Conférences sur le Fils de l’homme

II
Le Saint et le Juste

…… le Saint et le Juste.

(Actes 3.14)

L’homme pécheur et perdu a le droit de se demander quelle est la valeur morale de celui qui vient le chercher et le sauver ; — C’est notre question de ce jour.

Tout est tellement lié dans l’auguste personne du Fils de l’homme, et telle est la promptitude de son rayonnement, que je pourrais déjà m’en référer à notre première conférence. Je n’ai fait que l’introduire, mais je n’ai pu le nommer sans vous inonder déjà de sa lumière.

En cherchant à vous rendre sensible l’humanité éclatante de sa vivante figure, j’ai été forcément conduit à relever en lui les traits les plus purs et les plus nobles de la figure humaine prise en elle-même. (Les plus nobles et les plus purs ne seront-ils pas toujours les plus humains ?)

En vous donnant un aperçu de la pensée intime avec laquelle il s’est présenté dans le monde, et du plan dont il est venu poursuivre ici-bas la réalisation, j’ai dû forcément diriger vos regards sur une âme dans laquelle la sublimité des vues implique naturellement la sublimité de l’âme elle-même. Si les grandes pensées viennent du cœur et si un grand dessein ne saurait naître que dans un grand cœur, le plus saint et le plus vaste de tous les desseins, n’a pu naître que dans un cœur extraordinairement grand et extraordinairement saint.

La pensée de se proposer soi-même au genre humain comme objet de foi, c’est-à-dire d’amour, d’admiration, d’adoration, suppose la conscience d’une telle supériorité, sous peine d’une telle absurdité, qu’on est obligé de reconnaître chez celui qui l’affiche, une présomption, du moins en faveur de ses droits à l’admiration et à la foi du genre humain.

Cependant tout cela réclame une démonstration, j’ai hâte de le reconnaître. Les prétentions du Fils de l’homme sont trop hautes pour se soutenir ainsi d’elles-mêmes, et la conscience sérieusement interrogée, n’y souscrit qu’à une impérieuse condition ; celle de trouver en lui, réalisé dans sa plénitude, l’idéal même de la perfection. Si un seul de ceux qu’il prétend sauver pouvait lui faire baisser les yeux en le regardant en face, si un seul de ceux auxquels il dit : venez à moi pour avoir la vie, pouvait lui répondre : je suis meilleur et plus grand que toi ; si cela pouvait seulement se supposer, convenez qu’il n’en faudrait pas davantage, pour renverser dans le néant et frapper de dérision toute son entreprise. Nous avons vu la tête d’or de la statue ; assurons-nous maintenant que ses pieds ne sont pas d’argile.

Je commence, mes frères, par vous faire observer que nous sommes ici en présence d’un fait attesté. Quand on pose la question de la valeur morale de Jésus-Christ, on a, dès le premier instant, à compter avec toute une hiérarchie de témoins qui se rencontrent pour lui attribuer, sans hésitation, la perfection absolue.

Le premier de ces témoins, c’est lui-même. Chacun est le premier, en effet, à recevoir une certaine impression de son propre caractère, et plus un homme est avancé dans les voies de la sanctification, plus généralement vous le trouverez disposé à se condamner, parce qu’en- même temps qu’il s’élève, sa conscience s’éclaire et lui découvre les abîmes qui le séparent encore du but : « Je ne sais pas ce que c’est que le cœur d’un scélérat, disait le comte de Maistre. Je ne connais que celui d’un honnête homme : c’est affreux ! » Saint Paul va plus loin encore, quand il se déclare le premier des pécheurs, vendu au péché, en qui n’habite aucun bien. Et généralisant cette appréciation, saint Jean déclare que si quelqu’un dit qu’il est sans péché, c’est qu’il se séduit lui-même, ou qu’il est dupe d’une illusion.

Cependant, le fait est là, que Jésus, le plus humble et le plus clairvoyant des hommes, s’est attribué à lui-même la perfection. Non seulement il a dit des paroles comme celles-ci : Le prince de ce monde n’a rien en moi. Le Père ne me laisse jamais seul, parce que je fais toujours ce qui lui est agréable. Glorifie-moi, toi Père, car j’ai accompli l’œuvre que tu m’avais donnée à faire. Mais vous ne pourrez jamais, dans sa vie entière, surprendre un instant de doute ou d’hésitation, dans l’affirmation sereine de sa souveraineté morale. Il prescrit à ses disciples le devoir de la perfection, avec la majesté de la loi elle-même. Il dit tout naturellement : La lumière est venue dans le monde : Je suis la lumière du monde. A moi appartient le pouvoir de juger, parce que je suis le Fils de l’homme. Lui, qui commence son ministère en criant : Amendez-vous et vous convertissez, qui a soif de la repentance du monde entier et prétend courber toutes les consciences dans un même néant devant Dieu, il ne laisse jamais percer la plus imperceptible arrière-pensée, qu’il puisse en avoir pour lui-même le plus imperceptible besoin ; il porte au-dedans de lui une conscience vierge, glorieuse, immaculée ; il resplendit de paix intérieure, et le bruit de ses pas, le son de sa voix, jusqu’au langage muet de sa physionomie, tout en lui semble murmurer incessamment ce refrain : Saint, innocent, séparé des pécheurs, élevé au-dessus des cieux. Joignez à cela l’impression produite autour de lui, par sa majestueuse apparition : le témoignage nous en a été conservé. — Je ne parle pas seulement de ces foules de peuple, qu’il subjuguait et retenait enchaînées, par un ascendant sans exemple ; de cette naïve admiration, de cette confiance sans bornes qui donnaient à toutes les paroles tombant de sa bouche, le poids indiscutable de la vérité même. Si nous avions pu nous asseoir sur les bords du lac de Tibériade, ou sur le penchant des monts qui en dominent la vallée, quand il prodiguait aux troupes les trésors de son âme, nous n’aurions pu échapper à cet entraînement recueilli qui faisait dire, même au plus prévenus : Jamais homme ne parla comme cet homme.

Mais nous savons tous que c’est peu de voir l’attitude d’un homme en public, quand tous les regards sont sur lui ; et peut-être nous serait-il resté cette arrière-pensée si naturelle, que pour le bien connaître, il aurait fallu le suivre dans l’intimité. Nous savons par expérience que s’il n’y a pas, comme on l’a dit, de héros pour son valet de chambre, il y a encore moins, hélas ! de saint parfait pour ceux qui partagent les hasards de sa vie privée. Or, mes frères, nous avons le témoignage d’hommes, qui l’ont vu de plus près qu’un serviteur ne voit son maître, un enfant son père, un voyageur son compagnon de route. Les disciples sont ces hommes-là. Ils ont eu comme la mission providentielle de l’étudier à fond, de percer à jour son âme dans les situations les plus diverses, dans les plus solennelles comme dans les plus vulgaires. Ils ont pu l’observer quand il paraissait devant le peuple, et quand il se retirait ensuite. Ils ont entendu ses confidences comme ses discours publics, ses épanchements les plus familiers comme ses plus graves déclarations. Ils étaient avec lui, les yeux ouverts sur lui le matin avant qu’il sortît, le soir quand il rentrait, la nuit même quand il reposait. Rien dans sa vie, absolument rien, n’a pu leur échapper. Or, plus nous les voyons rapprochés de lui, plus ils nous apparaissent prosternés dans une admiration, qui n’a pas sa pareille dans le monde. La perfection de leur maître les frappe d’une persuasion immédiate, instantanée et toujours croissante. La clarté du soleil n’est pas plus évidente à leurs yeux. Ils sont à ses pieds et y entraînent le monde avec eux. Nous n’avons que le reflet de l’impression produite sur eux, et ce reflet nous subjugue. Et ce n’est pas, vous le savez, qu’ils se répandent en professions d’enthousiasme, en exclamations admiratives ; ce n’est pas que, par un art ingénieux, ils cherchent à faire ressortir les conclusions auxquelles ils sont eux-mêmes arrivés, sur le personnage de leur maître. Loin de là ; ils croiraient faire injure à celui qu’ils appellent le Seigneur, en paraissant seulement faire son éloge. Ils se contentent de dire : Voilà ce que nous avons vu, voilà ce que nous avons entendu. Ils racontent la vie du personnage le plus extraordinaire, comme on écrit des histoires pour les enfants. Leur plume semble avoir été trempée dans cette douce lumière qui rayonnait autour d’eux. Leur conviction est si entière, si absolue, qu’elle en devient comme transparente, et ne se communique pas autrement que par le caractère même d’évidence qu’elle communique à son objet. Plus on y réfléchit, plus on est frappé de la valeur immense d’un pareil témoignage.

Je n’ai garde d’oublier que si le Fils de l’homme a eu des disciples, il a eu aussi des adversaires. Songeriez-vous à vous en étonner ? Croyez-vous donc que la sainteté n’ait pas ses contradicteurs ici-bas ? Jésus en a eu, et en aura de tout temps. Il a pour ennemis naturels, toutes les passions, tous les vices, tous les ennemis du salut de l’homme. Tant que le péché s’incarnera dans la nature humaine, il lèvera des armées contre Jésus-Christ ; tant qu’il y aura des voluptueux, des orgueilleux, des ambitieux, des hypocrites ; tant qu’il y aura des âmes préférant les ténèbres à la lumière, il y aura des hommes intéressés à le noircir et acharnés à le confondre. Cela aussi est un hommage, un splendide et nécessaire hommage. Loin de nous étonner qu’il l’ait reçu, nous aurions grand sujet de concevoir des doutes sur son caractère, s’il lui avait manqué. De son vivant comme aujourd’hui, on a vu des hommes de plaisir, soulevés contre lui par sa pureté même, des faux dévots par sa sincérité, des égoïstes par sa charité, des formalistes par sa spiritualité. Hélas ! toutes les catégories d’adversaires qu’il a pu rencontrer dans la suite, s’étaient déjà donné rendez-vous autour de lui à Jérusalem et dans la Judée, pour l’étouffer, si cela avait été possible. Ils avaient formé contre lui la ligue la plus formidable, et ourdi pour le confondre, la trame la plus habilement conçue.

Avec une clairvoyance et une astuce, que l’enfer seul a pu inspirer, ils avaient compris que le vrai moyen de le perdre était tout simplement de le surprendre ou de le faire tomber en faute. Si cet homme fait un seul faux pas, s’étaient-ils dit, c’en est fait de lui. Et ils ne se trompaient pas. Les voilà donc toujours sur son chemin, épiant chacune de ses démarches, interprétant chacune de ses actions, retournant chacune de ses paroles, pour y chercher ne fût-ce que l’apparence d’un prétexte d’accusation. Et non seulement cela, mais ils combinent les pièges les plus perfides, pour les tendre devant ses pas ; ils s’étudient à le mettre en contradiction avec lui-même, à l’amener dans des situations sans issue. Pendant trois ans ils aiguisent leurs regards, ils aiguisent leurs langues, ils aiguisent leurs esprits pour réussir dans ce projet infernal. Et ils échouent, ils échouent radicalement. Je n’en veux pour preuve que leur exaspération croissante. Ils ne lui cherchent un crime avec tant d’opiniâtreté et de mauvaise foi, que parce qu’ils ne lui en sauraient trouver. Que leur importerait un pécheur de plus dans cette populace, qu’ils qualifient d’exécrable ? Mais un saint reconnu de tous, un Roi des âmes et des consciences, voilà ce qu’ils ne peuvent tolérer. C’est l’éclat de son innocence qui provoque surtout l’éclat de leur colère. Et s’ils parviennent un jour à se défaire de lui, ce ne sera qu’en lui rendant à leur manière un nouveau et suprême témoignage. Au moment même de leur triomphe, Jésus pourra leur dire avec son calme habituel : Qui de vous me convaincra de péché ? — Pilate cédant à la violence, leur dira à son tour en se lavant les mains : Je suis innocent du sang de ce juste ! — Le brigand crucifié avec lui sera converti par la seule évidence de sa royauté morale. — Un centenier romain qui avait tout suivi, quand tout sera terminé, dira encore en se frappant la poitrine : Oui certainement cet homme était juste !

Aussi l’admiration a-t-elle survécu à l’ignominie, et la mort infamante du Fils de l’homme, bien loin de le rabaisser dans l’estime des hommes, n’a servi qu’à mettre en une plus haute évidence, l’impression sans précédent, qu’avait déjà produit sa vie. Pour les disciples de Jésus-Christ, à quelque temps, à quelque lieu qu’ils appartiennent, la perfection de leur maître crucifié, est l’axiome des axiomes, en matière de morale comme en matière de foi. Ce n’est pas seulement la pierre angulaire, c’est la condition d’existence de leur corps d’association. Vous avez entendu parler de ces palais de glace qui se construisent quelquefois en Russie, ouvrage d’une saison, qui disparaissent au printemps. Ce sont de vraies habitations, présentant toutes les apparences de l’harmonie et de la solidité ; seulement il y a une condition à leur existence, et cette condition venant à manquer, tout s’écroule, s’écoule, et de ce chef-d’œuvre de l’art, un beau jour il ne reste plus rien, mais plus rien. L’Eglise est cet édifice, mes frères ; elle ne subsiste non plus, que dans une condition (plus stable, à la vérité, que la température de l’atmosphère). Supposez, par impossible, la découverte d’une énorme imposture, que dis-je ? la découverte d’un vice, que dis-je ? la découverte d’une chute, d’une seule chute dans la vie de Jésus-Christ, comme nous en comptons par centaines dans les nôtres ; et ce majestueux édifice où tant de générations humaines se sont abritées, je ne dis pas s’écroule, mais s’éclipse ; il n’en reste plus rien ; pas une pièce ne vaut la peine d’être conservée ; vous la prenez, elle s’évanouit entre vos mains. Voilà donc des millions et des millions d’hommes, de toute classe et de toute culture ; parmi eux les plus profonds penseurs, les moralistes les plus subtils, qui, depuis dix-huit siècles, se sont donné la tâche de contempler la face de Jésus-Christ, de lire dans son âme, d’approfondir son caractère ; et qui, unanimement proclament à la face de l’univers que, non seulement ils ne sont jamais parvenus à y découvrir la plus légère imperfection, mais encore qu’ils ne sauraient imaginer une grandeur, une beauté morale, qui ne trouve en lui son type définitif et accompli.

Vous-mêmes enfin, qui que vous soyez, que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas, vous obéissez d’instinct à cette impression. Nous avons fait en réalité de Jésus-Christ, la loi même de notre monde moral ; nous avons appris à tout évaluer et à tout vérifier d’après lui ; nous sentons que s’éloigner de lui, c’est s’éloigner du bien ; s’en rapprocher, c’est la plus haute et la plus pure expression de la règle du devoir. Fait unique, mes frères, qui élève Jésus-Christ à une hauteur incommensurable au-dessus des hommes qui ont légué leur mémoire à l’admiration de leurs semblables. Dans tous les ordres de la grandeur humaine, le nom d’un grand homme évoque immédiatement le nom d’autres grands hommes, qui sont ses pairs, et auxquels on le compare involontairement. Mais dans l’ordre de la perfection, qui éclipse ou absorbe tous les autres, prononce-t-on le nom de Jésus-Christ, aussitôt tout rentre dans l’ombre ; il n’a ni son pareil, ni son rival ; et cet être si vrai, si naturel, si humain, nous apparaît au sein de l’humanité, par le seul éclat de son humaine beauté, comme en un mystique isolement.

Mes frères, je prends cette impression pour ce qu’elle est : pour un fait. Et, m’arrêtant ici, je jette un rapide regard sur les premiers résultats acquis de notre étude. Nous possédons maintenant trois traits qui constituent provisoirement ce que j’appellerai notre caractéristique du Fils de l’homme. — Nous savons qu’il a conçu dans son esprit le projet le plus extraordinaire qui jamais soit monté dans l’esprit d’aucun homme ; un projet auprès duquel les entreprises les plus gigantesques des plus gigantesques ambitions, ne sont que de vrais jeux d’enfants. Il a vu que le monde n’allait pas bien : il a conçu la pensée de le redresser ; il a vu que l’humanité souffrait : il a résolu de la guérir ; il a vu que la source de tous les maux était le péché, et il s’est dit : J’ôterai le péché du monde. — En outre, nous savons que, pour l’accomplissement de ce dessein inouï, il n’a prétendu employer d’autre moyen que lui-même. Créant un monde nouveau sur les ruines de l’ancien, il en a voulu seul porter le poids sur ses épaules. C’est en se manifestant et en se proposant à l’universelle contemplation de tous, qu’il remuera les consciences, conquerra les cœurs, transformera les idées et les mœurs ; en un mot, qu’il fera toutes choses nouvelles. — Nous savons enfin que croyant lui-même à l’absolue perfection de son caractère moral, il a imprimé cette conviction dans l’âme de ses contemporains immédiats, et en a fait l’article de foi fondamental, d’une postérité immense et tous les jours croissante. Ce sont là des faits, je le répète, et l’homme auquel ils se rapportent, a vécu. Or, supposez pour un instant que nous ignorons totalement le détail de sa vie. Essayez de la reconstruire par l’imagination. Quelle idée allez-vous vous en faire ?

Voilà, vous en conviendrez, un problème historique fait pour nous jeter en d’étranges perplexités. — Quand on me parle d’un homme qui a voulu asseoir sa domination dans le monde, d’un conquérant, je me le représente aussitôt à la tête de ses armées, donnant des ordres à ses maréchaux, foulant les peuples et faisant trembler la terre sous le pas de ses légions. Quand on me parle d’un bienfaiteur de l’humanité, voulant établir sur un grand pied quelque réforme salutaire, je me représente aussitôt un prince philanthrope, siégeant dans sa capitale, entouré de ses ministres, et couvrant ses états, de nouvelles et généreuses institutions. Mais un homme qui conçoit tout ensemble la pensée, de se faire le centre du monde et de le réformer… quelles fabuleuses expéditions va-t-il donc entreprendre ? quelle capitale va-t-il choisir pour son séjour ? quels gigantesques ressorts d’administration va-t-il mettre en mouvement ? — D’autre part, quand on me parle d’un homme qui a aspiré à la perfection, et dont le nom, après lui, est demeuré, comme on dit, en odeur de sainteté, je me représente aussitôt un solitaire contemplatif, occupé sans relâche à dompter sa chair pour affranchir son esprit, fuyant les tentations, jeûnant, méditant, s’absorbant dans le silence et la retraite. Mais un homme se constituant dès le début, et se conservant jusqu’à la fin, dans un état de sainteté absolue, un homme indiscutablement réputé parfait… quelles barrières infranchissables est-il donc parvenu dès son enfance à élever entre le monde et lui ? de quelle triple cuirasse d’airain a-t-il enveloppé son cœur ? Apparemment, c’est un homme dont les yeux n’ont rien vu, dont les oreilles n’ont rien entendu, dont la chair n’a jamais frémi, dont le cœur n’a jamais battu, que sais-je ? dont les pieds, peut-être, n’ont jamais touché terre. — Quand on me parle enfin d’un homme qui s’est proposé d’éblouir ses semblables, et de les frapper d’admiration en attirant sur lui les regards, je me représente aussitôt, quelque mortel couronné de toutes les faveurs de la nature et faisant parade de ses dons, ou quelque sage à l’aspect grave, convoquant autour de lui d’autres sages, pour se faire de la distinction même de ses disciples, un piédestal aux yeux du profane vulgaire. Mais un homme, n’aspirant à rien moins qu’à se constituer lui-même l’unique objet des contemplations du genre humain, un homme qui dit : Regardez à moi, et il ne vous manquera rien, vous jouirez de la plénitude d’une parfaite satisfaction… de quel costume fatidique va-t-il donc se revêtir, et à quelle distance respectueuse tiendra-t-il le commun des mortels de sa mystérieuse majesté ? — Mais pardessus tout, comment concilier toutes ces choses ? Mon esprit s’y perd, je l’avoue, et, tombant à la fois d’impossibilités en impossibilités et de contradictions en contradictions, je me borne à conclure, que si la terre a réellement été le théâtre d’une pareille existence, elle a vu la chose la plus extraordinaire, la plus prodigieuse et la plus inouïe qui se puisse imaginer.

Après cela, j’ouvre l’Evangile et j’y relis cette naïve et touchante histoire du charpentier de Nazareth. Ah ! convenez qu’en tête des choses qui ne fussent jamais montées au cœur de l’homme, il faut placer avant tout, ce confondant prodige de simplicité. — Le Fils de l’homme est apparu. Vous demandez dans quelle capitale : On vous nommera tour à tour Nazareth, Cana, Naïn, Capernaüm, les villages et les bourgades d’une obscure province des campagnes. — Vous vous informez de son costume : Eh ! il porte tout simplement le costume d’un artisan de son pays. — Vous vous attendiez à un état-major de grands personnages : Ses compagnons sont Pierre, Jacques et Jean, bateliers et pêcheurs des bords d’un lac de la Galilée. — Vous ouvriez de grands yeux pour contempler les actions d’éclat, par lesquelles il frapperait l’attention de l’univers, et inaugurerait cette suprême révolution des choses qu’il prophétise : Ses actions d’éclat sont de s’entretenir avec une femme de la Samarie, au bord du puits où elle vient chercher son eau ; de consoler une mère désolée, en lui rendant son fils qu’elle pleure ; de nourrir une multitude affamée, tout en ayant soin de lui rappeler, qu’il y a un aliment spirituel plus désirable que le pain qui périt ; ses hauts-faits sont d’évangéliser les pauvres, de pleurer avec ceux qui pleurent, de répondre à tous ceux qui le demandent et de prévenir ceux même qui ne le cherchent pas.

Voulez-vous le chercher à votre tour ? Désirez-vous lui parler ? Allez sur la colline, près de Jérusalem ; entrez dans cette maison d’apparence aisée, vous le trouverez en compagnie d’un frère et de deux sœurs qui sont de ses amis ; — ou frappez à la porte de cette demeure plus humble ; c’est celle de là belle-mère de Pierre, son disciple : la pauvre femme est malade, elle a désiré avoir la visite du maître que vénère son gendre ; — ou bien encore, montez dans cette chambre haute à Jérusalem : il est venu, selon l’antique usage de son peuple, célébrer la Pâque dans la ville sainte ; il soupe avec ses disciples, l’un d’eux est appuyé sur son épaule, tandis qu’il leur fait entendre ces paroles dont la grandeur et la sublimité nous pénètrent et nous ravissent aujourd’hui, comme elles les pénétraient et les ravissaient sans doute, en tombant pour la première fois de ses lèvres.

On s’abandonne sans y penser, à ce charme de fraîcheur qui respire dans l’Evangile, et qui étonne toujours, chaque fois qu’on y revient. — Que fait le maître aujourd’hui ? Il a reçu, pour lui et pour ses disciples, l’invitation d’assister à un repas de noces dans une maison d’amis à Cana de Galilée. Il sait bien que, chez son peuple, ce sont là des occasions de réjouissance où l’on s’abandonne à toutes les espérances de la vie. Mais ce ne sera pas, pour lui, une raison de refuser : il viendra, et ne viendra pas, sachez-le bien, comme un ascète pour protester par une figure rébarbative, contre la joie des convives : il viendra s’y associer, en unissant ses félicitations à leurs félicitations et ses vœux à leurs vœux : il viendra la sanctifier surtout, par ce je ne sais quoi qui est en lui et fait sortir de toutes choses, comme un parfum à la gloire de Dieu, — Une autre fois… mais qu’est-ce donc que j’ai vu ? Le maître était assis au milieu de ses disciples, il enseignait ; une foule attentive était suspendue à ses lèvres. Quelques mères (elles sont toutes les mêmes et n’ont qu’une pensée !) quelques mères se concertent pour percer les rangs, en poussant devant elles leurs petits enfants : elles veulent les lui présenter ! Un tumulte s’ensuit, naturellement. Les disciples reprennent ces indiscrètes. Jésus de s’entremettre aussitôt. Il s’indigna, dit-on. — Laissez, laissez venir à moi ces petits enfants. Ne les en empêchez point ! — Et le voilà qui s’en occupe, les caresse, les bénit ; puis, relevant la tête, se prend à dire : — Qui reçoit un de ces petits me reçoit. Mon royaume est pour eux et pour ceux qui leur ressemblent ! — En vérité, ne s’oublie-t-il pas quelquefois ? — S’il s’oublie !… Parents heureux qui préparez les noces de vos fils et de vos filles, mères heureuses qui regardez dans son berceau votre premier né, avec ces longues pensées du cœur, ne frémissez-vous pas à la seule pensée de ce qui manquerait à l’Evangile, sans le récit des noces de Cana, ou sans celui de la bénédiction des petits enfants ?

Après cela, ces faits sont isolés, je le reconnais, et il est vrai que plus ordinairement son cœur conduit ses pas à la rencontre des pécheurs, pour leur annoncer le pardon, et à celle des malheureux, pour leur prodiguer ses consolations. On dirait même qu’il y ait en lui comme une vertu secrète qui les attire : les routes en sont encombrées partout sur son passage, et aussitôt qu’il arrive en un lieu, chacun s’empresse de lui en amener la troupe partout et toujours si nombreuse. On le voit alors, se multiplier pour répandre les bienfaits, sans jamais négliger une occasion de s’adresser aux âmes, pour les appeler à la repentance et au pardon ; et cela toujours avec un tel à propos, à la fois, et une telle sublimité, que ses paroles sont précisément celles qu’il fallait dire dans chaque cas particulier, et précisément celles qui devaient être entendues jusqu’aux extrémités de la terre, pour subsister encore, après que la terre elle-même, et le ciel auraient passé.

Mais il est temps de mettre quelqu’ordre, dans les réflexions qu’inspire naturellement le spectacle de cette vie. — Jésus a proclamé avec raison le caractère d’extraordinaire, que doit présenter la vraie sainteté : Je vous dis en vérité, que si votre justice ne surpasse pas celle des Scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. Si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, que faites-vous d’extraordinaire ? Tous ces préceptes tendent à la perfection, et par conséquent protestent contre cette moralité moyenne, cette honnête médiocrité, qui se contente de n’avoir dans le bien, ni pauvreté ni richesse ; il a même été, sans crainte du paradoxe, jusqu’à déclarer les péagers et les gens de mauvaise vie, plus rapprochés du royaume des cieux, comme étant plus naturellement disposés à une totale conversion, que les honnêtes et satisfaits mondains.

Mais quand les hommes recherchent l’extraordinaire de la sainteté, ils le placent volontiers dans la montre et en font bon marché dans le principe. Ils se séparent, s’isolent, se singularisent, se font une vie à part de la vie commune, comme s’ils aspiraient à se déshumaniser, hélas ! tout en conservant dans le fond, une trop large part, souvent, du triste héritage dont ils affectent de répudier la forme. L’orgueil du stoïcien, comme on l’a dit, se voit au travers des trous de son manteau. L’ordinaire, qui est le péché, se voit au travers de l’extraordinaire des apparences.

Jésus, lui, fait précisément le contraire. Chez lui, c’est le dedans, nullement le dehors, qui tranche sur tout ce qui l’entoure. Il ne fait aucune violence aux formes quelles qu’elles soient, sous lesquelles se présente la vie ; mais ces formes, il les remplit. Il n’arrange rien ; il transfigure tout. La vie, c’est le chemin de Dieu devant ses pas. Le premier acte de sa sagesse est de l’accepter ; le second d’y marcher sans jamais hésiter et sans faillir jamais. L’extraordinaire de la sainteté ne brillera donc chez lui, qu’au travers des conditions les plus ordinaires de l’existence.

Jamais, par exemple, vous ne le verrez céder à la tentation, de se faire le représentant exclusif d’une des classes, ou des catégories de la société. Et cela est si vrai, que si vous voulez dénaturer profondément son admirable figure, vous n’avez qu’à lui prêter ce rôle, si commun d’ordinaire aux hommes qui se proposent d’exercer, par leur exemple ou leurs enseignements, une action réformatrice sur les mœurs de leurs semblables. Il vit dans la pauvreté, il l’aime, il en relève la condition, à cause des pauvres qu’il aime et qu’il est jaloux de relever ; il parle avec tendresse des petits, il les affectionne en proportion des privations et des souffrances, qu’ils endurent ; mais essayez de faire de lui un moine mendiant ou un tribun du prolétariat ! — D’autre part, il ne fuit pas la société des riches ; il loge dans la maison de Lazare, il mange chez le pharisien Simon, il rend un admirable témoignage au publicain Zachée ; mais essayez de faire de lui le patron du bien-être, ou le défenseur attitré du droit des heureux ! — Il vit dans le célibat, et il honore le mariage ; il est juif, et il rend témoignage aux gentils ; les plus profonds docteurs viennent le consulter, et il bénit Dieu d’avoir mis la science à la portée des esprits les moins cultivés. Il fallait bien qu’il occupât lui-même une place en ce monde et non pas une autre ; il ne pouvait être tout ensemble riche et pauvre, savant et ignorant, homme et femme, vieillard et enfant. Mais ne vous semble-t-il pas que son rayonnement, s’étend d’un même coup sur toutes les conditions, et que vous les voyez devant lui, s’abaisser tour à tour, ou se relever, devant une grandeur nouvelle, qui les pénètre toutes, en les glorifiant ?

Il règne contre la sainteté, un préjugé qui l’accuse de rétrécir la vie, et de fermer le cœur aux larges et généreuses vibrations de la nature ; un saint, pense-t-on, est un homme qui se construit une cellule ici-bas, et n’ose exposer son âme délicate au contact du grand air. — Que voilà bien un préjugé qui tombe, à la seule rencontre de celui que nous aimons à considérer, nous autres chrétiens, comme le modèle accompli de la parfaite sainteté. Quelle vie plus librement épanouie et plus noblement répandue que la sienne !

Parlerai-je de ses relations ? — Voyez-le donc avec ses disciples, dont il se fait à la fois le camarade, le maître, le père, le frère, et qui lui fournissent à tous les degrés, toutes les occasions imaginables, d’éprouver tous les sentiments d’un cœur qui s’épanche, dans le commerce de toutes les amitiés. J’ai déjà dit un mot de la grâce inattendue et véritablement surprenante de sa manière d’être avec les petits enfants, cette pierre de touche des natures vraies. Que n’y aurait-il pas à dire de ses rapports avec les femmes, cette pierre de touche des natures vraiment pures ? Savez-vous bien que, de son vivant, il compta des amis parmi les principaux du peuple, les Nicodème et les Joseph d’Arimathée, en même temps qu’on lui faisait un crime de ses rapports si nouveaux et si bienfaisants avec les péagers et les déclassés ? Qui a-t-il exclu de sa familiarité, je vous prie ? Qui a-t-il méprisé ? Avec qui s’est-il trouvé mal à l’aise ? Qui a été, ou trop souillé, pour cet être si pur, ou trop vulgaire, pour cet être si noble, ou trop grand, pour cet être si humble, ou trop petit pour cet être sublime ?

Parlerai-je de son activité ? — Une secte fameuse de l’antiquité avait résumé la règle de la conduite dans ces deux mots : Supporte et abstiens-toi ! Noble devise dont la conscience salue en passant l’austère sévérité ; mais combien dépassée par celle du Fils de l’homme, qu’on pourrait résumer eu ces deux autres mots : Sanctifie et répands-toi. Ah ! ce n’est pas lui qui dirait : Quand j’aurais les mains pleines de vérités, je ne les ouvrirais pas. Tout en lui tend à l’action. S’il n’a pas un lieu où reposer sa tête, c’est qu’il est sans cesse à aller d’un lieu à un autre pour faire le bien. Les foules qui se pressent sur ses pas, sont comme une terre altérée de ses dons, et ses dons ne sont que lui-même, se donnant sous toutes les formes ; ses sympathies, ses vertus, ses forces, les richesses de son cœur et les richesses de son âme. C’est une source ouverte, enfin, qui ne tarit jamais, parce qu’elle s’alimente toujours à je ne sais quelle autre source cachée, qui semble avoir des bienfaits de quoi en submerger l’univers,

Parlerai-je de la substance de ses enseignements ? — Ce n’est pas son corps seulement, c’est son esprit qui se promène sans cesse au milieu des scènes variées de l’existence. Quelle connaissance et quelle pénétration de la vie dans ses admirables paraboles, qui prennent toujours l’homme sur le fait, dans les situations les plus familières comme dans les plus dramatiques. Il ne parle que du ciel, de Dieu, de l’éternelle destinée des âmes immortelles, sans doute, mais n’en parle jamais, qu’en homme qui se souvient d’avoir vu le berger conduisant ses brebis au pâturage, le semeur répandant son grain dans les sillons, la femme préparant son pain, le pêcheur jetant ses filets, le père pleurant sur les désordres de son fils égaré, ou même les heureux célébrant leurs festins de noces. Et d’autre part, quelle prodigieuse fécondité d’application dans ses moindres paroles ! Chaque mot tombant de sa bouche, est un germe vivant de progrès indéfini. Il dit : Rendez à César ce qui est à César, et il pose les bases de la distinction des deux sociétés. Il dit : Notre Père qui es au Ciel, et il jette la semence de la fraternité universelle. Il parle, et il prononce, comme en se jouant, le programme infaillible de la seule vraie civilisation : les rois y apprendront une nouvelle politique, et les peuples une nouvelle manière de se rencontrer sur la scène du monde. Il parle, et à dix-huit siècles de distance, sa parole ira adoucir les mœurs des cannibales, en même temps qu’elle vient réformer nos vieux codes et transformer nos antiques institutions.

Enfin, mes frères, considérez l’attitude du Fils de l’homme dans la lutte. — Il y a une double tentation pour les grandes âmes. Les unes, s’enivrant de leurs forces et poussées par un instinct plus noble que réfléchi, semblent se complaire à affronter gratuitement le danger. Nous en avons un exemple mémorable dans la personne d’un des apôtres. Simon Pierre va au devant d’une épreuve qui ne venait pas au devant de lui. Or, Jésus a prononcé sur ses pareils une sentence digne de remarque, quand il a dit, que celui qui cherche le danger, périra par le danger. Et en même temps que le précepte, ici comme en tout le reste, il nous fournit l’exemple. Quel qu’ait été en lui le sentiment de sa force pour surmonter les tentations, jamais, jamais vous ne le verrez les chercher ou les mépriser d’avance.

Mais c’est une tentation aussi, que de simplifier les conditions de la sainteté en se mettant à couvert de l’épreuve il est facile d’être humble dans la solitude : Montre-moi ton humilité au contact de la foule, tour à tour enthousiaste ou hostile. Il est facile d’être bon quand on choisit ses sociétés : Montre-moi ta bonté en face de l’indifférence, de l’ingratitude ou de la haine. — Or, mes frères, Jésus, si exempt de témérité et de présomption, subit sans marchander l’épreuve de la vie. Et vous savez si elle lui a été épargnée. Ne dirait-on pas quand on contemple sa courte histoire, que pour mettre une fois en évidence une sainteté exceptionnelle, les éléments d’une épreuve exceptionnelle aussi, complète, sans exemple, se soient donnés rendez-vous ?

Il a été dans les tentations, mes frères, il a été passé au crible comme nous, comme pas un de nous. Et je ne fais pas allusion seulement ici, à cette scène mystérieuse qui nous est rapportée par les évangélistes, et qui nous le montre préludant à son ministère par une triple et solennelle victoire, sur la convoitise de la chair, sur la convoitise des yeux, sur l’orgueil de la vie. Entrez avec lui dans la carrière de cette vie qui devait remuer si profondément autour de lui les sentiments et les passions de tous les cœurs. Tout y est tentation, tentation croissante, tentation graduellement poussée à l’extrême limite, mais tentation toujours surmontée par une force calme, maîtresse d’elle-même, graduellement élevée jusqu’à laisser dans l’esprit, l’impression d’une véritable toute-puissance.

Quelle épreuve pour l’humilité, que de commencer comme lui, par être pendant un temps l’idole de la foule, pour se heurter ensuite à l’injuste mépris des hypocrites pharisiens ! Or, parcourez sa vie, de la crèche de Bethléem à la croix de Golgotha ; non seulement vous n’y rencontrerez pas le plus imperceptible mouvement d’amour-propre flatté ou froissé, d’orgueil ou d’ambition, mais pas même la plus imperceptible déviation de ce caractère unique, qui le fera toujours appeler le Maître doux et humble de cœur. — Quelle épreuve pour la bonté, que de voir le plus généreux dévouement payé de la plus noire ingratitude, et de ne rencontrer, en place de la reconnaissance, que cette haine et cette cruauté, qui finissent par s’assouvir dans les supplices du Calvaire ! Or, parcourez encore ici sa vie : Je ne vous demande pas, où vous y trouverez le plus imperceptible mouvement de rancune ou d’égoïsme, mais où, dans le monde entier, vous trouverez un type de charité, à mettre en regard de celle que vous voyez grandir en lui, jusqu’à l’heure suprême où l’épreuve touche à son comble. — Toujours à la hauteur de son fardeau, quand c’est le monde entier qui l’accable, il témoigne à tous les regards, que le prince de ce monde ne peut en vérité rien sur lui.

Ici, mes frères, rentrez en vous-même et recueillez vos impressions. — Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que quelque chose d’étrange, d’inusité, de presque mystérieux, doit se produire à vos yeux, un prodige, comme si vous assistiez à une sorte de transfiguration. Arrêtez bien vos regards sur cette carrière de trois années, aux événements si extraordinairement simples, et, peu à peu, vous verrez la figure du Fils de l’homme sortir de son cadre, grandir, grandir, grandir, prendre enfin des proportions qui dépassent toutes les limites, non seulement de votre expérience, mais de votre pensée elle-même. Quant à moi, je ne me lasse pas d’étudier ce phénomène, il m’attire, il m’émeut, il me fascine presque. Je reviens à ces obscurs commencements. Je vois d’abord le moins apparent des mortels, coulant ses jours dans la moins apparente des conditions de la vie. Je contrains mon attention à se fixer sur l’humble figure de ce charpentier, sortant de sa demeure en costume de travail, recueillant quelques amis, s’en allant de lieu en lieu sur la route commune, portant le fardeau de la vie tel qu’il se présente à lui ; sans ambition, sans éclat, sans succès ; luttant, souffrant, mourant… Puis peu à peu cette enveloppe s’évanouit, et ce qu’elle a laissé devant mes yeux.… c’est un Esprit ! mais un Esprit, qui, ne connaissant plus ni le temps, ni l’espace, se répand soudain dans les horizons de ma pensée, comme lorsque Dieu dit : Que la lumière soit et la lumière fut !

Sans doute, le charpentier de Nazareth n’a connu que trois jours de vie sur la terre. Mais qu’importe ? Son esprit n’a rien à faire avec le compte des jours, et je le sens qui subsiste de siècle en siècle, pour couvrir de son ombre toutes les générations humaines. Il est aussi vivant aujourd’hui qu’il y a deux mille ans, et n’aura pas changé davantage pour les arrière-neveux de nos arrière-descendants. Il est le même hier, aujourd’hui, éternellement !

Sans doute, le charpentier de Nazareth n’a couvert de l’ombre de son corps qu’un imperceptible point de notre globe. Mais qu’importe ? Son Esprit n’a pas de lieu, et je le vois qui se communique de proche en proche, passant les limites des états, franchissant les monts et les mers, enveloppant le monde entier comme d’une nouvelle atmosphère, et je comprends cette parole : Vous me servirez de témoins jusqu’aux extrémités de la terre.

Sans doute, le charpentier de Nazareth n’a connu qu’une seule et la moins transcendante, entre les dix mille millions de formes que peut revêtir ici-bas l’existence humaine. Mais qu’importe ? Son Esprit n’est lié à aucune forme, il est propre à toutes les conditions : riches et pauvres, savants et ignorants, vieillards, femmes, enfants, tous relèvent également de lui, il régnera sous la pourpre du souverain, comme il resplendira dans la hutte de l’esclave, et je comprends ce que dit Saint-Paul : En Christ il n’y a ni Juif, ni Grec, ni homme, ni femme, ni esclave, ni libre.

Sans doute, le charpentier de Nazareth n’a pu connaître en fait, que quelques-unes des épreuves de la vie. Mais qu’importe ? Son Esprit est à la hauteur de toutes les luttes, il est puissant pour toutes les victoires, il ira soutenir à la fois le criminel qui se relève et le martyr qui succombe, l’enfant qui s’efforce de plaire à sa mère et la mère qui pleure sur la tombe de son enfant, et je comprends ce que dit encore l’apôtre : En toutes choses, je suis plus que vainqueur : Je puis tout en Christ qui fortifie !

Je cherche en vain dans ma pensée, je ne trouve pas une situation, pas un temps, pas un lieu, pas une extrémité où l’homme ne puisse être transformé jusque dans les dernières profondeurs de son être, en revêtant cet Esprit, que je vois sortir resplendissant de gloire et de force, de la misérable enveloppe de cette obscure carrière du Fils de l’homme sur la terre. Or, si cet Esprit, mes frères, est l’Esprit de sainteté, il faudra bien conclure que Christ nous a mis en évidence la sainteté parfaite, car je n’appelle parfaite, qu’une sainteté qui puisse être à la fois celle de « tous les hommes ensemble. — Quel est-il donc, cet Esprit ?

Pour le bien comprendre, reportons nos regards sur la vie terrestre du Fils de l’homme, car c’est là et nulle part ailleurs qu’il se manifeste dans sa plénitude ; c’est là qu’est le centre, le foyer, d’où cette lumière se répand dans le monde, le Christ réel, le Christ vivant, le Christ Fils de l’homme sera toujours, quoiqu’on fasse, le trésor de l’humanité.

Or, le trait qui frappe ici à première vue un observateur même superficiel, c’est son humaine charité. On avait connu avant lui quelques-unes des formes de l’amour ; on avait vu des intelligences éprises de la vérité, on avait vu des mères ne vivre que pour leurs enfants, on avait vu des citoyens mourir pour leur patrie, on avait vu même de nobles âmes, consacrer leurs méditations à la recherche du souverain bien, afin d’en doter l’humanité. Mais cet amour sûr de lui-même, égal, constant, universel, pour lequel un mot nouveau a été créé dans les langues humaines, la charité enfin, ne s’est reconnue véritablement et n’a pris conscience d’elle-même, que dans l’âme du Fils de l’homme ; elle y revêt la valeur absolue d’une découverte. Nous qui en avons reçu l’héritage, depuis qu’elle a paru dans le monde, nous n’avons pu y méconnaître la loi de la perfection. Mais veuillez considérer que, si l’idée nous appartient désormais dans toute sa sublimité, c’est que le fait, plus sublime encore que l’idée, a été mis devant nos yeux. Nous disons, en effet, que la charité a deux formes ou deux mesures auxquelles nous donnons les noms d’abnégation, parce qu’elle s’oublie, et de dévouement parce qu’elle se donne. Or, considérez la charité telle qu’elle est en Christ : vous trouverez bien ici la forme, jamais la mesure.

La mesure de son abnégation ! vous l’aurez rencontrée, quand vous aurez rencontré quelque part dans sa vie, une pensée personnelle, un regret égoïste, une fumée d’orgueil, une pointe d’ambition, une quelconque des formes, de la recherche de soi-même, à un degré quelconque. C’est une étude que vous pouvez faire, vous avez l’Evangile entre vos mains ; vous savez à quel point l’homme est habile dans l’art ingénieux de revenir toujours par mille feintes et mille détours au centre moi. Quant à Jésus, je vous mets au défi le plus absolu, de le surprendre jamais en faute.

La mesure de son dévouement ! Cherchez donc une quelconque des formes de la bonté, qui puisse être portée plus loin que chez lui. Est-ce la compassion, quand il s’émeut à la vue des troupes qui le suivent ? Est-ce la bienfaisance, quand il s’épuise à soulager les malheureux ? Est-ce le pardon des offenses, quand il prie pour ses bourreaux ? Est-ce l’indulgence, quand il relève la pécheresse ou la femme adultère ? Est-ce la sainte indignation contre l’injustice ? Est-ce la miséricorde’ Est-ce l’amour des ennemis ? Est-ce l’amour des âmes ? Est-ce l’esprit de sacrifice ?… Interrogez encore ici l’Evangile ; vous chercherez bien, mais vous ne trouverez pas.

Cela ne se démontre pas, d’ailleurs ; cela se sent et il ne se peut faire que vous ne l’ayez senti. Ce qui fait l’originalité de la figure du Fils de l’homme, c’est bien ce caractère d’inépuisable, d’absolu, d’infini, qu’y revêt la charité. Tandis que nous en allons chercher à grand’peine quelques gouttes au fond de notre cœur ; chez lui, le vase est toujours plein, toujours il déborde.

Ne nous arrêtons donc plus à la surface, allons au fond ; après avoir reconnu le cours du fleuve, remontons à la source ; pour comprendre l’homme extérieur qui nous étonne, pénétrons jusqu’à l’homme intérieur, et hâtons-nous de lui demander son secret. L’homme intérieur, ai-je dit. Est-ce bien le langage qu’il fallait employer ? Dès que je veux pénétrer dans le sanctuaire de son âme pour en reconnaître l’hôte invisible, je me vois arrêté par une rencontre inattendue. Je pensais le trouver seul. Tout homme est seul avec lui-même. Pour lui, c’est autre chose. Quelqu’un est avec lui, toujours, toujours avec lui. — Il ne me laisse jamais seul, dit-il, en en parlant. Quand tous m’abandonneraient, encore ne serais-je pas seul, car il est avec moi. — Tandis que la terre émue baise ses pas ou médite ses paroles ; en lui-même, il s’entretient avec un confident de son âme, dont il contemple la face invisible. Il y a là un cœur ouvert à toutes les effusions de son cœur, un Esprit qu’interroge sa pensée, une parole qui répond à sa parole. Ce n’est pas une solitude, enfin, c’est un commerce que sa vie intérieure ; à ce point que, dans les moments solennels, comme un homme qui penserait à haute voix, il laisse échapper des paroles qui n’étaient pas pour nos oreilles, et ne sont que des fragments détachés, du mystérieux colloque qui se continue au dedans. — Je savais bien, se prend-il à dire auprès du tombeau de Lazare, je savais bien que tu m’exauces toujours. Et à Gethsémané : Oh ! s’il était possible que cette coupe me fût épargnée ! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! Et sur la croix : Pourquoi, pourquoi m’as-tu abandonné ? — On dirait un autre lui-même, au-dessus de lui et cependant son égal ; qu’il adore en silence, mais qu’il aime surtout, et dont il est aimé de cet amour qui fait dire : Lui et moi ne sommes qu’un.

Au reste, pourquoi tant de mystère, quand il n’est pas de confidence qui paraisse plus douce à son cœur, que celle de cette intimité intérieure à laquelle il se plaît à tout rapporter ? Il ne tarit plus, quand il entreprend de faire connaître à ses disciples, l’ineffable relation qui l’unit à cet Invisible, plus vivant, plus présent, plus familier, plus visible pour lui, que lequel que ce soit d’entre eux. — Mon Père (c’est ainsi qu’il l’appelle), mon Père m’aime. Comme mon Père me connaît, je connais aussi mon Père. Les paroles que je vous dis, je ne les dispos de moi-même. Le Fils ne peut rien faire de lui-même, à moins qu’il ne le voie faire au Père, car le Père aime le Fils et lui montre toutes les choses qu’il fait ; et il lui en montrera déplus grandes que celles-ci, afin que vous soyez dans l’admiration. Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père. Le Père et moi, nous sommes un. — Mais, je n’en finirais pas. Relisez plutôt vous-mêmes l’Évangile tout entier.

Mais cet ami du dedans, ce confident ineffable de son âme, cet autre lui-même qu’il adore, ce Père enfin, quel est-il ? — Pour vous le faire entendre, mes frères, il me suffira peut-être de vous rappeler tant d’occasions où Jésus n’en parle pas comme de son père seulement, mais comme du nôtre aussi : — Vous donc, quand vous priez, dites : Notre Père… — Quoi !… c’est Dieu ! — Mes frères, s’il y a un Dieu pour l’homme, ce ne peut être que celui-là. Si l’homme était machine, un Dieu ressort lui suffirait peut-être ; si l’homme était idée, un Dieu abstrait lui suffirait encore ; mais l’homme, l’homme… oh ! ne le sentez-vous pas, l’homme est un être qui pense, l’homme est un être qui aime, l’homme est un être qui veut, l’homme vit. Il faut à l’homme un Dieu qui le comprenne, qui l’aime et le dirige. L’homme… et s’il est quelquefois tenté de l’oublier, la vie et la mort sont là pour le lui rappeler !… l’homme est un solitaire ! Donnez-lui donc un Dieu qui vive avec lui, un Dieu qui soit son Père, enfin !

Or, c’est ici le fond même de la nature morale du Fils de l’homme, la clef de son caractère, comme de tous les prodiges de sa manifestation ; c’est qu’en remontant dans son âme, on s’y rencontre face à face avec ce vrai, Dieu tant cherché, tant désiré, tant méconnu ; on le découvre là, dans toute la splendeur de sa gloire… c’est-à-dire de sa bonté. Le soleil se montre tout entier au sommet du moindre de ses rayons. Quelque courte et quelque obscure que soit son apparition, un être toujours avec Dieu, ne pensant que ce que Dieu pense, n’aimant que ce que Dieu aime, ne voulant que ce que Dieu veut, cet être là peut dire : Celui qui m’a vu a vu le Père ! — Son Esprit, puisque nous avons employé cette expression, son Esprit, c’est l’Esprit de Dieu lui-même. Vous y chercheriez vainement des ombres, c’est l’Esprit de l’Être parfait.

De là, mes frères, cette incomparable harmonie, qui fait resplendir d’un éclat toujours égal la figure du Fils de l’homme, et rend impossible d’en tracer proprement le portrait. Vous remarquerez que je ne l’ai pas même tenté. Nous nous sommes promenés autour de lui, nous l’avons contemplé, mais nous ne l’avons pas peint. Chaque trait que j’aurais voulu mettre en évidence en aurait aussitôt rejeté dans l’ombre un autre non moins éclatant. Vous trouverez bien chez lui toutes les qualités ; jamais ce qu’on est convenu d’appeler le défaut d’une qualité ; toujours la parfaite conciliation des contraires, l’équilibre de toutes les vertus se prêtant appui les unes aux autres, se relevant, s’éclairant, se projetant des reflets d’infini, qui défieront à jamais toute analyse. On n’y voit pas d’autre limite au bien que le bien lui-même, enfin.

De là aussi cette paix, auprès de laquelle toute paix semble fausse et factice. Voyez-la ressortir par le contraste des passions qui s’agitent tumultueusement autour de lui. Tout est troublé dans l’air. Lui seul est toujours calme. On dirait un lac dont la surface demeurerait tranquille malgré l’orage, et par je ne sais quel enchantement tenant du prodige, continuerait de refléter l’azur du ciel, au milieu de tous les déchaînements de la nature sur ses bords. Au moment de quitter ses disciples, au moment où il vient de leur annoncer les épreuves qui les attendent ; après leur avoir dit : Vous aurez des afflictions dans le monde ; les hommes vous traîneront devant les tribunaux ; le jour vient où ils vous mettront à mort, croyant servir Dieu. Au moment où lui-même, il va être livré entre les mains des méchants pour servir de jouet à leur haine exécrable ; quand déjà gronde sur sa tête l’épouvantable orage qui s’appelle sa passion, rentrant en lui-même, il se recueille, se prend à sonder la paix de son cœur et la trouvant au-dessus de tout, de cette même voix qui calmait les tempêtes il leur dit cette parole d’adieu : Je vous laisse la paix. Je vous donne ma paix. Je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Que votre cœur ne se trouble point ! !… — Que cette figure est grande, mes frères, qu’elle est sainte, qu’elle est pure ! Comme toute conscience s’arrête et tressaille devant elle !

Je cherche un point d’où je puisse, avant de la quitter y jeter avec vous un dernier regard. Je n’irai pas, soyez tranquilles, en rabaisser d’autres pour la grandir. Bien au contraire. Quand vous voulez contempler dans toute sa gloire le roi de nos montagnes, vous quittez les lieux bas de la vallée, vous allez chercher les pentes du Jura, et plus vous montez, plus vous montez, plus vous voyez s’élever et s’isoler triomphalement dans sa sublime majesté, la cime dorée de ce souverain. Puis, quand enfin vous avez atteint le point le plus élevé, alors seulement vous dites : Arrêtons-nous ici. Cette place est la meilleure.

Je quitte aussi le plat pays où s’agite la foule, je cherche les hauteurs. Je me rapproche de ces grandes et nobles âmes dont l’humanité conserve les noms avec un juste respect, je me pénètre de leur beauté, je me prends à les aimer et à les admirer avec enthousiasme. Puis je fais entr’elles un choix. Je m’arrête aux deux ou trois plus illustres, entre lesquelles je distingue encore celle qui m’attire le plus. Ce sera, si vous le voulez, le sage de la Grèce, le maître de Platon. Dans cet homme, qui consacra 70 années à lutter contre une nature rebelle, sa conscience lui servant de loi, et qui avec l’extérieur le plus ingrat, subjugua le peuple le plus amoureux de la beauté, par la beauté seule de son âme ; il y a quelque chose qui parle à mon cœur, je voudrais l’avoir connu, je voudrais lui dire que je l’aime, C’est droit à lui que je vais, et assis à ses pieds avec tant de nobles disciples sur les marches du Prytanée, je me dis : voilà la meilleure place pour contempler dans sa gloire l’incomparable figure du Saint et du Juste. — O Socrate, que n’es-tu né cinq siècles plus tard, et que ne puis-je avec les miens, tourner tes regards vers ce modèle unique de toute grandeur et de toute paix. Toi qui gémis durant ta vie entière des misères et des imperfections que tu sentais en toi, comment contiendrais-tu ton admiration devant cet être parfait, devant l’homme tel qu’il est en Dieu, avec Dieu, selon Dieu ? Toi surtout, qui désespéras de réussir dans ton noble dessein, si noblement poursuivi, de réformer les mœurs d’une poignée de tes contemporains, que dirais-tu, en voyant se découvrir tout à coup devant ton esprit, cet Esprit réparateur de toutes les brèches ; rayonnant de ce cœur comme de son inextinguible foyer, pour pénétrer tous les cœurs, et les transformer de gloire en gloire à son image adorable et sa parfaite ressemblance ? Ah ! tes genoux ne fléchiraient-ils pas ici, comme un jour fléchiront à leur tour tous les genoux, devant Celui qui ne cesse d’attirer les hommes à lui ?

Et nous, mes frères, nous qui le connaissons depuis si longtemps, mais qui l’avons si longtemps méconnu peut-être, nos yeux ne s’ouvriront-ils pas ? Lui refuserons-nous l’hommage qu’il nous demande ? L’hommage qu’il nous demande, c’est l’hommage de nos cœurs, qu’il veut sanctifier et glorifier par son Esprit. C’est un homme, ne l’oublions pas. Ce qui est à lui est à nous. Sa grandeur est la nôtre, sa sainteté la nôtre, sa paix la nôtre, comme son Dieu est le nôtre. — A nous, de nous élever jusqu’à la stature parfaite de Jésus-Christ. C’est la glorieuse vocation du chrétien, par le double travail de la foi et de la régénération.

Amen !

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