Le comte de Zinzendorf

2
(1721-1727)

2.1 – Zinzendorf à Dresde.

Après onze années d’absence, Zinzendorf était rentré dans les lieux où il avait passé ses premières années. Jeune et plein d’imagination, formé par ses voyages au commerce du monde, riche déjà de science et d’expérience, il ne retrouvait à Hennersdorf que la société quelque peu monotone de trois vieilles dames, sa grand’mère la baronne, sa grand’tante Mme de Meusbach et sa tante Mlle de Gersdorf. Nous l’y voyons cependant occupé d’une manière conforme à ses désirs, consacrant son temps à instruire dans la religion deux jeunes garçons qu’il faisait élever auprès de lui, et présidant dans le château des réunions publiques d’édification.

Mais le moment était venu pour lui de choisir une carrière, ou plutôt, sa grand’mère et sa tante, qui ne s’étaient pas dessaisies de leur autorité et n’avaient pas renoncé à le diriger comme un enfant, avaient déjà choisi pour lui : elles avaient décidé qu’il entrerait au service du roi, dans la carrière politique ou administrative. Si l’on eût consulté Zinzendorf, son choix n’eût pas été douteux : il ne voyait rien de plus beau que d’annoncer l’Évangile ; l’étude de la théologie et l’humble position de pasteur étaient l’unique objet de son ambition. Dès son enfance, il s’était senti appelé à amener des âmes à Christ, et ce désir n’avait fait dès lors que s’accroître. Il suppliait ses parents de le laisser obéir à cette vocation intérieure.

Malgré ses prières et ses larmes, on ne voulut pas consentir à le laisser déroger de la sorte. Les bonnes dames, avec toute leur piété et tout leur piétisme, ne pouvaient concevoir qu’un homme en possession de son bon sens voulût se faire ministre de Jésus-Christ, quand il pouvait le devenir du roi de Pologne.

A défaut de cette carrière pastorale qu’il se voyait interdire, il eût voulu du moins en choisir une qui fût en harmonie avec les besoins intimes de son âme. Il aurait désiré acheter quelque petite seigneurie, pour y vivre d’une vie paisible et modeste, loin de la pompe des cours et des tentations du monde, et donner tous ses soins à rendre heureux ses paysans, en étant pour eux un père et en s’efforçant de répandre au milieu d’eux la connaissance de Jésus.

La difficulté de faire quelque chose pour l’Évangile dans une cour mondaine et dissipée, telle que l’était celle de Saxe sous le règne d’Auguste le Fort, contribuait sans doute à accroître sa répugnance pour la carrière qu’on lui destinait. Il eût préféré prendre du service en Danemark, où il voyait se préparer un règne véritablement chrétien. Frédéric, prince royal de Danemark, était dévoué à la cause de l’Évangile. Il venait d’épouser la fille de la pieuse margrave de Brandebourg, dont Zinzendorf avait fait connaissance chez Mme de Castell et avec laquelle il était resté en correspondance. Il eût été facile au comte d’obtenir une charge à la cour de Copenhague ; il se mit même en route pour s’y rendre ; mais sa grand’mère s’opposa encore à ce projet et voulut absolument qu’il se fixât à la cour de Dresde.

Il ne résista pas davantage à la volonté des siens. « Je sais, dit-il, que la volonté propre peut aisément se mêler à nos projets quand nous nous opposons à la volonté expresse de nos parents et que nous refusons d’entrer dans une carrière régulière. J’entre donc au service de l’État, dès que les miens prennent sur eux de me le commander. C’est ce que j’appelle la vocation de l’obéissance. Si j’ai résisté d’abord, ce n’était point par orgueil ou par entêtement, mais par des motifs très différents, et je ne doute pas que Dieu qui m’envoie à Dresde contre mon gré ne m’y accorde aussi de riches bénédictions. Et pourtant, d’après le peu que je comprends des directions de Dieu, il m’est impossible de ne pas conclure qu’il m’a réellement prédestiné à être ouvrier dans l’église de l’amour fraternelc. »

c – Littéralement : « dans son église de Philadelphie (in seiner philadelphischen Gemeine). Allusion à Apoc.3.7.

Ces dernières paroles sont remarquables. Il y a quelque chose de prophétique dans cette vue si claire, si précise de l’œuvre qu’il devait accomplir un jour et qu’il définit d’avance d’une manière frappante dans un temps où rien encore ne pouvait la lui faire entrevoir. On admire aussi ce sentiment profond de sa vocation réelle au moment même où tout semblait l’en détourner. Et pourtant ! … c’est le mot de Galilée, c’est la protestation des grands génies et des grandes âmes, c’est le cri de la foi.

Ce fut vers la fin de 1721 que Zinzendorf entra en fonctions dans le gouvernement de l’électorat de Saxe, en qualité de conseiller aulique et de justice. Pendant les cinq années qu’il passa aux affaires, ses occupations officielles se bornèrent à réconcilier quelques paysans avec leur seigneur, au moyen de jugements interlocutoires. Il s’était empressé, dès son arrivée, de déclarer au chancelier qu’il n’avait aucun désir d’avancement et l’avait prié de le charger de préférence de cette sorte d’affaires. Le chancelier n’avait fait aucune difficulté d’obtempérer à ce vœu qui ne contrariait aucune ambition.

Insoucieux des succès mondains, préoccupé exclusivement d’intérêts spirituels, Zinzendorf ne donnait d’ombrage à personne, de sorte qu’en retour on lui pardonnait sans peine ce que sa piété pouvait présenter d’étrange et ce que son zèle pouvait avoir d’indiscret. « J’arrivai à la cour, » nous dit-il. « Mes parents le voulaient ainsi, et je ne savais comment y échapper. Qu’avais-je à faire ? Je voulais conserver mon trésor, je voulais être ami de Dieu et ennemi du monde ; aussi je débutai avec grands et petits par tant d’impertinences à bonne intention, que maintenant encore, lorsque j’y pense, je ne puis qu’admirer la patience et la politesse de toutes les personnes de la cour et de tous les membres du ministère que j’ai ennuyés de ma dévotion. »

Tout en confessant ainsi de bon cœur ses excentricités juvéniles, Zinzendorf n’en a jamais eu de regret. « Je sais bien », disait-il plus tard, « que l’on vante beaucoup le juste milieu : rien de trop et rien de trop peu. Mais, si l’on veut parler d’après ce que nous apprend l’expérience, on posera au contraire en principe que dans les commencements d’une affaire quelconque il faut y aller rondement… Si l’amour pour le Sauveur commençait par être aussi paisible, aussi joliment pondéré qu’il peut l’être chez des chrétiens qui connaissent et servent le Seigneur depuis quelque trente ans, il ne tarderait pas à s’attiédir entièrement. Dans la haine pour le péché, la modération sied bien à un athlète éprouvé, à qui les misères et les faiblesses de ses semblables ont appris la patience et à qui l’on peut rendre ce beau témoignage qu’il sait supporter les méchants ; mais celui qui, dès le début, sera si modéré dans sa haine pour le péché ne tardera pas à devenir ami du péché. Il ne faut donc pas se flatter d’éviter les extrêmes en commençant. Non, on commence toujours par les extrêmes, et c’est plus tard seulement que l’on en vient à un juste milieu ; c’est seulement à la longue, par l’expérience et la réflexion, que l’on arrive à cette heureuse disposition d’âme qui nous fait régler selon toute convenance nos pensées, nos paroles et nos actions. »

Non content de l’influence personnelle qu’il s’efforçait d’avoir sur ses collègues pour les amener à l’Évangile, le comte avait dans sa maison des réunions publiques d’édification. C’était chose nouvelle et singulière que ce prédicateur avec l’épée au côté, homme d’État par obéissance, et par goût homme d’église. Les supérieurs de Zinzendorf n’y trouvèrent rien à redire et l’autorité ecclésiastique ne se montra pas moins tolérante. « Le surintendant de Dresde, le bon docteur Lœscher, me connaissait de Wittemberg, » nous dit-il ; « il ne me regardait pas comme piétiste, mais comme un homme zélé et aimant la Parole de Dieu. Il avait pitié de ma vocation contrariée et me laissait faire. »

Ces réunions avaient lieu tous les dimanches, de trois à sept heures de l’après-midi. On s’y entretenait de sujets religieux, on chantait un cantique, on lisait un chapitre du Nouveau Testament. Le souffle de charité qui animait ces réunions produisait d’heureux fruits ; car Zinzendorf ne dédaignait personne, et non seulement il ne rougissait point des petits selon le monde, se souvenant de cette parole de Jésus : L’Évangile est annoncé aux pauvres, » mais encore ce qui est plus difficile il ne craignait point de se compromettre en accueillant auprès de lui des gens à idées baroques et à thèses malsonnantes, quand il voyait en eux un besoin sérieux de vérité et de salut. « Il était entouré », nous dit Spangenberg, de toute une société de ces gens-là. » Il réussit à ramener plusieurs sectaires à des doctrines plus saines et à la communion fraternelle. « Je cherchais », dit Zinzendorf, à rassembler les enfants de Dieu autant que je le pouvais. J’en étais quitte pour un peu d’opprobre. »

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