Homélies

La femme adultère

Jésus s’en alla ensuite sur la montagne des Oliviers. Et à la pointe du jour il retourna au temple, et tout le peuple vint à lui ; et s’étant assis, il les enseignait. Alors les scribes et les pharisiens lui amenèrent une femme qui avait été surprise en adultère, et l’ayant mise au milieu, ils lui dirent : Maître, cette femme a été surprise sur le fait, commettant adultère. Or, Moïse nous a ordonné, dans la loi, de lapider ces sortes de personnes ; toi donc, qu’en dis-tu ? Ils disaient cela pour l’éprouver, afin de le pouvoir accuser. Mais Jésus s’étant baissé, écrivait avec le doigt sur la terre. Et comme ils continuaient à l’interroger, s’étant redressé, il leur dit : Que celui de vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle. Et s’étant encore baissé, il écrivait sur la terre. Quand ils entendirent cela, se sentant repris par leur conscience, ils sortirent l’un après l’autre, commençant depuis les plus vieux jusqu’aux derniers, et Jésus demeura seul avec la femme qui était là au milieu. Alors Jésus s’étant redressé, et ne voyant personne que la femme, il lui dit : Femme, où sont ceux qui t’accusaient ! Personne ne t’a-t-il condamnée ! Elle dit : Personne, Seigneur. Et Jésus lui dit : Je ne te condamne point non plus ; va-t-en, et ne pèche plus à l’avenir.

(Jean 8.1-11)

Parlant aux scribes et aux pharisiens dans un autre endroit. Jésus leur dit : Sondez les Écritures ! — Si nous voulions suivre ici le conseil du Sauveur, ce texte nous aurait bientôt conduits aux questions les plus profondes dont la pensée religieuse soit appelée à s’occuper. L’ensemble du texte nous y conduirait. Il en est peu qui soient faits pour mettre plus vivement en saillie, ce que j’appellerais le paradoxe de l’Evangile : le double mystère de la grâce et de la condamnation. Quel sujet de méditations dans cette manière nouvelle de traiter et les pécheurs scandaleux et les honnêtes gens selon le monde, l’élite et le rebut de la société ! Et dans ses détails, ligne après ligne, il n’est pas une circonstance, pas un trait du récit de l’évangéliste, qui ne nous ouvrit des sujets immenses, et comme des abîmes de réflexions. Ceci seulement : Jésus-Christ penché vers la terre et y écrivant avec le doigt, pendant que les passions et la fausse justice des hommes se pressent et se disputent autour de lui, ne pourrait-il pas nous amener à des vues sur le caractère de Jésus-Christ, sur sa présence au milieu de nous dans ce monde de péché, qui elles-mêmes nous conduiraient aux plus hautes pensées de la religion ? — Il y aurait un immense attrait à se plonger dans une étude de ce genre à propos d’un récit comme celui-ci. Peut-être y serez-vous conduits vous-mêmes en le relisant.

Mais pour le moment, ce n’est pas à cette étude profonde que j’ai dessein du vous initier. C’est simplement une règle particulière de justice dans nos rapports journaliers, que je voudrais vous rappeler, heureux si un coup d’œil rapide sur la superficie, sur les dehors de ce texte, peut réveiller nos consciences, et nous remettre devant les yeux, dans l’exemple de Jésus-Christ, la lumière propre à nous conduire dans le chemin de la justice et par conséquent aussi de la paix et de la joie éternelle.

Ce qui me frappe d’abord dans ce texte, c’est un tableau, une scène de ce monde, divers personnages qui agissent et conversent, naturellement, au grand jour, sur la place publique. Qui sont-ils et que font-ils ?

Jésus, après avoir passé la nuit selon sa coutume sur la montagne des Oliviers, est rentré de bonne heure à Jérusalem. Au point du jour, à l’heure sereine et calme où les premiers rayons de l’aurore commençaient à dorer les édifices de la ville, il s’est assis sous les portiques du temple pour enseigner. Un peuple nombreux s’est rassemblé autour de lui pour écouter ses divines instructions. Des hommes, des femmes, des enfants, appartenant la plupart à la classe populaire, à la classe de ces petits du monde qui s’attachaient de préférence aux pas de ce bon berger, sont là par groupes, les uns debout, les autres assis, suspendus aux lèvres de ce docteur incomparable, les regards fixés sur ses traits divins. Il les entretient de quoi ? Du royaume des cieux qui est pour les doux et les humbles du cœur, du rassasiement préparé pour ceux qui ont faim et soif de justice, de la consolation, de la miséricorde ; peut-être raconte-t-il quelque parabole : celle de la brebis perdue ou du bon samaritain… Comme le soleil du matin inonde peu à peu de sa lumière tout le théâtre de cette scène et commence à faire sentir sa douce chaleur, le Soleil de justice se lève de même sur ces âmes et les pénètre intérieurement de grâce et de vérité. C’est l’Évangile, enfin, l’Évangile en action : Gloire à Dieu ! Paix sur la terre ! Bienveillance entre les hommes !

Cependant, à l’extrémité d’une des rues qui débouchent sur la place, une certaine agitation se produit. On se détourne, on regarde… Qu’est-ce ? C’est un nouveau groupe qui s’approche et qui fend la foule. Ce sont les principaux de la nation, ses docteurs, ses sages, ceux qu’elle est accoutumée à écouter et à respecter, qui traînent en présence de tout ce peuple une malheureuse femme dont la honte leur est connue ; et qui font valoir contre elle la rigueur d’une loi divine prononçant la peine de mort contre le délit dont elle est par eux accusée.

Il est vrai que ce n’est pas réellement à cette femme qu’ils en veulent. La perte de cette infortunée n’est pas leur véritable, leur premier désir. C’est à Jésus qu’ils en veulent, c’est lui qu’ils se promettent de perdre, tout en feignant de le consulter avec respect, tout en l’appelant Maître.

Mais n’entrons pas encore dans la secrète intention de leur cœur mauvais. Toujours est-il qu’ils perdent la femme, au moins de réputation, par cette accusation publique, qu’ils la sacrifient sans pitié au dessein caché de leur cœur, qu’ils la livrent à la honte, au mépris des hommes, qu’ils réclament contre elle l’application rigoureuse d’une loi sanglante ; et cela sous les apparences hypocrites d’un saint zèle pour l’ordre public, pour les règles inviolables de la justice et des droits de Dieu. Hélas ! et n’est-ce donc que dans la lettre de nos Écritures, dans les récits des évangélistes, que nos yeux peuvent s’arrêter sur de tels tableaux, sur des scènes de cette nature ? Le monde, en tout temps et de nos jours encore, n’a-t-il pas montré, et ne montre-t-il pas des choses pareilles ? Combien souvent n’a-t-on pas vu de prétendus défenseurs de l’ordre et de la morale, s’acharner à poursuivre la condamnation de certains coupables, ou tout au moins traîner devant le mépris public, vouer sans pitié à la réprobation, à la honte, au désespoir, des malheureux, accusés quelquefois à la légère et qu’un peu de charité, en tout cas, aurait pu retenir sur les premières pentes du vice, du crime ? Et en tout cela, n’y a-t-il jamais non plus d’hypocrisie, de desseins cachés, autres que ceux qu’on avoue, des adversaires religieux ou politiques dont on poursuit froidement la déconsidération, des juges aussi qu’on veut perdre tout autant que les accusés ? Et par-dessus tout, n’étale-t-on pas le respect, le zèle pour les lois, pour les mœurs ? Ne se pare-t-on pas comme les pharisiens d’une sainte indignation contre les méchants et contre l’injustice ?

Je le dirai, mes frères. De tous les spectacles que la corruption humaine a mis sous mes yeux, depuis que je suis au monde, il n’y en eut jamais aucun qui m’ait révolté davantage. Les vices les plus bas, les plus dégradants, où l’homme tombe en s’adonnant aux convoitises brutales de la chair, les crimes les plus atroces que sa main commet dans la fureur de ses passions déchaînés, ce que les lois humaines punissent le plus sévèrement, ce que l’opinion publique flétrit le plus unanimement, ne m’inspire pas plus de répugnance, un plus pénible dégoût, que cette froide et lâche cruauté, que cette dureté de cœur, que cette absence de compassion qui semble se plaire à surprendre le mal en flagrant délit et à le flageller de ses persécutions impitoyables ; pour qui la dénonciation, l’accusation des coupables semble être un besoin, leur humiliation une pâture, leur malheur une jouissance ; qui ne paraissent jamais plus heureux que lorsqu’ils ont découvert quelque gros péché chez les pauvres, ou quelque scandaleuse inconséquence de conduite chez les hommes en estime, et qu’ils les ont bien accablés de leurs délations et de leurs mépris. Et quand les noms sacrés de la morale, du christianisme, de Dieu lui-même, viennent se mêler à cette soif de scandale et de réprobation, mon horreur, bien loin de diminuer, en devient plus grande. Je ressens alors quelque chose de ce que me fait éprouver, chaque fois que je le relis, le texte qui est à présent sous mes yeux.

En voyant cette femme qui a violé la loi, menée à Jésus par les scribes et les pharisiens demandant sa condamnation au nom de la loi, mon intérêt est tout entier pour la femme, ma sincère aversion pour ceux qui l’accusent. C’est eux que je voudrais confondre, démasquer au grand jour, poursuivre de mes huées ; c’est elle que je voudrais sauver de leurs mains. Et quelques réflexions que je puisse faire sur le crime de l’adultère, un des plus grands renversements de l’ordre social, je ne puis pourtant pas me défendre de cette impression, et il me semble que si ma maison était située près du lieu où cela se passe, j’ouvrirais ma porte à la femme ainsi poursuivie, et je lui dirais : — Malheureuse ! viens chez moi où tu trouveras pitié pour tes maux et non pas désir d’accroître tes peines !

Mais c’est une impression de mon cœur que j’exprime ainsi. Or maintenant, croyez-vous que je l’approuve en moi-même cette impression, et que j’aille continuer mon discours en m’appliquant à la justifier ? Nullement ! Si j’ai bien compris Jésus-Christ dans ce texte remarquable, c’est un péché plutôt que je confesse en parlant ainsi. Que fais-je quand cette impression est en moi et que je m’y livre ? Je m’élève au-dessus des autres ; je m’estime meilleur qu’ils ne sont, je suppose mes sentiments plus justes, plus nobles, plus purs que les leurs. Ils accusent, je les accuse. Ils condamnent et je les condamne. Je fais le même péché qu’eux ; je vois la faute qui me blesse dans la conduite d’autrui, et je m’aveugle dans l’idée de ma propre moralité et de ma propre justice. Ce n’est pas là tant s’en faut que Jésus-Christ dans ce texte veut nous amener. Laissons donc les impressions trompeuses d’un pauvre cœur d’homme, et tâchons d’écouter la voix de Jésus-Christ, le Saint et le Juste !

Quant aux pharisiens et aux scribes, je n’en dirai que quelques mots. Ils ont l’idée qu’il est impossible de concilier, d’accorder la loi de Moïse qui condamne le pécheur à mort, avec cette parole de grâce, de salut, que Jésus-Christ prêche, lui qui ne veut pas la mort du pécheur mais sa conversion et sa vie. C’est en effet une de ces questions profondes auxquelles j’ai dit que ce texte pourrait nous conduire : Comment la loi qui tue et l’Évangile qui sauve peuvent-ils se concilier, n’avoir qu’une même origine, une même fin, un même fond, procéder de la même pensée ? Comment, par quel mystérieux prodige, la justice et la paix se sont-elles rencontrées, la bonté et la vérité se sont-elles embrassées ? comme dit le psalmiste. Il n’appartient qu’à l’Esprit de Christ de nous expliquer ce mystère au fond de nos cœurs. Mais cette question profonde est ici soulevée par les scribes et les pharisiens eux-mêmes. La scène qu’ils jouent est arrangée pour cela : — Moïse a commandé dans la loi de lapider la femme adultère. Voici une femme adultère : Toi, qu’en dis-tu ? — Se soucient-ils le moins du monde de voir la question éclaircie ? Nullement ! Ils la regardent comme insoluble, cette question, et c’est précisément pourquoi ils la proposent, afin d’y embarrasser Jésus-Christ et de le prendre comme dans un piège. — Ils disaient cela pour l’éprouver et afin d’avoir de quoi l’accuser.

L’accuser ! — Comment ? — De deux choses l’une, pensent-ils. Ou Jésus par respect pour Moïse sera forcé de se démentir publiquement de cette douceur, de cette miséricorde, avec laquelle il reçoit tous les pécheurs et qui le rend si agréable au peuple, de renier cette doctrine de la rémission des péchés qu’il annonce à tous, dit-il, de la part du Père ; et c’en est fait de son influence et de sa popularité ! — ou bien il reniera et démentira Moïse lui-même, et alors nous aurons beau jeu pour l’accuser devant tous de blasphémer contre le législateur divin, nous continuerons à dire qu’il est un corrupteur du peuple et de la morale, un mangeur et un buveur, un ami des péagers et des gens de mauvaise vie ; et l’on sera bien forcé de nous donner raison.

Voilà ce qu’ils espéraient, mais ils se trompaient et la confusion devait être pour eux et non pas pour celui auquel ils tendaient ce piège. — Jésus avait aussi une question à jeter, non pas dans les spéculations de leur esprit, mais au fond de leur conscience endormie, et c’est ce qu’il fait en leur répondant : Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle !

Laissons là les scribes et les pharisiens. Ce que Jésus leur dit, prenons-le pour nous, car il nous le dit aussi, chaque fois que nous accusons et condamnons les péchés des autres ; chaque fois que nous sommes durs, sévères, méprisants, envers les pécheurs et que nous nous élevons au-dessus d’eux, chaque fois que nous nous servons de notre lumière morale et des règles de la justice, pour manifester les fautes d’autrui et les poursuivre de manière ou d’autre au nom des mœurs et de la loi. — Que celui qui est sans péché jette le premier la pierre ! — Que répondrons-nous ?

Voici la réponse ordinaire : — Nous sommes tous des pécheurs, sans doute, mais pas au même degré. Moi, j’ai des faiblesses, ceux-là ont des vices. Je commets des fautes et eux font des crimes. Je ne suis, pas irrépréhensible, puisque personne ne l’est, du moins suis-je excusable. En tout cas, grâces à Dieu, je n’ai rien de commun avec ces gens-là, qui sont assassins, voleurs, adultères.

Mais d’abord, si vous aviez été à la place de ces gens-là, comme vous les appelez, en tout point et à tous égards, qu’auriez-vous été et qu’auriez-vous fait ? — Le pouvez-vous dire ? La même éducation, le même tempérament, la même suite d’exemples, de tentations, ne vous auraient-ils pas jetés précisément dans les mêmes œuvres mauvaises, dans les mêmes transgressions, les mêmes vices, les mêmes crimes peut-être, que vous condamnez et qui vous paraissent si odieux ? — Eh ! mes frères, si à la vue des excès de divers genres auxquels se livre ce qu’on appelle communément le bas peuple, nous étions tentés de nous écrier en nous-mêmes, encore comme les pharisiens d’autrefois : Cette populace qui ne connaît point la loi est exécrable ! Ne serions-nous pas forcés de nous avouer néanmoins que nés, élevés, parmi cette populace, nous aussi nous ferions comme elle, nous aurions les mêmes préjugés, les mêmes mœurs, les mêmes idées, comme le même langage, comme les mêmes vêtements, les mêmes habits grossiers, dont elle couvre son indigence. C’est là une observation sur laquelle je reviens souvent, parce que je ne saurais dire à quel point elle me frappe, et combien souvent elle m’a fait rentrer en moi-même. Je m’écarte avec dégoût du manant débraillé, au langage obscène, qui m’effleure en passant. Je flétris d’une parole tranchante et dédaigneuse la haute corruption de certains mondains sans mœurs et sans principes. Puis je me dis : Si ces gens-là avaient eu ton père et ta mère ! si tu avais eu les leurs !… Entre ton péché et le leur, la distance est grande !… Juste comme la distance des circonstances !

Mais, ce n’est là que s’arrêter au visible, à l’extérieur, à ce visible, à cet extérieur qui nous trompe dans les questions morales, comme en toutes choses. Ces différences entre faute et faute, entre petits péchés et grands péchés, ces degrés si divers de corruption et d’éclat dans le mal qui nous frappent entre les hommes, n’existent réellement que pour la chair et le sang, pour le regard de l’homme terrestre. — Les lois sociales doivent les admettre, et les lois sociales sont en cela comme sont dans l’esprit de chacun de nous en particulier, les premiers discernements du bien et du mal qui se forment sur la terre. C’est pour l’homme spirituel que la connaissance de Dieu doit former en nous, une éducation d’enfant, une instruction préliminaire par des images, par de grosses lettres, qu’il nous faut à tous. Mais pour nous rapprocher du principe de toutes choses, nous devons en venir aussi à voir le bien et le mal de nos actions dans son principe et non pas dans sa figure seulement, dans sa forme extérieure ; l’idée du péché doit se spiritualiser en nous. La loi, dit saint Paul, est spirituelle. Et par là nous en viendrons à trouver un point commun à tout péché, c’est qu’il est péché, c’est-à-dire violation de la loi divine, révolte contre Dieu lui-même ; et c’est ce qui fait dire à l’apôtre que celui qui transgresse un seul point de la loi est coupable comme s’il les avait tous transgressés. Pourquoi ? C’est, dit-il, que le même Dieu qui a dit : Tu ne tueras point, est aussi Celui qui a dit : Tu ne commettras point d’adultère, tu ne diras point de faux témoignage. Dans toutes ces fautes, est donc une même faute, qui en fait la suprême, l’essentielle injustice : C’est le droit du législateur souverain, son droit à notre obéissance et à notre amour, qui est renversé.

Et si cela est ainsi dans toutes les fautes visibles, quelque diverses que soient leurs formes, dont les unes nous choquent plus, les autres moins, cela est aussi dans les péchés invisibles, qui ne se sont manifestés par aucun acte extérieur ; en sorte que, avec une réputation sans tache devant les hommes qui ne jugent que d’après les apparences le péché dans toute sa force et dans toute sa perversité, l’injustice, le désordre dans son essence, peut habiter au fond de nos cœurs, car Celui qui a dit : Tu ne déroberas point, a dit aussi : Tu ne convoiteras point. Et Jésus ne nous dit-il pas que celui qui regarde une femme avec des yeux de convoitise a déjà commis adultère avec elle dans son cœur ? Saint Jean ne nous dit-il pas que celui qui haït son frère est un meurtrier ? Et Saint Paul que nous sommes ennemis de Dieu, comment ? — dans nos affections et nos pensées !

Ah ! nous revoici de nouveau, vous en conviendrez, au bord de profondeurs infinies. L’abîme du mal est aussi insondable en nous que l’abîme de la vérité, de la justice et de la bonté en l’Éternel lui-même. — Mais sans y pénétrer plus qu’il ne nous est donné, tenons-nous-en seulement à la lettre de la parole de Jésus-Christ : Que celui de vous qui est sans péché lui jette le premier la pierre ! Voyez ! il ne dit pas à ces hommes qui accusent la femme adultère : Que celui de vous qui n’a point commis d’adultère, jette la pierre contre elle ! Cela serait pourtant dans l’esprit du Seigneur Jésus de le dire, car pour lui, l’adultère, la violation du mariage entre les hommes, n’est que l’image grossière d’un adultère bien plus grave, bien plus sérieux et qui se trouve en tout péché, en toute injustice : c’est la violation de l’alliance de Dieu. Mais enfin dans ce texte il ne le dit pas. Il se borne à dire : Que celui de vous qui est sans péché !…

Sans péché !… Nul de nous n’a la prétention de l’être, surtout pas aux yeux de Dieu qui les a purs pour voir le mal. — Il n’y a donc plus pour nous contre la condamnation d’autre ressource que sa propre miséricorde. De nous couvrir de notre propre justice devant sa justice parfaite, puisque nous sommes des pécheurs, il n’y a pas à y penser ! La justice dans laquelle il faut nous renfermer ici, la seule qui nous reste, c’est celle d’une âme confondue, perdue, sans ressource, qui s’est réfugiée dans le bras de son juge, dans la promesse du pardon et dans la miséricorde infinie de notre Père qui est aux cieux ; qui, après lui avoir dit avec l’accent du péager : O Dieu, aie pitié de moi, qui suis pécheur ! est revenue consolée et comme le dit l’Écriture, justifiée dans sa maison. Voilà notre espérance, voilà notre confiance, voilà notre justice encore une fois ! Et encore une fois il n’y en a point d’autre ! Montrez-moi un juste qui se dise tel sans avoir passé par cette humiliation et par ce relèvement inespéré, gratuit, inouï ; je vous répondrai : ce n’est qu’un hypocrite, un pharisien, ou à tout le moins un aveugle ! Nous savons tous cela. C’est l’a b c de l’Évangile ! Il n’y a dans le royaume des cieux que des rachetés encore tout tremblants, tout moulus, de leur conviction de péché, des revenus de la condamnation !

Nous savons cela, oui ! Mais alors continuerons-nous à nous accuser, à nous condamner, à nous flétrir mutuellement ? Prendrons-nous plaisir encore dans la honte, dans l’humiliation, dans la punition d’un pauvre pécheur, d’une pauvre pécheresse quels qu’ils soient ? Étalerons-nous fièrement la sévérité et la pureté de notre morale, pour mieux faire ressortir l’irrégularité de leur conduite, l’énormité de leurs fautes, la dépravation de leur caractère ? Ah ! le texte dit : Quand ils eurent entendu cela, étant condamnés par leur conscience, ils sortirent un à un en commençant depuis le premier jusqu’au dernier. Qu’ainsi les accusateurs des pauvres pécheurs, flagellés par les trop justes dénonciations de notre propre conscience, disparaissent au dedans de nous, et sortent de nos âmes !

Il y a ici deux principes mis en lumière. — Le premier : Si vous étiez justes, vous pourriez avoir le droit de condamner les injustes, d’invoquer la loi contre eux. Mais ce droit, vous ne l’avez pas, parce que vous êtes pécheurs. Il n’appartient pas à celui qui est violateur lui-même de la loi et du droit divin de se faire zélateur de la loi et du droit divin, pour condamner ceux qui les violent ! — L’autre principe est celui-ci : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te fût fait à toi-même ! Ne condamne pas, afin de n’être pas condamné ! Et puisque la miséricorde est ton unique ressource, use donc aussi de miséricorde ! Ce que Jésus lui-même exprime dans cette parole : Si vous ne pardonnez pas aux autres, votre Père qui est dans les cieux ne vous pardonnera pas, non plus ! Voilà qui est clair, n’est-ce pas ?

Mais voici qui est bien autrement plus fort. Tous s’en étant allés sans oser condamner la femme, elle reste seule avec Jésus…. Et Jésus lui dit : Moi je ne te condamne pas non plus. Va et ne pèche plus ! Les deux principes que je viens de rappeler ne s’appliquent pourtant pas à lui. Lui ne doit pas être indulgent parce qu’il a besoin d’indulgence. Lui n’a pas perdu le droit de condamner les injustes en perdant sa propre justice. Lui a reçu, lui a conservé, lui possède, et par droit de naissance et par droit de conquête, le pouvoir de juger. Lui est le seul au monde qui soit en possession de condamner le monde…. Mais voici, il n’est pas venu, dit-il lui-même, pour condamner. Il est venu, pour sauver, c’est-à-dire pour pardonner, consoler, relever les pécheurs, les derniers même, les plus désespérés des pécheurs. Il est venu chercher ce qui était perdu ; ils est venu mourir pour ce qui était voué à la mort ! Et c’est en mettant par l’assurance du pardon la paix et la confiance dans les âmes humiliées, qu’il leur dit efficacement : Allez et ne péchez plus ! La loi fait abonder le péché, la grâce le fait mourir quand elle est sentie. Et ainsi, remarquez-le, Jésus accomplit Moïse dans son sens réel. Il condamne, mais à la sainteté, c’est-à-dire à la vie, en anéantissant la condamnation. En anéantissant la condamnation, il ôte le péché du monde, c’est-à-dire il glorifie, il fait triompher la loi. Voilà le mystère des mystères ! C’est ici surtout qu’il faut admirer, adorer, s’écrier avec saint Paul : ô profondeur !

Mais quelle lumière nouvelle descend de ces hauteurs, sur le point de morale qui nous a occupés dans ce discours ! — Jésus ne condamne pas, et nous qui nous disons chrétiens, c’est-à-dire sauvés par sa miséricorde, nous condamnons ! — Ah ! voyez encore quelle inconséquence ! La moindre médisance, la moindre rigueur contre un pécheur, quel qu’il soit, renie le christianisme, renie Jésus-Christ, l’ami et le sauveur des pécheurs, celui qui est venu non pour les justes mais pour les injustes, aussi pleinement et entièrement que les plus grossiers blasphèmes contre son Nom et contre son culte.

Il y a aussi une loi en Lui, c’est celle qui condamne ceux qui condamnent ; c’est celle qui nous dit et par le besoin que nous avons de lui et par la beauté de son caractère : Soyez les imitateurs de Jésus-Christ, aimez comme il aime, et pardonnez comme il pardonne ! Portez les fardeaux les uns des autres et accomplissez ainsi la loi de Christ. Que cette loi est juste ! Rappelez-vous la saisissante parabole du roi qui remet une dette de dix mille talents à l’un de ses serviteurs qui poursuit ensuite son compagnon de service pour une dette de cent deniers ! Mais qu’elle est belle surtout, qu’elle est sainte ! Quel état de la société elle inaugurerait, quand chacun n’aurait plus qu’une pensée : aimer celui qui l’a tant aimé et, pour lui montrer son amour, aller comme lui, avec lui, pour lui, chercher et sauver ceux qui sont perdus ; au lieu de les accabler, descendre à eux, les excuser, les relever, sympathiser à leur misère, en porter avec eux le poids pour leur rendre plus aisé le chemin douloureux de la repentance et de l’amendement, et ainsi, pour parler avec saint Paul, achever ce qui reste des souffrances de Jésus-Christ en participant autant qu’il est en lui à cette œuvre de Rédemption dont il a appris le premier à se réclamer. — Et c’était bien là la pensée de Jésus-Christ, l’admirable plan de sa miséricorde, la grande espérance de son sacrifice.

Oui, mais condamnés encore ici, ici surtout, condamnés par sa propre loi, par son propre exemple, par sa pensée même, que nous reste-t-il ? — Rien assurément si ce n’est Lui-même, toujours lui, lui et son pardon gratuit, deux fois, mille fois gratuit, gratuit au delà de toute expression et de toute imagination, lui et l’Évangile de paix, lui et la parole de sa grâce. Mon Dieu ! nous ne pouvons pas même nous prévaloir de ce que nous avons cru à la prévenance de son amour, car c’est cette prévenance qui nous condamne le plus. Et devant la croix de Golgotha notre foi elle-même, si nous voulions nous en faire un titre, tournerait à notre confusion.

Tout, tout, tout, se retourne contre nous,… Jésus seul excepté, en qui nous sommes toujours assurés de trouver grâce et grâce par-dessus grâce ! — Allons donc à Lui ! sans jamais regarder à autre chose que Lui, à Lui toujours puissant pour sauver parfaitement tous ceux qui en dépit de toutes les contradictions et de toutes les inconséquences de leur misère, s’attendent à Lui. — Allons à Lui ! c’est la seule conclusion de ce discours comme de toutes les réflexions que nous pouvons faire sur notre caractère et sur notre conduite, sur chaque détail, comme sur l’ensemble de nos dispositions et de nos expériences. — Allons à Lui ! recherchons ses témoignages pour en étudier la lettre, pour en pénétrer l’esprit, pour en nourrir nos âmes ! — Allons à Lui ! Que son image se grave au plus profond de nos coeurs, que sa parole habite en nous avec abondance ! — Allons à Lui et revenons à Lui ! Et que cela soit de plus en plus l’unique effort de notre vie spirituelle, et comme la pente naturelle de nos âmes dans tout le travail auquel elles sont ici-bas appelées ! — Oui, ô mon Sauveur ! dans toutes nos tristesses, dans toutes nos joies, dans toutes nos victoires, dans toutes nos défaites, dans toutes nos faiblesses, dans toutes nos chutes, regardera toi, retomber sur toi, sur ton sein, dans les bras de ton amour, c’est toute notre sûreté !

Et pour revenir une dernière fois au sujet qui nous a occupés : dans un monde ou règne le péché, en face des navrants spectacles de la corruption humaine, au milieu des tentations de toute espèce que suscite en nous le commerce de nos semblables quelquefois même celui de nos frères, nous réfugier en Lui, cela vaudra mieux que de nous poursuivre, de nous déchirer mutuellement, de nous lancer les uns aux autres des traits qui finiront toujours par revenir sur nous-mêmes ! — Regardons au Fils et par Lui au Père, et qu’en nous s’accomplisse cette expérience exprimée ainsi par saint Jean : C’est ici le salut, la force, le règne de notre Dieu et la puissance de son Christ : L’accusateur de nos frères, a été précipité !

Amen.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant