Le comte de Zinzendorf

6.8 – Départ pour l’Amérique.

Le 26 septembre, le comte, avait quitté Londres pour Gravesand, où il devait s’embarquer. L’Europe était alors en guerre. L’Espagne et la France venaient de se déclarer contre Marie-Thérèse que soutenait la Grande-Bretagne. Les corsaires sillonnaient les mers ; aussi, en traversant l’Atlantique à bord d’un navire anglais, Zinzendorf risquait fort de tomber aux mains des Espagnols. On lui conseillait donc de ne s’embarquer que sur un vaisseau de guerre ; mais il refusa de se plier à cette mesure de prudence qui eût retardé son départ et allongé la traversée. Il aurait craint de compromettre d’avance son crédit auprès des quakers et des mennonites, gens ayant horreur de la guerre, en arrivant chez eux sous la sauvegarde des canons. « Et d’ailleurs, écrivait-il, je ne veux d’autre garde que celle qui est décrite au chapitre 7 de l’Apocalypse (Apocalypse 7.1-3). L’année dernière, lorsque mes amis se rendirent à Philadelphie, je ne me fis pas scrupule de leur faire avoir des passeports espagnols. Il est permis de prendre ces précautions-là quand il s’agit des autres ; mais je ne me sentirais jamais libre d’en faire autant pour moi-même : je croirais violer la charte qui m’a été donnée (Luc 12.7)a. »

a – « Tous les cheveux même de votre tête sont comptés ; ne craignez donc point. »

Le comte s’embarqua donc à bord d’un navire marchand ; il était accompagné de Bénigna, sa fille aînée, âgée d’environ seize ans, et de quelques Frères et sœurs. Pendant la traversée, qui dura deux mois, Zinzendorf composa quelques-uns de ses plus beaux cantiques.

Depuis quelque temps, son âme, pareille à celle des psalmistes, était ballottée entre d’indicibles tristesses et de joyeux élans d’espérance. « Pendant son séjour à Londres », dit Spangenberg, « je l’ai vu tour à tour dans deux états d’âme tout différents. On le trouvait souvent les yeux rougis de larmes et en proie à une tristesse qu’il ne pouvait dissimuler. Alors il sortait pour chercher la solitude, afin de s’y entretenir à l’aise avec l’Ami des pauvres pécheurs ; il lui arrivait parfois de s’y égarer et de ne retrouver qu’à grand’peine son chemin.

Un de ses cantiques exprime avec énergie l’abattement affreux auquel il était alors sujet. Il y dit, entre autres choses : On est là gisant comme mort, ne valant plus rien pour rien de ce qu’il y aurait à faire ; on est là, battu, troublé jusqu’au fond de l’âme, écrasé, confondu ! Ce sont des moments où l’on ne se connaît soi-même que trop. Alors, fût-on même prophète, eût-on son arsenal complet, dans ces heures de vertige inventées par Satan, on ne sait plus penser à rien. Ah ! de pareils moments peuvent nous donner la clef des misères de Job, des détresses de Jérémie, de l’angoisse des deux Élie, des mélancolies de l’Agneau et de la mort de Paul en son corps et en son âme !

D’autres fois, au contraire, il était rempli de tant de paix et d’une joie si intime, il était tellement aimable, gai, cordial et si extraordinairement amical, que je n’en perdrai jamais le souvenir. »

Pour guérir ces défaillances douloureuses, maladie de famille que semblent se transmettre depuis Job, dans leur mystérieuse génération, les âmes des poètes et des saints et qui n’est autre chose que l’affaiblissement de la foi chez des natures d’élite, auxquelles elle est encore plus indispensable qu’à d’autres, pour guérir ces défaillances, Dieu paraît se servir souvent de ce mode de traitement qui oppose les semblables aux semblables, qui cherche à rendre les symptômes plus fréquents et plus intenses et à irriter le mal pour en venir plus tôt à bout. Bien souvent un doute, une crainte, un souci de plus, faisant déborder la coupe de nos soucis, de nos craintes et de nos doutes, nous pousse irrésistiblement à la foi.

C’est ainsi que Zinzendorf, en proie déjà à tant de troubles, se voyait jeté dans des inquiétudes nouvelles. Il abandonnait sa famille, ses amis, son œuvre encore mal assurée, pour s’exposer aux hasards de la mer et aux attaques des corsaires, sans autre défense que la protection de son invisible Maître. Cette nécessité absolue de se livrer sans réserve à la volonté du Seigneur paraît avoir retrempé sa foi, qui trouva une plus grande force dans une faiblesse plus entière.

« O Toi ! » dit-il dans un cantique composé sur mer, « Toi qui affermis de corps et d’âme celui qui peut s’autoriser des ordres qu’il a reçus de ton Fils ! Toi qui le fortifies contre les proscriptions du monde entier et qui comptes les cheveux de sa tête, souviens-toi, nous t’en prions, que tes pèlerins ont à traverser une mer couverte d’hommes avides de pillage et que notre temps et nos affaires souffriraient de tout retard. Notre pèlerinage sera-t-il court ou sera-t-il long ? c’est Toi que cela regarde, et nous ne nous en mettons point en peine, car nous sommes en ton pouvoir…

Nous voici donc flottant sous divers cieux ! Souvent nous sommes poussés par une brise paisible, et alors nous nous reposons. D’autres fois, nous sommes emportés avec violence, mais un enfant de la Foi arrive bien vite à s’accorder avec vents et tempête. C’est ainsi que l’on vit joyeux et serein. Presque rien ne peut nous manquer, car nous en sommes venus à ne plus nous tourmenter sans nécessité, à n’être plus ingrats quand un rayon de la Grâce luit sur nous, et à ne plus nous plaindre des maux à venir. »

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