Le comte de Zinzendorf

NOTE 5
Une cantate de Zinzendorf.
De ses poésies en général.

La manière dont le comte envisageait la science humaine est exprimée avec verve dans une cantate qu’il composa en 1744 pour l’installation du séminaire dans une nouvelle maison. Comme nous voudrions faire connaître sous ses diverses faces l’originalité de Zinzendorf, nous essayerons de traduire aussi littéralement que possible cette pièce bizarre :

texte

J’ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse, à connaître la folie. (Ecclésiaste 1.17)

choral

Oh ! qu’ils sont en petit nombre ces auditeurs dociles dans lesquels brille l’étoile du matin ! Qu’il y en a peu qui cherchent près du céleste Docteur la véritable science !

récitatif

L’ordre illustre que l’on appelle celui des savants, les viri honoratiores, doctores, maîtres, professores, consulti et canonici, qui vivent en paix et contentement de leurs prébendes et bénéfices, tous les patricii de cette sorte qui, pour l’honneur de leur science, appartiennent à la noblesse de ce monde, — à ceci près que ce qui provient de la souche ne peut se réclamer du Père s’il ne fait les œuvres du Père, cet ordre n’est pas encore près d’être dédaigné des hommes ; il est encore l’objet de bien des ardentes ambitions. On sue encore plus pour gagner le bonnet de docteur que pour une douzaine de bonnets de zibeline. Car être riche et grand, ce n’est pas encore être savant.

texte

Mais je me suis aperçu que cela aussi est un rongement d’esprit.

arioso

Qui donc sera si peu joyeux de son bonnet de docteur ? Qui donc osera traiter ainsi la science après laquelle tant de gens courent certatim, et la nommer tout uniment un rongement d’esprit ? (Et rongement d’esprit signifie vanité, dans le style de ce brave homme.) Quoi ? Bias, Pittacus et Chilon, Platon et Pythagore, citer des noms de notre époque, Newton, Grotius, Owen, n’ont donc réussi en étudiant qu’à se fatiguer la tête et les reins ? C’est du moins ce que dit le Sage : Ecclésiaste 1.17.

choral

Notre savoir et notre intelligence sont enveloppés de ténèbres, si la main de ton Esprit ne nous remplit de la lumière de tes plaies. Toi seul peux nous donner de bien penser et de bien écrire.

récitatif

Voici le monument que le docteur Paul a voulu élever aux savants ; Où est le sage, où est le scribe, où est le disputeur (1 Corinthiens 1.10) ? Et lorsque ailleurs, se servant d’expressions encore plus dures, il compare, quant au but qu’il poursuit, la science à de l’ordure (Philippiens 3.8), ces paroles aussi sont assez mal sonnantes.

choral

Au lieu des souffrances de Jésus et de sa passion sanglante, on étudie de nos jours encore la philosophie, et les chrétiens, si oublieux de Christ, s’attachent à elle comme des hannetons. Seigneur, aie pitié !

récitatif

En vérité, je ne m’étonne pas si des gens qui ont la Grâce ne font guère de cas des dons par lesquels on peut devenir un homme illustre aux yeux du siècle, et si tout leur désir ne tend qu’aux sciences solides qui, après la perte de tout savoir, de toute connaissance et de toute intelligence, demeurent inébranlables et sont des ancres de salut.

choral

Apprends-nous seulement à connaître le Crucifié, et nous abandonnerons à d’autres ce que d’autres nomment connaissance.

récitatif

C’est aller bien loin, dira-t-on ; c’est n’envisager la question que sous une face ; voyons-la par l’autre côté. La lumière n’est-elle donc bonne qu’à aveugler ? N’y a-t-il pas bien souvent des occasions où l’on peut en temps utile appliquer à un bon but les dépouilles d’Égypte amassées avec des mains innocentes et pures ? Où est-il dit qu’il soit nécessaire de ramener de nouveau l’antique barbarie des cloîtres, de s’abrutir à plaisir, plutôt que de devenir un habile homme ? — Arrête, apologète ! sache que lorsqu’on fait tant que d’apprendre, on aime mieux apprendre quelque chose de complet et de juste que quelque chose de faux et d’incomplet ; le style des viri obscuri n’est pas d’ordonnance dans l’Empire. Moi aussi je conseille d’étudier ; mais voyez et comment.

texte

Un docteur de la loi, bien instruit pour le royaume des cieux, est semblable à un père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes (Matthieu 13.52).

récitatif

Voilà comment ! voilà où ! C’est ce que nous voyons ici, dans ce séminaire destiné aux prédicateurs des Plaies et de la Croix, dans ce séminaire qui, fuyant le brouillamini du monde et ses rêvasseries, s’est réfugié dans le côté sanglant et fait chorus avec toutes les autres bandes qui suivent l’Agneau. C’est encore Paul qui nous fournit notre texte : Mes frères, vous qui êtes saints, je souhaite que vous pénétriez dans la longueur et la profondeur de cette science, si large et si élevée que votre regard le plus perçant peut à peine arriver jusque-là. Voilà cette fois qui en vaut la peine ! Eh bien ! si vous parvenez jusque-là, tellement que vous laissiez chacun bien loin derrière vous, quel sera donc le point auquel vous serez arrivés ? Au mieux aller, vous serez arrivés à confesser (non pas par opinion, non ! par expérience, après quatre-vingts ans d’étude et après avoir amèrement sué sur les arcanes de la Cabale) qu’il y a eu une fois un homme, un Dieu, nommé Jésus-Christ, qui s’est épris d’un tel amour que sa place auprès de Dieu s’est trouvée vide, parce qu’Il était venu loger chez nous. Si vous vous souvenez bien sur quel banc Il a été assis, vous serez pressés d’oublier toute hauteur, profondeur, longueur et largeur, et vous direz : Dieu soit loué ! Lui aussi a été séminaristea.

a – « Il a appris l’obéissance. » (Hébreux 5.8)

choral

Et Il vécut trente ans, pauvre et méprisé, et fut immolé et servit de rançon pour nous et pour tout le monde.

caria

C’est pourquoi, ô séminaire de la Croix ! l’école de la passion, le martyre du corps, les angoisses des combats de l’âme, voilà les sujets que tu approfondiras d’abord en silence et auxquels tu rendras ensuite témoignage avec ravissement et sans relâche.

le chœur

Oh ! qu’Il m’aide à rendre ce témoignage et à gagner beaucoup d’âmes à ce sentiment ! Et je prêcherai sans cesse sa Parole d’une voix de basse-taille, et Il en sera le défenseur.

récitatif

Il serait bien bon que les universités ne pussent ou ne voulussent pas tuer ce bienheureux courage qu’inspire la Grâce et qui repose sur la doctrine de la Passion. Le sang de Jésus n’était-il pas l’unique bien des apôtres et des prophètes ?

choral

Il n’y a plus de câble qui le retienne au rivage ; l’esquif vogue maintenant par un vent et une mer favorables ; les plaies expiatoires de l’Agneau ont été guéries et sont déjà annoncées par toute la terre.

Ceci est plus que suffisant pour faire connaître le style étrange et bigarré de certaines poésies de Zinzendorf. Il faut se souvenir cependant que ces aspérités sont plus sensibles encore dans une traduction que dans le texte, et que la rime et la mesure font passer sur bien des singularités. Pour qu’on puisse se faire une idée de l’original, nous donnons en allemand la fin de cette cantate :

aria

Nun Corpus Evangelicum,
Du alte Unitas Fratrum
Und beyder Reformirten Kirchen
Die ihr Lutheri Lehr-Grund treibt
Dem Læmmlein aber unterschreibt,
Euch zeichnen seines Rueckens Furchen.
        O Zahl !
        Aus Wahl
      Beim Wunden-Maal.

choral

Wir sind dem Lamm verbunden
Ail Augenblick und Stunden
Vor diese Unitæt ;
Was Leib und Seel vermœgen,
Das woll’n Wir unterlegen
Der hoilgen Creutzos Facultæt.

aria

      Das Lied ist aus,
      Nu liebes Haus !
Dein Haus-Herr ist der Gott der Gœtter,
Und deines Haus-Manns Heil und Retter ;
Der Erbe dieses Hauses ist
Im heilgen Seiten-Wundon-Schreine
Ein seliger Seminarist.
Bleib selig, erudite Grex ;
Sit Tibi Agnus, Doctor, Lex
      Et Rex.

gemeine

      Ave, Agnus Dei.
      Christe eleison !
      Gloria pleuræb.

bGloria pleuræ : Gloire au côté, c’est-à-dire au côté percé de Jésus. Le second de ces mots est grec.

solo

Euren Ausgang segne Gott,
Euren Eingang gleichermassen,
Segn’ euch euer tœglich Brodt,
Segne euch das Blut-Auflassen,
Segne euch mit Gnaden-Pfunden,
Ihr Theologi der Wunden !

tutti

Christe, du Lamm Gottes, der du trægst
die Suende der Welt, lass uns deinen Frieden.

Nous n’avons pas craint de citer cette cantate, bien que traduite et présentée isolément elle risque de donner peut-être une idée exagérée des excentricités de l’auteur. Nous avons voulu être fidèle à l’esprit de Zinzendorf, qui, dans sa passion pour la vérité, mettait autant d’empressement à montrer ses défauts et ses côtés faibles que d’autres en mettent à les dissimuler. Il est malheureusement plus facile de faire passer dans une traduction les bizarreries d’un poète que d’en rendre les beautés. Nous prions donc ceux de nos lecteurs qui ne sauraient pas l’allemand de nous croire sur parole si nous leur affirmons que Zinzendorf a fait preuve, dans le plus grand nombre de ses cantiques, d’un génie poétique remarquable.

On trouverait difficilement, en effet, un poète qui ait uni à des sentiments plus profonds et plus vrais une plus grande facilité de versification. La poésie était sa langue naturelle. Ses vers coulaient, a-t-il dit lui-même :

Ainsi que d’un tonneau dont on ôte la bonde.

On comprend aisément que chez lui, comme chez Ovide et comme chez tous ceux qui ont eu ce don à un si haut degré, la facilité ait dégénéré trop fréquemment en négligence et quelquefois en une sorte de verbiage. Cet extrême abandon le conduit même souvent — comme dans la pièce que nous venons de citer — à des idées et à des images qui paraissent cherchées bien loin, tandis qu’elles ne sont, au contraire, que l’expression d’un naturel trop indulgent à lui-même et qui ne se donne pas la peine de se réprimer.

Mais ce naturel est un charme qui fait passer par-dessus bien des défauts, et d’ailleurs ce n’est que dans un certain nombre de poésies du comte que ces défauts se retrouvent. Quelques-unes sont des chefs-d’œuvre.

Zinzendorf est un psalmiste des temps modernes. Toutes ses poésies sont des poésies spirituelles — d’ordinaire des cantiques. Il ne chante que le Sauveur, sa seule pensée, son seul amour, et l’on ne peut assez admirer l’inépuisable fécondité de son imagination et la fraîcheur de son inspiration dans un sujet toujours le même. C’est surtout la nature humaine de Jésus, son incarnation, ses souffrances, qui fournissent à ses chants leur inspiration. Aucun poète n’a célébré avec les accents d’une aussi tendre reconnaissance et d’un amour aussi passionné, l’humiliation du Fils de Dieu en faveur des pécheurs, sa vie pauvre et souffrante, la crèche de Bethléhem et la croix de Golgotha. « On n’aura jamais fini, dit-il quelque part, de chanter Noël et la Passion, »

Jusqu’à ces derniers temps, on n’avait guère accordé une attention suffisante aux œuvres poétiques de Zinzendorf. On s’était attaché surtout à en relever les bizarreries. L’école allemande moderne, toute préoccupée de la forme, amoureuse à l’excès des arabesques et des raffinements rythmiques, ne pouvait apprécier à sa juste valeur un poète qui n’est que poète et qui n’a jamais songé à être un artiste.

Herder cependant avait déjà rendu hommage à cette face du génie de Zinzendorf, et de nos jours un poète allemand distingué, Albert Knapp, plein d’admiration pour les cantiques du comte, en a donné (en 1845) une édition, sinon complète, du moins très étendue. Jusque-là les poésies de Zinzendorf — en partie disséminées dans les recueils de cantiques de l’église des Frères, en partie demeurées manuscrites — n’avaient pas encore été recueillies. M. Knapp a éliminé celles qui lui paraissaient n’avoir plus d’intérêt pour notre époque ou qui lui semblaient défigurées par trop de négligences ou de témérités. Après ces retranchements, son recueil se trouve contenir encore, sept cent soixante-dix poésies, faisant ensemble plus de quarante mille vers.

Les meilleures, au jugement de M. Knapp, sont celles que Zinzendorf composa de 1722 à 1740, c’est-à-dire depuis la fondation de Herrnhout jusqu’au voyage en Pensylvanie. Ce sont les plus châtiées. Les plus négligées et les plus bizarres datent de 1744 à 1749, c’est-à-dire de l’époque de crise dont nous avons parlé au livre septième de cet ouvrage.

Un des cantiques les plus populaires de Zinzendorf est celui qui commence par ces mots : Christi Blut und Gerechtigkeit. Il le composa en 1739, pendant son séjour aux Indes-Occidentales. Des trente versets dont il se compose, nous ne citerons que les trois suivants :

Christi Blut und Gerechtigkeit,
Das ist mein Schmuck und Ehrenkleid ;
Damit will ich vor Gott besteh’n
Wann ich zum Himmel werd’ eingeh’n.

Und wuerd’ ich durch des Herrn Verdienst
Auch noch so treu in seinem Dienst,
Gewænn’s auch allem Bœsen ab,
Und stuerb’ der Suende bis zum Grab :

So will ich, wann ich zu Ihm komm’,
Nicht denken mehr an gut und fromm,
Sondern : da kœmmt ein Suender her,
Der gern fuer’s Lœsgeld selig wær’ !

Les premières poésies de Zinzendorf que l’on ait conservées sont de sa douzième année et ont été composées pendant son séjour au Pædagogium de Halle. Elles ont déjà pour sujet la Passion de Jésus-Christ, sa Naissance et sa Résurrection. Son dernier cantique est du 4 mai 1760, peu de jours avant sa mort.

En terminant, rappelons, du reste, que les poésies de Zinzendorf ne doivent point être lues à un point de vue purement littéraire. On ne saurait les séparer de sa vie. Les accords de sa lyre ne sont pour ainsi dire, suivant l’heureuse expression de Knapp, que le mélodieux accompagnement d’une vie entière de dévouement et d’amour, consacrée au service du Seigneur.

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