguenots redescendirent dans la pharmacie, d'où ils réussirent à expulser les émeutiers qu'ils refoulèrent à coups de bâton jusqu'au-delà du pont. A la nuit, Froment retourna chez Perrin et lui dit qu'il croyait le moment venu pour lui de quitter Genève. Ses amis furent fort attristés de cette détermination, mais ils ne purent s'empêcher de convenir qu'il avait raison. En conséquence, la même nuit le jeune prédicateur repartit et alla se réfugier dans son paisible village d'Yvonand.

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