Le comte de Zinzendorf

6.3 – Deux lettres de Zinzendorf.

Zinzendorf s’en retourna par Berne, Bâle, Schaffhouse, et trouva dans ces différentes villes un accueil des plus favorables. Une lettre qu’il écrivit de Bâle à un de ses amis de Nuremberg contient quelques pages remarquables :

« Il y a trente et quelques années, que j’ai commencé à recevoir par la prédication de la croix une impression profonde de la Grâce. Le désir d’amener des âmes à Jésus s’est emparé de mon cœur, qui n’a plus voulu que l’Agneau. Je n’ai pas toujours, il est vrai, pris la même voie pour arriver à Lui. Ainsi, à Halle, j’allais à Lui tout uniment ; à Wittemberg, par la morale ; à Dresde, par la philosophie ; plus tard, en cherchant à marcher sur ses traces. Ce n’est que plus tard encore, depuis le bienheureux établissement de la communauté de Herrnhout et depuis les affaires de Dippel, que je suis allé à Lui par la simple doctrine de ses souffrances et de sa mort.

J’ai toujours agi uniquement pour l’amour de Jésus et sans aucune arrière-pensée. Chercher à me faire un nom par la cause du Seigneur n’était pas du tout dans mon caractère ; j’aimais les chevaux, les grandeurs, et ma nature m’eût fait ambitionner le rôle d’un Xénophon, d’un Brutus, d’un Sénèque ou quelque chose de semblable. C’est à quoi me portait aussi l’exemple de mon père et de mes aïeux, aussi bien que mon éducation, et je savais parfaitement que la doctrine de Jésus n’est pas le moyen d’arriver là ; mais j’ai sacrifié cela à Jésus. Aussi, mon développement s’est-il fait d’une manière assez lente et embrouillée. Comme je n’avais pas de guide et comme de nos jours nous ne comprenons plus l’Écriture telle qu’elle est, mais telle qu’on s’est donné la peine de la tordre et de la paraphraser, je me suis laissé diriger par les exemples des saints et non point par des principes.

Quoique en 1711, 1714, 1717, 1719 et 1721 j’eusse senti en moi l’action intime de la Grâce, et que j’eusse été aussi certain de mon salut que de mon existence, je me suis néanmoins laissé dire par M. Mischke que je n’étais pas encore converti. Je suis entré alors dans un état de lutte qui — comme j’en juge maintenant — n’était point nécessaire, mais qui a eu du moins une heureuse issue. Dès lors j’ai senti tant de fois que Dieu avait scellé mon salut et mon adoption, et je l’ai senti si vivement, que j’ai cessé enfin de chercher plus longtemps : j’aurais craint de tomber par là dans l’orgueil spirituel. Toujours est-il que c’est par le sang et les mérites de Jésus qu’il m’a fallu arriver à cette assurance. Ce qui est certain, c’est que j’ai passé par cent fois plus d’angoisse, de détresse et de larmes, que je n’en demanderai à jamais d’un pécheur. La marche que j’ai suivie se justifie peut-être en tant qu’elle m’a servi dans ma vocation spéciale ; mais je la considère, du reste, comme absurde, et c’est un détour que je conseille à chacun d’éviter.

Quant à un plan général, je n’en ai point ; je suis le Sauveur année par année et je fais avec joie ce qu’il faut faire. Cependant, j’ai quelquefois un plan particulier pour un an ou deux, quand j’y suis conduit par la chose même ; ainsi, par exemple, j’ai celui de conserver au Sauveur l’église morave (qui est née sans moi) et de ne la pas laisser tomber à la gueule du loup, tant que je vivrai, et, si possible, longtemps encore après moi. J’ai le plan d’aller chercher autant de peuples païens que je pourrai, et de voir s’ils peuvent participer au sang qui a été répandu pour tout le monde. J’ai le plan de contribuer, autant qu’il est en moi, à exécuter les dernières volontés du Sauveur (Jean, ch. 17), en unissant entre eux les enfants de Dieu partout où ils se trouvent déjà rassemblés extérieurement. Ce n’est point dans la communion morave que je prétends les faire entrer loin de là ! je travaille plutôt dans un sens opposé, mais dans cette communion universelle où devra se fondre un jour aussi la secte morave, après avoir toutefois complètement rempli la tâche qui lui est maintenant dévolue. J’ai le plan d’amener autant d’âmes que je pourrai à la connaissance du péché et à la grâce ; aussi, j’aime à monter en chaire et j’ai fait quelquefois cinquante lieues pour cela. J’avais enfin le plan de réunir aussi tous les enfants de Dieu qui sont maintenant séparés les uns des autres, et je l’ai poursuivi sans interruption de 1717 à 1739 ; mais maintenant j’y renonce, car non seulement je vois que je n’aboutis à rien, mais je commence à remarquer qu’il y a là un mystère de la Providence divine. »

On ne regrettera certainement pas cette citation, car une page pareille fait mieux connaître Zinzendorf que ne le feraient de longs récits. Ce qui constitue essentiellement la vie d’un homme, c’est la manière dont il la comprend lui-même, c’est l’impression qu’elle produit sur lui ; ce qu’il veut, ce qu’il aurait voulu, ce qu’il voudrait est au moins aussi important que ce qu’il a réellement exécuté.

Le même motif nous engage à donner ici in extenso la correspondance que Zinzendorf eut, fort peu de temps après son retour de Suisse, avec le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume. Ayant appris que la santé de ce prince inspirait de graves inquiétudes, il lui écrivit en ces termes :

Que Votre Majesté daigne accueillir avec bienveillance cette lettre et écouter ma très humble demande. Je lui dois tant, que je ne saurais assez reconnaître toute la bonté qu’Elle a eue pour moi. Et comme Votre Majesté est souvent malade, je ne puis m’empêcher, pour lui témoigner ma profonde reconnaissance, de lui dire une fois sincèrement et sérieusement comme quoi je suis persuadé que mon Sauveur crucifié peut encore devenir tout pour Elle. Les entretiens que j’ai eus avec vous, Sire, m’ont fait voir clairement que vous ne le saviez pas encore et que vous vous étiez créé des difficultés inutiles, ainsi qu’on le fait d’ordinaire. Mais comme Votre Majesté a causé autant d’amertume que moi à mon bien-aimé Rédempteur, je pense que comme Il m’a accueilli, moi, pauvre pécheur, Il vous accueillera aussi, si vous le voulez de tout votre cœur. Je n’agis ni par présomption, ni à l’instigation d’autrui, car personne ne sait rien de cette lettre ; je vous prierai très humblement de la détruire ou de me la retourner et, dans ce dernier cas, d’écrire simplement au bas un oui ou un non, selon que vous jugerez devoir m’accorder ou me refuser l’autorisation de me mêler des intérêts de votre âme. Je me réglerai entièrement sur la volonté que vous daignerez exprimer, et de même que Votre Majesté comprendra, je l’espère, la loyauté de mon intention et gardera pour Elle ma proposition, si ridicule aux yeux du monde, de mon côté également, je ne ferai connaître à nul autre qu’au Seigneur la démarche que je fais maintenant, non plus que celles auxquelles elle pourra éventuellement donner lieu.

Je demeure avec le respect le plus profond, mais avec un respect qui n’exclut point la plus entière franchise, de Votre Majesté le très humble, fidèle et dévoué

Zinzendorf.

Marienborn, près Francfort-sur-le-Main, le 24 février 1740. »

Le roi écrivit lui-même au crayon, au dos de la lettre de Zinzendorf, la réponse qu’il voulait qu’on lui fît de sa part : « Lui dire que je lui suis obligé du bon conseil qu’il me donne ; — que je suis très bien avec Dieu et mon Sauveur, à qui je remets le soin de mon bonheur temporel et éternel pour qu’Il me fasse grâce ; — que je me repens de mes péchés et que je chercherai à m’en défaire de plus en plus, autant du moins que c’est possible à la faiblesse humaine, et à me montrer reconnaissant envers Dieu ; — que je n’ai jamais été bigot, ne veux pas le devenir, et ne crois pas que ce soit là ce qu’il faut ; que je pardonne de bon cœur à mes ennemis tout ce qu’ils m’ont fait. » On rédigea d’après ce brouillon une lettre à Zinzendorf ; le roi la signa et ajouta de sa main : « J’attends la réponse. »

Le comte écrivit donc au roi, en date du 15 mars :

« Votre Majesté a daigné, par sa lettre du 5 courant, me permettre et m’ordonner de lui répondre. Mais je ne sais pas assez positivement de quelle manière Elle veut que je le fasse. Dois-je me borner à la confirmer par quelques lignes édifiantes dans la satisfaction qu’Elle éprouve de son état spirituel, ou bien dois-je lui faire part tout ouvertement des doutes qu’a fait naître en moi la lecture de sa lettre ? Je ne veux donc rien précipiter, mais attendre encore un ordre spécial de Votre Majesté. Jusque-là, Sire, je ne laisserai pas de m’entretenir journellement de vous avec mon bien-aimé Sauveur. Je le prie, si Votre Majesté est dans l’état où Il la veut, de lui faire la grâce d’y demeurer éternellement ; si, au contraire, Il avait à lui rappeler précisément les mêmes choses qui se sont présentées à moi en lisant ces lignes, qu’Il veuille opérer dans le cœur de Votre Majesté tout ce qu’Il jugerait nécessaire ! Il n’est besoin que de peu de chose, mais ce peu n’en est que plus indispensable, et comme il y a des millions de chrétiens qui ne le trouvent pas, l’œuvre du salut, quoiqu’elle soit pour tous les hommes, est et demeure un mystère.

Je suis, etc. »

La réponse du roi ne se fit pas attendre ; elle est datée du 22 mars :

« Très cher comte, j’ai bien reçu votre lettre du 15 courant. J’y vois que la lecture de la mienne a fait naître en vous quelques doutes. Vous me ferez plaisir en me les déclarant nettement et en m’indiquant ce qui, dans ma profession de foi, pourrait vous sembler à reprendre. Je suis toujours votre très affectionné

Frédéric-Guillaume. »

Voici la lettre de Zinzendorf :

Marienborn, 4 avril 1740.

Votre Majesté a reconnu sans doute d’où provenait la hardiesse que j’ai prise de l’importuner encore. Vous l’avez compris, Sire, l’amour que je porte à votre âme, la méfiance que je dois avoir de mon propre zèle, la crainte de faire une chose à laquelle je ne serais pas appelé, le respect dû à un roi, tout cela concourt à me rendre difficile de vous écrire. Mais vous avez eu la condescendance de m’inviter de nouveau à le faire. Cette indulgence dont je suis indigne me rend confus et elle me garantira de toute suffisance théologique, en me pressant de prosterner mon cœur aux pieds du Sauveur, pour qu’Il vous donne ce qui vous est bon.

Quand on aime quelqu’un, on ne raisonne pas longtemps ; mais dès qu’on le voit faible ou malade, on se dit : Je voudrais qu’il fît usage de ma recette. Si l’on se dit cela, ce n’est point par dédain pour les remèdes d’autrui ; non, c’est par amour et sans calculer. Peut-être est-ce là ce qui m’arrive. Dans cette lettre, je ne toucherai que quelques points qui se présentent à moi tout d’abord ; j’ai traité le reste d’une manière générale et dans un écrit à part : le Sauveur en fera prendre à votre Majesté ce qu’Il veut qu’Elle en prenne.

Voici pourquoi j’agis ainsi : je ne connais Votre Majesté que par les relations personnelles que j’ai eues avec Elle ; car, quant à ce que je puis lire ou entendre raconter, surtout quand il s’agit de grands personnages, je n’en crois que ce que j’en ai vu ou entendu moi-même et ce dont je connais l’enchaînement. Aussi, je ne puis faire d’application à quelqu’un qu’après l’avoir étudié et interrogé moi-même à fond ; et c’est surtout à votre Majesté qu’il me serait difficile d’adresser une leçon directe, non point par crainte, car je sais que la vérité est la bienvenue auprès d’Elle, et j’ai d’ailleurs un Sauveur puissant au service duquel je ne crains rien — mais parce que je ne connais point les principes qui la font agir. Il pourrait donc m’arriver de blâmer telle chose pour laquelle vous auriez une bonne raison à alléguer, peut-être d’en approuver telle autre que vous ne pourriez vous justifier à vous-même ; car ce n’est pas sur les actes que doit se fonder notre jugement, mais sur les mobiles qui les ont déterminés.

Pour en venir maintenant à la lettre même que Votre Majesté a daigné m’écrire, elle contient trois choses que je ne dirais pas de cette manière-là, si je voulais aller à mon Sauveur ; mais, à part ces trois passages, je pourrais souscrire pleinement à tout le reste, car c’est absolument aussi ma théologie. 1° Il ne me serait pas venu à l’idée, en pareille occasion, de penser aux bigots. 2° J’aurais non seulement pardonné à mes ennemis, mais j’aurais cherché aussi comment m’y prendre pour me faire pardonner d’eux ; c’est là un travail dont j’ai à m’occuper chaque année, parce que mon Sauveur me l’a positivement recommandé. 3° Je n’aurais pas pu promettre de m’améliorer autant qu’il est possible à la faiblesse humaine.

Si je relève ce dernier point, c’est que je pars du principe que l’homme, non seulement ne peut pas faire beaucoup de bien, mais n’en peut pas faire du tout, et que le Sauveur, au contraire, a le pouvoir de nous rendre entièrement conformes à sa volonté, pourvu que nous le laissions faire. En outre, d’après l’Écriture (Romains, ch. 1), les péchés ne sont pour nous qu’une punition, et dire qu’on veut se garder du péché, c’est dire qu’on veut se garder d’une punition que l’on est forcé de subir et à laquelle on ne peut échapper avant d’avoir obtenu sa grâce. C’est pourquoi le point de départ doit être la grâce, une grâce à laquelle on croit du cœur et qu’on accepte avec des larmes de joie, soit qu’on l’ait implorée en pleurant, comme c’est le cas chez presque tous les hommes qui sont sauvés, soit qu’elle vous ait d’elle-même prévenu, comme cela est arrivé à Paul. Dès qu’on a la grâce, si on veut ne plus pécher, on le peut : Jésus a expié et enlevé et la faute et le châtiment. Aussitôt qu’on a fait par soi-même cette expérience, on peut, dès que se présente un mauvais désir, rendre grâces à Dieu de n’y être plus asservi ; on dit à la convoitise, à l’orgueil, à l’avarice : « C’est vous qui avez cloué Notre Seigneur à la croixa ! » Du reste Votre Majesté a parfaitement raison de ne vouloir pas être bigotb et de n’aimer pas qu’on le soit. Pour moi, je me tiens aussi droit que je puis ; mais il y a des moments où les rois eux-mêmes sont forcés de se courber et de tenir la tête basse, alors que leurs péchés les accablent et deviennent un fardeau plus lourd qu’ils ne le peuvent supporter. Quel est cet état et comment en sort-on ? le psaume 116 le dit assez. En pareil cas, il ne serait pas bon de ne vouloir pas courber la tête.

a – Citation d’un cantique.

b – Le mot allemand Kopfhœnger, employé par le roi de Prusse dans sa lettre, et qu’on peut traduire également par bigot, cafard ou momier, signifie proprement un homme qui porte la tête basse. Il est nécessaire de se le rappeler pour l’intelligence des lignes qui suivent.

Je termine, car je n’ai plus rien à dire qui se rapportât directement à la lettre de Votre Majesté. Mais la pièce ci-jointe exprime entièrement ma pensée et mes sentiments sur le salutc. Si Votre Majesté daigne y jeter les yeux, peut-être y trouvera-t-elle quelque chose qui lui soit utile, quoique, comme je l’ai dit, je ne puisse essayer de lui en faire aucune application, car ce serait un jugement téméraire.

c – Voyez cette pièce, Appendice, Note 3.

Je suis, etc. »

Frédéric-Guillaume mourut peu de temps après (le 31 mai 1740), sans avoir pu répondre à Zinzendorf. On peut croire que les pastorales exhortations de celui-ci ne furent pas sans bénédictions pour l’âme droite et sincère du monarque, à qui jamais peut-être la doctrine salutaire de l’Évangile n’avait été présentée avec autant de simplicité, de franchise et de charité tout à la fois.

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