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Explications en réponse aux quelques remarques de M. Darby

Note ThéoTEX : C’est après quelques hésitations que Frédéric Godet fit publier en 1874 cette brochure, en réponse à celle de M. Darby : M. Colani et le protestantisme évangélique et les Études bibliques de M. Godet, seconde série, ou Quelques remarques adressées à un ami après la lecture de ces livres, parue à Vevey, la même année.

Godet écrivait en effet le 15 août 1874, dans une lettre à Louis Bonnet :

« … Je viens de recevoir une brochure de M. Darby consacrée à ma chère personne, une dénonciation en règle au monde chrétien de mon incrédulité. Cet écrit de 66 pages respire une rage, une haine contre moi, que je ne m’explique pas. Faut-il se mettre à répondre ? Tout est dénaturé ; chaque phrase exigerait une explication, une réplique… »

Au-delà de l’intérêt que présente cette réponse pour la connaissance de l’histoire du protestantisme évangélique, c’est avec une certaine surprise que le lecteur moderne s’apercevra que Darby reprochait essentiellement à Godet sa conception christologique. Or, un siècle et demi plus tard, c’est précisément sur ce point de la kénose de Christ, que quelques voix de la mouvance évangélique attaquent encore le fameux exégète. Le lecteur constatera de plus que l’esprit, le ton, qui anime cette critique de Godet, a curieusement gardé quelque chose du caractère fanatique, grandiloquent et brouillon de Darby. Il y a là plus que des différences de points de vue théologiques, mais un phénomène spirituel, ou, comme l’ont appelé plusieurs observateurs contemporains du darbysme, une véritable maladie morale. Si le virus du darbysme a par la suite été pratiquement éradiqué des formes ecclésiologiques (il n’y a presque plus d’assemblées darbystes), il a profondément infecté la théologie évangélique, où il se retrouve toujours chronique dans le dispensationalisme. Syllabi inintelligents et sectaires sur l’inspiration de l’Écriture, sur l’humanité de Christ, sur son œuvre, sur son retour, symptômes bien connus contre lesquels luttent encore, tels de puissants antidotes, les explications lumineuses de Godet, pleines de santé et de bon sens évangéliques.

J’ai toujours aimé et respecté M. Darby. Dans les réunions tenues par lui auxquelles j’ai assisté, dans ceux de ses ouvrages que j’ai lus, j’ai souvent trouvé des pensées d’une spiritualité élevée, qui m’ont dès lors accompagné. Aussi, en recevant d’une main inconnue une brochure consacrée par lui à la critique de deux de mes ouvrages, espérais-je y trouver quelque élément de progrès pour mon intelligence de l’Evangile et pour ma vie intérieure. J’ai été cruellement déçu. Cet écrit ne m’a appris que deux choses tristes à savoir ; l’une : qu’il n’est pas nécessaire d’être ministre consacré pour être atteint de la maladie appelée rage théologique (ce travers qui consiste à confondre sa propre conception de l’Evangile avec l’Evangile lui-même) ; l’autre : qu’à côté d’une infaillibilité immobile, siégeant au Vatican, il en existe dans l’Eglise une seconde, apparaissant de lieu en lieu, et prononçant des sentences sommaires. C’est à cette dernière que j’ai déplu : un Syllabus émané d’elle m’a frappé. Ce qui me rassure, c’est que ce n’est pas d’un homme, soit de M. Darby, soit de quelque autre, qu’il est écrit : « Une épée à deux tranchants sortait de sa bouche, » et que, comme l’apôtre, je puis dire : « Peu m’importe d’être jugé par aucun jugement humain. » On m’a pressé de ne pas répondre à M. Darby. Je ne crois pas avoir le droit d’agir de la sorte. Il y a deux choses dans ses Quelques remarques : des aménités à mon adresse personnelle ; celles-ci sont sans intérêt pour l’Eglise ; je ne les relèverai qu’en passant et pour faire comprendre le caractère de la polémique à laquelle se livre mon critique ; mais l’écrit de M. Darby soulève en outre des questions de fond d’une certaine gravité ; et l’attaque dirigée contre moi sur ces points-là renferme une interpellation à laquelle je ne saurais me soustraire sans manquer à mes devoirs envers la vérité chrétienne.

I

Voici quelques-unes des expressions de M. Darby qui me concernent personnellement : « Je constate simplement que M. Godet ne rapporte pas les faits scripturaires, mais qu’il fait un roman au sujet du Seigneur »e (p. 30). « En voilà assez pour démontrer la négligence avec laquelle M. Godet cite les passages sur des points importants » (p. 31).

e – Nous examinerons plus tard quelques-uns des traits de ce soi-disant roman.

J’ai examiné avec soin les passages que M. Darby me reproche d’avoir cités inexactement. Il en est un seul sur lequel je doive lui donner raison, c’est Philippiens 2.7, où, au lieu de traduire selon l’expression textuelle : « Ayant été trouvé dans sa manière d’être (ἐν σχήματι) comme un homme » j’ai cité en remplaçant l’expression soulignée par celle-ci : « en toutes choses, que j’ai tirée textuellement d’Hébreux 2.17 : « il a dû être fait semblable à ses frères en toutes choses. » J’aurais dû faire remarquer cette substitution d’expression en ajoutant la citation d’Hébreux 2.17 à celle de Philippiens 2.7. Pour l’adjonction du mot y dans la citation de 1 Jean 1.3 ; la traduction du mot petra (Matthieu 16.18) par pierre, et non par rocher ; celle d’ilasterion (Romains 3.25) par victime propitiatoire, je n’ai, je pense, à me justifier devant aucun juge compétent. Il en est de même de la traduction ; « Je serai celui que je serai » (Exode 3.14), qui reproduit de la manière la plus littérale ces mots : éhejeh asher éhejeh ; car le moindre écolier en hébreu sait que éhejeh est bien un futur ; ce qui n’exclut point à mes yeux la vérité foncière de la traduction ordinaire : « Je suis celui qui suis, » puisque éhejeh étant un futur de durée : « Je serai, » signifie bien : « Je suis et serai. » Le sens est : « Je suis comme l’être qui tient de lui seul les conditions de son existence. » Cela implique et l’éternité et la liberté complète dont j’ai parle. Quant à 1 Corinthiens 1.21, M. Darby veut rectifier ma traduction ; mais sa rectification même prouve que la vraie pensée de l’apôtre lui a échappé ; c’est pourquoi aussi il ne se rend pas compte du but de la citation que j’ai faite de ce passage. M. Darby dit : « C’est une des choses désagréables qu’on rencontre dans les écrits de M. Godet que j’examine, que la moitié des passages au moins sont cités inexactement. » Lisez : sont cités d’après une traduction qui n’est pas la mienne. — En général, on a plutôt reproché à mon exégèse une exactitude exagérée que la légèreté ou la négligence.

« Pour plaire aux rationalistes, il nie formellement que la Bible soit une révélation » (p. 31).

M. Darby paraît ici doué du don de sonder les cœurs et les reins et de juger des intentions intimes. J’ai beau avoir combattu les rationalistes toute ma vie, le regard prophétique de M. Darby discerne que c’est pour plaire aux rationalistes, et non par une conviction sincère et sous l’empire de motifs sérieux, que j’ai exprimé telle ou telle manière de voir qu’il condamne. C’est là une prétention qui ne laisse pas que d’être surprenante.

« M. Godet avec les rationalistes nie tout cela » (p. 32), « M. Godet entre ou veut entrer d’un pied profane là où la Parole dit formellement que le Père est seul » (p. 48).

C’est donc en vain, aux yeux de mon juge, que j’ai appelé la relation entre le Père et le Fils, dans laquelle M. Darby m’accuse de m’immiscer avec des allures profanes, « une relation d’un genre unique, complètement insondable pour toute intelligence créée » (Etudes, t. II, p. 138), que j’ai dit expressément en parlant du problème des rapports de la nature divine et de la nature humaine en Christ : « Il importe de ne pas l’oublier : ces essais de solution n’appartiennent plus à la foi, ils rentrent dans la théologie ; c’est ce que nous prions le lecteur de bien considérer en lisant les pages suivantes. « Je pensais que s’exprimer ainsi, c’était montrer quelque respect pour le sol sacré que M. Darby m’accuse de fouler d’un pied profane. Mais non seulement M. Darby oublie ce que j’ai dit ; Il me fait dire, du moins aux yeux de ses lecteurs qui ne me lisent pas, ce que je n’ai jamais prononcé. A l’occasion de la doctrine de l’inspiration, il s’écrie : « C’étaient des préjugés juifs, dit-on. » Aucun lecteur ne doutera que ce dit-on ne s’applique à moi qui suis pris à partie dans les 66 pages de cette brochure. Qui croira que je n’ai jamais prononcé un mot semblable ni sur ce point, ni sur aucun autre !

« Tout cela est d’une légèreté inconcevable » (p. 31), etc.

Voilà de quelle manière me traite M. Darby. Et vers la fin de 66 pages écrites sur ce ton, immédiatement après une phrase ainsi conçue : « Un chrétien peut-il être aveuglé à ce point ? » il a le courage d’ajouter : « Mais je me suis interdit d’exprimer mes sentiments » (p. 39). Eh ! qu’eussiez-vous dit, je vous prie, si vous eussiez donné cours à l’expression de vos sentiments ! Je pardonne volontiers à M. Darby ses violences. Mais ce ton de modération affectée après de telles invectives… c’est à moi de contenir l’expression de ce qu’il me fait éprouver.

Je me suis demandé quel pouvait être le motif d’une irritation aussi violente. Ai-je offensé M. Darby ? Mes relations personnelles avec lui se réduisent à zéro. Entrerait-il dans l’animosité qui respire dans son écrit quelque dépit secret contre l’Eglise indépendante nouvellement formée chez nous ? Je me pose la question, sans la résoudre. Tout bien pensé, je croîs à un autre motif, motif principal, sinon unique. M. Darby a senti sa conception théologique de l’Evangile se heurter à une conception qui diffère de la sienne sur plusieurs points importants ; et plutôt que d’examiner avec calme si celle-ci n’était pas en réalité plus biblique que l’autre, identifiant instinctivement sa manière de voir avec la vérité absolue, il s’est scandalisé ; il s’est irrité ; il s’est jeté avidement sur chaque idée, sur chaque expression qui, à première vue, lui paraissait hétérodoxe ; et il en est ainsi venu à dresser contre moi ce réquisitoire que j’appellerais haineux, si je n’y voyais plutôt l’effet du fanatisme théologique dont j’ai déjà parlé, uni à une étroitesse d’esprit exceptionnelle.

En quoi diffère au fond la conception évangélique de M. Darby de la mienne ? J’admets comme lui l’œuvre de rédemption et de révélation à laquelle Dieu a travaillé ici-bas dès le jour de la chute de l’humanité, œuvre qu’il a consommée en Jésus-Christ et dont la connaissance nous est communiquée d’une manière complète et infaillible dans l’Ecriture-Sainte. Je confesse comme lui la divinité éternelle ainsi que l’humanité de notre Sauveur. Je me réjouis comme lui en un salut parfait et complètement gratuit accompli en Christ. Ne sont-ce pas là les grands faits divins, réels objets de la foi ? Mais lorsque j’essaie de me rendre compte de ces faits sublimes, de ces choses magnifiques de Dieu, comme dit saint Pierre, j’arrive, en raison de certaines difficultés, à des explications théologiques un peu différentes de celles qu’adopte traditionnellement M. Darby. De là la dénonciation dont je suis l’objet de sa part auprès des « brebis du Seigneur. »f

f – L’éditeur de la brochure de M. Darby dit dans l’avant-propos : « L’auteur s’est borné à relever trois points essentiels (dans les ouvrages de M. Godet), qui suffiront, nous semble-t-il, pour mettre en garde les brebis du Seigneur contre un enseignement qui attaque sa Parole, sa personne et son œuvre. »

Pour moi, je dois envisager ce qui me sépare de M. Darby, non comme une différence de foi, mais comme une différence dans la manière de nous rendre compte des objets de la foi. Et si je crois de mon devoir de relever et d’éclaircir cette différence dans les pages qui vont suivre, ce n’est pas pour rendre aux opinions de M. Darby anathème pour anathème, mais pour travailler, autant qu’il est en moi, à élever toujours plus la notion que se forment les fidèles des faits divins, à la hauteur de la norme renfermée dans l’enseignement scripturaire.

II

1. Et d’abord, quant à la manière d’envisager l’Ecriture elle-même. M. Darby partage sur ce point la notion qui s’est fixée dans l’Eglise protestante depuis deux siècles. On éprouva le besoin d’opposer à l’infaillibilité catholique une autre infaillibilité, celle de la lettre de l’Ecriture ; et c’est ainsi que l’on fut conduit à la théorie de l’inspiration dite littérale ou plénière de la Bible. Chaque mot du saint Livre apparaissait comme émané directement de Dieu, ce qui excluait naturellement du livre entier toute imperfection humaine, toute erreur dans un domaine quelconque. Qu’au fond de cette notion, il y ait une vérité, nul chrétien ne le niera. Quel fidèle n’a ressenti la présence de l’Esprit de Dieu dans les Ecritures ? Celui qui chaque matin n’approche pas son oreille de ce divin diapason, pour remettre sa pensée et son sentiment intime en accord avec la pensée et le sentiment divin, déchoit rapidement de l’intelligence de la vérité de Dieu et sent bientôt se paralyser en lui l’énergie de la vertu d’En-Haut. On peut appliquer à la Parole écrite ce qui est dit de la Parole vivante : « En elle était la vie. » C’est sur le fondement de cette expérience que répondant à M. Colani, j’ai dit : « Dans ce livre, ce ne sont pas seulement des hommes pieux qui nous parlent de Dieu ; c’est Dieu qui nous parle de Lui-même » (p. 46). Et encore : « L’Esprit qui a conçu le plan et l’œuvre (révélés dans les Ecritures), a passé des hommes qui ont été les agents de ce plan et de cette œuvre, dans leur témoignage oral ou écrit » (p. 45).

Voilà le fait de la révélation et de l’inspiration établi et reconnu. Mais il s’agit maintenant de savoir si l’action révélatrice et inspiratrice porte sur la totalité du contenu des Ecritures, ou seulement sur ce qui, dans les Ecritures, concerne les relations de Dieu avec l’humanité, et sur tout ce qui se rattache à cette relation fondamentale. Il n’appartient à personne de trancher cette question d’après son idée propre. Les déclarations et les faits bibliques peuvent seuls nous éclairer à cet égard. Or les passages que cite M. Darby en faveur de la première manière de voir, sont tout à fait insuffisants à la prouver. Quand la Bible parle de la Parole de Dieu comme ayant été annoncée de vive voix ou couchée par écrit par les prophètes ou par les apôtres, cette expression de Parole de Dieu s’applique évidemment à la pensée de Dieu pour le salut du monde, à la vérité qui sauve, dont ces hommes ont été les organes auprès de leurs frères, et non point à tous les détails d’histoire, de géographie, de chronologie, dans lesquels est souvent comme enveloppée la révélation des faits divins. Saint Paul dit (1 Corinthiens 1.14-16) : « Je remercie Dieu de ce que je n’ai baptisé aucun de vous, si ce n’est Crispus et Gaïus, » puis il ajoute, comme par une réminiscence subite : « J’ai bien baptisé aussi la famille de Stéphanas ; du reste je ne sais si j’ai baptisé quelque autre personne. » Chacun comprend aisément que même, y eût-il dans ce cas laps de mémoire chez l’apôtre, il n’y aurait rien là qui fût en contradiction avec l’inspiration apostolique relative à la vérité du salut. Marc place la guérison de l’aveugle Bartimée au moment où Jésus sort de Jéricho (Marc 10.46), et Luc au moment où il entre dans la ville (Luc 18.35). L’erreur qu’il faut admettre ici chez l’un ou chez l’autre porte-t-elle la moindre atteinte à la connaissance que nous devons avoir du Christ historique pour le salut de notre âme ? Matthieu place l’expulsion des vendeurs au jour même de l’entrée de Jésus à Jérusalem (Matthieu 21.12 comp. avec v. 17), tandis que Marc la place expressément au lendemain (Marc 11.12). Qu’y a-t-il dans cette différence qui puisse modifier l’intelligence que nous devons avoir des relations de l’homme avec Dieu ? Marc fait dire à Jésus dans le discours qu’il adresse aux Douze lors de leur première mission : « Ne prenez rien pour le chemin, si ce n’est un bâton » (Marc 6.8), tandis que dans le compte-rendu du même discours, chez Luc et Matthieu, Jésus dit : « Ne prenez rien, pas même un bâton (Luc 9.3 ; Matthieu 10.10)g. Saint Paul parle de 23 000 personnes tuées là où l’Ancien Testament en indique expressément 24 000 (1 Corinthiens 10.8 et Nombres 25.9). Dans Matthieu se trouve, citée comme de Jérémie une parole de Zacharie (Matthieu 27.9 ; Zacharie 11.13). Les paroles de l’institution de la Sainte-Cène varient tellement dans les quatre documents où elles nous sont transmises, qu’il est à peu près impossible de les ramener à une seule et même formule. Est-ce moi qui invente ces faits ? Ne sont-ils pas là, patents ? Est-ce pour plaire aux rationalistes que je les reconnais loyalement et que je rejette comme inadmissibles les expédients forcés et artificiels par lesquels on a cherché à s’en défaire ? Le respect même pour la Bible ne m’oblige-t-il pas à la prendre comme Dieu me la donne ? Le rationalisme ne consisterait-il pas précisément à prétendre la faire autre qu’elle n’est, par des explications que ma conscience du vrai repousse, et au nom d’une théorie de l’inspiration que je me serais faite sans tenir suffisamment compte de tous les faits ? Le vrai danger pour l’Eglise, ne serait-ce pas une formule tellement serrée de la doctrine de l’inspiration, que l’on se verrait forcé ou de nier des faits qui pourtant sautent aux yeux, ou de laisser tomber la doctrine elle-même ? Et, si l’on y réfléchit bien, la pensée éternelle de Dieu pour le salut de l’humanité, et l’œuvre par laquelle il l’a réalisée, ne sont-elles pas des choses infiniment élevées au-dessus de détails aussi secondaires ?

g – J’ai montré dans mon Commentaire de saint Luc que ces deux formules s’accordent au fond, quoique opposées dans la forme.

Aussi, ni les réformateurs, ni la plupart des Pères de l’Eglise n’ont-ils partagé la manière de comprendre l’inspiration qui a prévalu dans l’Eglise protestante depuis le XVIIe siècle seulement. Papias, un auditeur de saint Jean, qui devait bien avoir quelque connaissance de ce que les apôtres pensaient sur l’inspiration des écrivains sacrés, raconte tout naïvement que Marc a écrit ses récits évangéliques sans ordre, comme il les entendait occasionnellement sortir de la bouche de Pierre. L’auteur d’un fragment extrêmement antique, rédigé presque du temps de Papias, raconte que Luc a écrit son Evangile selon qu’il a pu parvenir à la connaissance des faits (prout assequi potuit. Saint Augustin dit que les évangélistes ont écrit avec plus ou moins de détails selon que chacun se rappelait. Saint Jérôme trouve dans l’allégorie d’Agar et de Sarah (Galates ch. 4) la preuve que Paul était encore homme (adhuc homo). Luther disait sur cette même allégorie qu’une telle application « ne soutenait pas l’épreuveh. » Calvin déclare ne point comprendre comment le nom de Jerémie s’est introduit dans Matthieu à la place de celui de Zacharie. On connaît les jugements de Luther sur l’épître de Jacques et sur l’Apocalypse.

h – Je n’admets nullement ce jugement du réformateur ; je le cite seulement comme fait historique.

Je prie M. Darby de croire que je ne cite point ces jugements comme autorités, mais uniquement comme preuves de fait que la théorie de l’inspiration plénière qu’il pose avec le sentiment d’une infaillibilité inattaquable, n’a nullement été toujours admise dans l’Eglise, et qu’en particulier elle n’a point été celle de ces héros de la foi qui ont répandu les premiers le christianisme dans le monde et ont scellé, comme Papias, leur témoignage de leur sang, non plus que de ceux qui, il y a trois siècles, ont rendu au monde la connaissance du salut par grâce et de la justification par la foi. On peut consentir sans peine à être traité de rationaliste avec ces hommes-là.

Mes lecteurs comprendront après cela dans quel sens j’ai pu dire en répondant à M. Colani : « La Bible n’est pas la révélation elle-même ; c’est le document de la révélation. » En parlant de la sorte je résumais dans un seul mot un exposé complet, où je montrais comment, une fois le plan du salut admis, la révélation était indispensable à son exécution et comment, la révélation admise, le document de cette révélation, la Bible inspirée, en résultait non moins nécessairement. Cette formule signifiait donc non qu’il n’y a pas de révélation, mais que la Bible ne doit pas être identifiée avec l’acte révélateur, comme si elle était la dictée de Dieu dans cet acte même ; qu’elle est bien plutôt le document dans lequel, une fois l’acte de révélation achevé, le contenu de cette révélation était mis par écrit par l’interprète de la pensée divine. Que l’on juge maintenant de la manière d’agir de M. Darby, qui pour me rendre suspect, odieux même à ses brebis, se permet de leur exposer ma pensée en ces termes : « D’après M. Godet, la Bible n’est pas une révélation du tout. » — Je n’ai ici qu’une chose à dire, c’est que c’est là un procédé tel que je ne voudrais pas en avoir un semblable sur la conscience vis-à-vis de l’un de mes prochains, ni en ce jour où j’écris, ni à mon lit de mort.

Si je n’ai songé à citer comme autorité sur la question de l’inspiration ni les réformateurs, ni les Pères, il me sera certainement permis d’invoquer le témoignage de l’un des écrivains sacrés. Inspiré lui-même, il devait connaître ce que c’est que l’inspiration. Saint Luc nous raconte dans son prologue (Luc 1.1-4) comment il a composé son évangile. Nous dit-il que le Saint-Esprit s’est emparé de lui comme il saisissait les prophètes ? Nullement ; Luc dit simplement : il m’a paru bon. Il ne dit pas même comme l’Eglise de Jérusalem écrivant aux Eglises fondées en pays païens (Actes 15.28) : « Il a paru bon au Saint-Esprit et à nous. » Ayant trouvé dans l’Eglise un certain nombre d’écrits évangéliques déjà répandus, « il a trouvé bon, dit-il, lui aussi, (ἔδοξε κἀμοὶ), après s’être informé exactement de tous les faits et en remontant jusqu’à leur origine, de les écrire par ordre, » pour l’instruction de Théophile. Voilà la déclaration de Luc sur son propre écrit. C’est là un mode de composition d’une très grande simplicité et qui est fort différent de celui que l’on voudrait nous forcer d’admettre au nom de la foi. M. Darby conteste sans doute l’interprétation que nous donnons du verbe rendu par : après m’être informé. Il cite deux passages des épîtres pastorales où ce verbe signifie ou peut signifier accompagner ; et il en conclut probablement (mais sans le dire expressément) que Luc avait accompagné soit tous les événements auxquels il aurait assisté lui-même, soit tous les apôtres dont il aurait été le compagnon d’œuvre. Mais Luc n’avait en aucun cas accompagné tous les apôtres. Et quant aux faits de l’histoire évangélique, il n’y avait pas non plus assisté. C’est ce qui ressort du premier verset de ce préambule, où il dit : « selon que ces choses nous ont été racontées par ceux qui les ont vues de leurs yeux et qui ont été les serviteurs de la Parole dès le commencement. » Ce mot nous prouve qu’il ne se range nullement parmi les témoins oculaires du ministère du Seigneur et les prédicateurs primitifs de l’Evangile. Par conséquent le verbe en question ne peut avoir ici d’autre sens que celui de : s’informer de, qui n’est pas moins usité chez les écrivains grecs que celui d’accompagner. C’est le sentiment à peu près unanime des interprètes. M. Gaussen lui-même, qui partage les vues de M. Darby sur l’inspiration, ne songe pas à donner à ce mot un autre sens que celui de s’informer, s’instruire de. Seulement il se tire de la difficulté que soulève pour lui ce sens en donnant à l’adverbe ἄνωθεν qui suit, le sens : d’en haut, et non : dès l’origine (ce qui est philologiquement possible). Il arrive ainsi à ce sens : après m’être informé en haut, c’est-à-dire par une révélation du ciel. Il est clair qu’une telle interprétation ne se réfute pas. C’est un expédient que M. Darby lui-même n’a pas jugé acceptable. Mais le sien ne l’est pas davantage, comme nous l’avons vu.

Le préambule de Luc, dans son admirable simplicité, ne s’accorde donc nullement avec la théorie qui fait du récit évangélique une dictée divine immédiate, nécessairement exempte de toute possibilité d’imperfection ou d’erreur. Et en conformité parfaite avec les faits que nous avons constatés, ce passage laisse au travail humain la place que Dieu trouve en général bon de lui accorder.

Je me borne ici à constater ce fait en renvoyant pour des explications plus étendues sur les notions de révélation et d’inspiration, aux ouvrages mêmes que critique M. Darby (M. Colani etc., surtout p. 42-49 ; Etudes bibliques, tome II, p. 88-91). On y verra la relation de filiation indissoluble qui unit les trois faits : salut, révélation et document inspiré.

Je ne relèverai plus, à l’égard de ce premier chef d’accusation, qu’un point : c’est que, selon M. Darby, Dieu et l’opération du Saint-Esprit sont entièrement exclusi (p. 23) dans ma manière d’envisager les Écritures. Qu’est-ce donc qui m’attire une inculpation aussi énorme ? C’est qu’en réponse à une école rationaliste fort influente aujourd’hui, qui place la composition de nos évangiles au IIe siècle après Jésus-Christ, j’ai cité des témoignages des disciples des apôtres et des successeurs immédiats de ceux-ci (Papias, Irénée), témoignages desquels il résulte que nos évangiles ne sauraient avoir une origine aussi tardive et qu’ils remontent à une époque beaucoup plus rapprochée de l’histoire qui y est racontée. C’est là une démonstration dont quelques-uns m’ont peut-être su gré. Aux yeux de M. Darby, c’est un acte monstrueux. « C’est une chose monstrueuse, dit-il en toutes lettres, que de me donner les légendes de Papias ou les suppositions d’Irénée pour remplacer la promesse du don de l’Esprit » (p. 25). Mais, dans son empressement à me condamner, oublie-t-il donc que tout en opposant aux rationalistes les récits de Papias et les témoignages d’Irénée comme arguments historiques, j’ai rappelé moi-même par rapport aux chrétiens, exactement comme il prétend que j’aurais dû le faire : que la vraie foi, quant à elle, n’a nul besoin de ces témoignages humains ? Voici mes propres paroles : « La foi est indépendante de la solution de ce problème (le mode de composition de nos trois premiers évangiles). Elle perçoit immédiatement le caractère divin non seulement du fait raconté, mais de la manière en laquelle il est raconté. … La foi, cet organe dont nous sommes doués pour percevoir le divin, comme par l’œil nous percevons la lumière, saisit immédiatement ces caractères (divins) et s’approprie sans hésiter l’objet qui les possède à ses yeux. » (Etudes bibliques, t. II, p. 24). Peut-on imaginer un accord plus complet entre ce passage et celui de M. Darby, où il veut me réfuter et où il dit : « C’est l’opération de l’Esprit de Dieu qui donne l’intelligence spirituelle et cela par la conscience, par la foi… on sait que Dieu est là, c’est l’intelligence divine. Je ne raisonne pas pour prouver que le soleil brille, je n’allume pas une chandelle pour le savoir, la lumière agit sur moi et m’éclaire » (p. 49). Pour me réfuter, M. Darby me paraphrase ! Il valait bien la peine de recourir aux anathèmes, de grossir sa voix et de s’écrier pathétiquement, comme s’il s’agissait de sauver l’Eglise : « 11 est de toute importance de signaler que.… Dieu et l’opération de son Esprit sont entièrement exclus ! » et cela pour dire en définitive.… juste ce que j’ai dit moi-même. Quel critique, que celui qui vous anathématise ainsi sans avoir pris la peine de vous comprendre, à peine celle de vous lire !

i – C’est M. Darby lui-même qui fait imprimer ces mots en majuscules.

2. M. Darby m’incrimine en second lieu sur ma manière d’envisager la personne du Sauveur.

« Dans le système de M. Godet le Christ est un homme qui commence son relèvement pour progresser jusqu’à la gloire… » (p. 42). « Ce n’est plus qu’un homme innocent qui a dû acquérir la sainteté par des luttes avec lui-même… » (p. 50). « Le Christ de la Parole a disparu totalement du système de M. Godet » (p. 50). « Christ est simplement un homme qui se sanctifie pendant sa vie » (p. 35). « Dieu en Christ réconciliant le monde a disparu » (p. 35).

Si quelque lecteur de mes ouvrages vient à jeter les yeux sur de tels allégués, il en sera sans doute très surpris. Et si quelque adhérent de M. Darby, après avoir lu sa brochure, ne craint pas d’ouvrir, un jour ou l’autre, l’un de mes écrits, il se demandera à qui il doit se fier, à ses yeux ou au guide terrestre qu’il s’est donné. Moi qui toute ma vie ai défendu contre le rationalisme la divinité du Sauveur, qui ai consacré à démontrer ce point capital du christianisme une conférence spéciale,j qui, de la première à la dernière page de mes Commentaires sur saint Luc et sur saint Jean, n’ai cessé de faire ressortir dans les textes les preuves de cette vérité ; qui, dans les Etudes mêmes que critique M. Darby, ai résumé le tableau du Christ tracé par saint Jean en ces termes : « le Fils qui descend dans l’humanité pour sanctifier le monde » (p. 91) ; qui dis de Christ : « Avant de venir ici-bas comme homme, il jouissait là-haut, comme Fils, des richesses de l’amour du Père et de l’état divin » (p. 141) ; qui ai caractérisé son apparition ici-bas en disant que pour lui la naissance n’avait pas été, comme pour nous, ce la transition du non-être à l’existence » mais « le passage de la richesse divine à la dépendance de la vie humaine, » et qui enfin ai résumé toute ma manière de voir sur la personne du Seigneur dans la proposition suivante : « Ce Fils qui de toute éternité accomplissait auprès du Père une vie divinement filiale, il est venu imprimer le même caractère filial à notre vie humaine et nous élever du rang de serviteurs à celui d’enfants ; » ce serait moi qui, dans ce même livre, n’enseignerais qu’un Christ qui monte, ne verrais en lui qu’un homme qui s’élève, et qui méconnaîtrais en lui le Dieu qui descend et qui s’incarne !

jLa divinité de Jésus-Christ, Neuchâtel, 1869.

Beaucoup de mes lecteurs ne pourront sans doute retenir un mouvement d’indignation contre une critique qui se meut aussi complètement dans le faux. Ils prononceront peut-être des mots très durs comme ceux que j’ai lus et entendus à cette occasion. Eh bien non ! Je ne dois pas permettre qu’on juge M. Darby comme il se permet de me juger. Je ne vois ici qu’un nouveau symptôme de la maladie morale dont j’ai plusieurs fois parlé, qui consiste à faire de son système évangélique l’Evangile lui-même et à condamner impitoyablement ce qui est contraire à l’un comme, par le fait même contraire à l’autre.

Dans tous mes écrits j’ai cherché à faire ressortir, plus nettement qu’on ne le fait d’ordinaire, la réalité de l’humanité de Jésus-Christ. Car dans une intuition vraiment biblique de la personne du Sauveur, de l’Homme-Dieu, l’élément humain ne doit pas plus être négligé et effacé que l’élément divin. Or le premier de ces éléments me paraît être souvent plus ou moins sacrifié. Je me suis donc efforcé, dans l’étude des paroles et des faits de la vie du Seigneur, tout en maintenant pleinement sa divinité, de retrouver en lui le vrai homme dont notre cœur a aussi besoin.

Voilà le fait à l’occasion duquel M. Darby m’accuse, sous certaines réserves sans doute, mais dans un langage assez transparent pour qu’il ait été compris déjà par un grand nombre de ses adhérents, de ne plus voir en Christ qu’un simple homme.

Je suppose un naturaliste, sincèrement attaché à la foi chrétienne, qui affirmerait, au nom de certains caractères physiologiques, que l’humanité fait partie du règne animal ; et voici qu’un croyant plus zélé qu’éclairé lui reprocherait d’enseigner que l’homme n’est qu’un animal, et le dénoncerait à l’opinion publique comme foncièrement matérialiste. Que dire à cela ? C’est qu’il suffit d’un ne que ajouté à une expression pour en changer complètement le sens. L’homme est un animal ; oui ! Chaque naturaliste est bien forcé de reconnaître en lui certains traits constituant l’animalité. Mais n’est-il qu’un animal ? Non ; car il appartient en même temps à une nature supérieure à l’animalité. De même j’ai dit de Christ : il est un vrai homme ; et M. Darby fait entendre que j’ai dit : il n’est qu’un simple homme. Comme je suis assuré de sa bonne foi, ne dois-je pas dire : C’est de la passion.

M. Darby admet certainement l’humanité de Jésus. Il croit que, comme le dit l’épître aux Hébreux, « il a été fait en toutes choses semblable à ses frères ;… qu’il a été tenté comme nous en toutes choses, quoique sans péché » (Hébreux 2.17 ; 4.15) ; que, comme s’exprime saint Paul, « il y a un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme » (1 Timothée 2.5) ; que nous sommes sauvés « par la grâce de Dieu et par le don, fait en la grâce, d’un seul homme, Jésus-Christ » (Romains 5.15) ; comment donc expliquer le conflit entre sa manière de voir et la mienne ?

De la manière suivante : M. Darby envisage Christ comme revêtu de la figure humaine seulement, et en réalité comme ayant persisté ici-bas dans son état divin de toute-science et de toute-puissance, tandis que j’envisage le Fils de Dieu comme étant entré sérieusement dans l’éτατ humain, après s’être dépouillé, par un acte de suprême amour, de la possession actuelle de l’état divin.

Et voilà le point sur lequel je crois devoir m’expliquer. M. Darby pense que Jésus a possédé ici-bas et dès son enfance la toute-science, la toute-puissance, une sainteté sans lutte, en un mot tous les caractères essentiels de l’état divin. — Cette opinion peut-elle se concilier avec les faits et les déclarations bibliques ? Comment dans de telles conditions aurait-il pu être un vrai enfant, croissant, comme dit l’Ecriture, non seulement en stature, mais en sagesse et en grâce, et cela non seulement aux regards des hommes, mais devant Dieu lui-même, c’est-à-dire en pleine et complète réalité ? Si, plus tard, même durant le cours de son ministère, Jésus avait possédé la toute-science, comment aurait-il dit, quant au jour de sa venue, que « nul ne le connaît, ni les anges de Dieu, ni même le Fils, mais le Père seul » (Marc 13.32) ? La toute-science peut-elle se partager ? Non ; celui à qui elle manque sur un point, par la nature même de cette perfection, ne l’a pas du tout ! Jésus possédait assurément un savoir surnaturel, analogue, supérieur même à celui des prophètes ; bien des faits dans sa vie en font foi. Mais ce savoir n’était point la toute-science divine. C’est ce qui résulte également de chacune des questions que Jésus a adressées ici-bas, comme interrogation réelle, à ceux, qui l’entouraient : « Où l’avez-vous mis ? » « Qui est-ce qui m’a touché ? » Question que Jésus lui-même explique en disant, non : « Je sais tout, » mais : « J’ai senti qu’une vertu est sortie de moi. » S’il n’avait pas en pareil cas ignoré ce qu’il témoignait le désir d’apprendre, où serait la candeur de son caractère, la sincérité de son langage ? Comment trouver encore chez lui l’homme semblable à nous en toutes choses, sauf le péché ? Il ne possédait pas davantage la toute-puissance. Autrement eût-il prié pour faire ses miracles ? Eût-il pu dire : « Père, je sais que tu m’exauces toujours ? » Eût-il dit : « Ne sais-tu pas que je pourrais demander douze légions d’anges à mon Père ? » Eût-il déclaré que « son Père lui a donné le pouvoir d’exercer le jugement parce qu’il est le fils de l’homme ? » (Jean 5.27).

Jésus n’a pas davantage réalisé une sainteté sans lutte. Ecoutons-le lui-même sur ce sujet, si intime. Qui mieux que lui a pu savoir ce qui se passait au dedans de lui ? A la pensée de sa mort prochaine (Jean ch. 12), il s’écrie : « Et maintenant mon âme est troublée. Et que dirai-je ? » Etre troublé en son âme et rester incertain, ne fût-ce qu’un instant, sur ce que l’on doit demander à Dieu, n’est-ce pas l’indice d’une lutte intérieure ? A Gethsémané il dit plus nettement encore (Matthieu ch. 26) : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Toutefois, non comme je veux, mais comme tu veux. » Et cette opposition entre je veux et tu veux n’indiquerait pas une lutte ! Mais dire qu’il n’y avait pas lutte en ce moment-là, ce serait dire, que Jésus était livré tout entier à son propre je veux et qu’il avait entièrement rompu avec le tu veux de Dieu ! Ce serait précisément là le taxer de péché, de révolte. Il y avait lutte assurément chez lui, lutte entre la volonté parfaitement légitime de sa nature innocente qui répugnait à la mort de la croix, et la volonté de Dieu qui exigeait cette mort et qui par l’Esprit lui imposait cette obligation terrible, dont la pensée faisait ruisseler de son front une sueur de sang. Ces grumeaux de sang, voilà ce me semble les indices d’une lutte. Un détail achève et démontre le sérieux et l’intensité de ce travail d’acceptation. C’est la modification qui s’introduit dans sa prière quand il la répète pour la seconde fois. Il ne dit plus : « Mon Père que cette coupe passe loin de moi, s’il est possible ! » (v. 39) mais : « Mon Père, s’il n’est pas possible que cette coupe passe loin de moi… que ta volonté soit faite ! » (v. 42). Nous voyons ici comme à l’œil le progrès dans l’immolation de sa nature innocente et pure ; et c’est précisément ce progrès qu’a voulu marquer l’écrivain sacré en conservant si fidèlement cette nuance dans la prière du Sauveur. « Lui, dit l’auteur des Hébreux au souvenir de cette scène (chap. 5), lui qui dans les jours de sa chair, ayant présenté, avec de grands cris et avec des larmes, des prières et des supplications à celui qui pouvait le délivrer de la mort… a, quoique Fils, appris l’obéissance. » Et c’est en face de telles scènes et de telles paroles que M. Darby prétend enseigner un Jésus sans luttes et se permet de dire : « M. Godet veut qu’il y ait eu des luttes. » N’est-ce pas plutôt moi qui ai le droit de dire : « M. Darby ne veut pas qu’il y ait eu des luttes, » En général si Jésus eût encore été ici-bas-dans son état divin, eut-il pu prier en disant (Jean 17.1-5) : « Père, glorifie ton Fils… Glorifie-moi, Père, auprès de toi-même de la gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde fût fait. » Que l’on ne dise pas en effet que cette gloire qu’il redemande est simplement l’éclat, mais non l’état divin. Les deux premiers versets de cette prière montrent clairement qu’il ne demande pas seulement à échanger les misères terrestres contre les splendeurs du trône. Non ; c’est pour agir, c’est pour pouvoir glorifier son Père en donnant la vie à ceux que le Père lui a donnés (v. 1-2), qu’il redemande sa gloire. Ce qu’il veut, c’est donc son rétablissement dans cet état de puissance divine du sein duquel il pourra envoyer l’Esprit aux croyants ; car jusqu’ici il n’a pu leur communiquer que sa Parole qui est celle de Dieu (Jean 17.6-8).k

k – M. Darby dit : « Christ ne regarda jamais en haut afin de devenir quelque chose. » (Je souligne). Mais saint Jean dit : « Alors Jésus élevant les yeux au ciel dit : Père, glorifie ton fils… glorifie-moi auprès de toi-même. » N’y aurait-il pas lieu à mettre aussi « les brebis du Seigneur » en garde contre l’enseignement de M. Darby, comme anti-scripturaire ?

En résumé donc : M. Darby enseigne un Christ qui ne s’est jamais dépouillé réellement de l’état divin, qui par conséquent n’est jamais entré non plus dans un vrai état humain, tandis qu’avec l’Ecriture j’ai présenté un Christ qui comme dit saint Paul (Philippiens 2.7), s’est anéanti lui-mêmel, ayant renoncé à sa forme de Dieu, à sa manière d’être divine auprès du Père, pour prendre la forme de serviteur, la forme d’existence entièrement dépendante qui caractérise la vie humainem. J’ai enseigné une Parole vraiment faite chair, tandis que d’après M. Darby l’incarnation paraîtrait n’avoir été autre chose que l’apparition d’un être divin sous forme humaine, comme les apparitions de Jéhovah aux patriarches. Si je souffrais de la même maladie intellectuelle et morale que M. Darby, je lui dirais maintenant : « Jean a écrit contre les Docètesn de son temps ces mots : « Tout esprit qui ne confesse pas Jésus venu en chair, n’est point de Dieu ; c’est « là l’esprit de l’Antéchrist » (1 Jean 4.3). Or, vous ne confessez pas Jésus venu en chair (tel que je l’entends, moi) ; votre manière de voir frise le docétisme ; donc… » Je repousse de toute mon âme ce langage, cela va sans dire. Mais en le tenant je ne ferais que juger comme je suis jugé.

l – Proprement : s’est évidé lui-même.

m – Si M. Darby prétendait s’appuyer sur l’expression de Paul « forme de serviteur, » je lui rappellerais l’expression précédente : « forme de Dieu. » Si celle-ci désigne un Dieu réel, celle-là ne désigne pas moins un homme réel, à moins qu’on ne veuille faire de Jésus un être qui, au lieu d’être vrai Dieu et vrai homme, n’est ni Dieu ni homme.

n – Secte qui faisait de l’humanité de Jésus une simple apparence, pour les regards humains.

M. Darby m’accuse, de plus, de faire du roman avec l’histoire de Jésus. J’ai dit, par exemple, que Jésus, au moment de son baptême, avait sans doute fait à Jean-Baptiste la confession des péchés d’Israël et de ceux du monde, sans que ce fait soit expressément raconté. Voici d’où je l’ai conclu ; le lecteur jugera si c’est une pure invention de M. Godet. Dès longtemps on a relevé une contradiction entre le premier et le quatrième évangile dans le récit du baptême de Jésus. Dans Matthieu, Jean-Baptiste dit à Jésus à son arrivée : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et tu viens à moi ; » il paraît donc le connaître, même avant le signe divin qui doit le révéler, tandis que chez Jean, le précurseur dit : « Et pour moi je ne le connaissais point, » ce qui suppose que c’est l’apparition miraculeuse qui le lui a fait connaître. Pour résoudre cette difficulté, dont l’incrédulité s’est fait une arme contre la vérité du récit biblique, j’ai rappelé que Matthieu 3.6, il est dit que tous ceux qui venaient se faire baptiser par Jean lui « confessaient leurs péchés. » J’en ai conclu que Jésus, s’il ne voulait pas, en abordant Jean, prendre une position exceptionnelle, contraire à la situation, avait dû accomplir aussi un acte analogue à celui des autres baptisés, et que, comme il n’avait pas de péchés propres à confesser, il avait sans doute retracé le tableau de ceux d’Israël et du monde, pour lesquels il se vouait à la mort. L’on comprend dans ce cas comment Jean, après l’avoir entendu, put sentir qu’il avait à faire à un plus saint que lui et s’écrier : « C’est à toi de me baptiser. » Ainsi s’explique très bien aussi le mot admirable prononcé par le précurseur un peu plus tard : « Voilà l’agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde. » Aux yeux de M. Darby tout cela n’est que pur roman. Qu’à moi ne tienne ! C’est une tentative que j’ai faite de résoudre une difficulté. Si cette solution ne lui plaît pas, qu’il la laisse et garde la contradiction ! A-t-il oublié que j’ai intitulé mon livre : Etudes, c’est-à-dire recherches, et non Syllabus !

Il en est à peu près de même de la manière dont il traite mon explication du fait de la transfiguration. J’ai vu, avec un théologien allemand éminent, dans cet événement mystérieux l’indication du moment où Jésus était personnellement mûr pour la gloire et où la transformation céleste (celle qui s’est accomplie plus tard en lui le jour de l’Ascension) aurait pu se réaliser déjà s’il n’eût préféré à la gloire l’accomplissement de l’œuvre d’expiation qui devait nous ouvrir aussi à nous-mêmes l’entrée du ciel. Ainsi s’explique, on ne peut mieux, le sujet de l’entretien de Jésus avec Moïse et Elie : « la mort qu’il devait accomplir à Jérusalem, » et cette circonstance non moins frappante : que la transfiguration coïncide dans les trois récits évangéliques avec les premières ouvertures de Jésus à ses disciples sur ses prochaines souffrances. Si M. Darby a une meilleure explication de ce fait sublime à nous donner, je suis prêt à la recevoir. En attendant, je ne crois pas avoir rien dit là qui puisse empoisonner aucune « brebis du Seigneur. »o Je ne puis, sans allonger trop, reprendre en détail toutes les critiques semblables de M. Darby ; cela serait du reste fastidieux. Ce que je puis dire à M. Darby, c’est que le moindre fil du vêtement du Seigneur est aussi sacré pour moi que pour lui et que je n’y porte la main qu’avec le respect de l’adoration.

o – M. Darby demande triomphant : que seraient devenus Moïse et Elie après que la porte du ciel se serait refermée derrière Jésus ? (p. 58). Réponse : comme ses hérauts, ils seraient rentrés devant lui et non pas derrière lui.

3. M. Darby attaque en troisième lieu ma conception de l’œuvre du salut, et cela sur plusieurs points.

J’ai voulu combattre sérieusement l’idée d’après laquelle le péché de l’homme aurait été le moyen unique, la condition indispensable pour l’accomplissement des plans de Dieu à l’égard de l’humanité. Car cette idée paraît attentatoire à la sainteté divine. Dans ce but j’ai donc dit : « Dieu n’a pas fait plus pour l’homme coupable qu’il n’eût fait pour l’homme obéissant ; il a seulement fait autrement. » — M. Darby s’indigne de cette parole et s’écrie : « Peut-on concevoir une telle absence de toute idée de grâce ? » (p. 58). Puis, étalant dans un fort beau passage, toutes les richesses de la grâce de Christ, il conclut en disant : « Tout cela, selon M. Godet, n’amènera pas un autre résultat que n’eût fait l’abstention du fruit défendu. » Mais M. Darby ne comprend pas que dans ma pensée l’acte d’obéissance par lequel Adam se fût abstenu du fruit défendu, eût été le point de départ et non pas le terme des voies de Dieu à son égard ; qu’une carrière sainte et glorieuse se fût ouverte pour lui sur la ligne de l’obéissance, et que Dieu eût pu sur ce chemin-là l’élever jusqu’à sa plus intime communion, aussi bien qu’au travers des abîmes de la chute. Je n’anéantis donc pas la grâce ; mais seulement je me garde bien de la placer, comme paraît vouloir le faire M. Darby, dans la supériorité du but qu’atteindra l’homme pécheur sur celui qu’eût atteint l’homme obéissant ; ce qui ne va à rien moins qu’à nous faire dire : Bienheureuse chute ! Péché béni ! Parole qui me fait horreur. La grâce, la vraie grâce de Dieu en Jésus-Christ, je la fais consister avec l’Ecriture, non dans l’élévation du point d’arrivée destiné à l’homme, mais dans le double fait suivant : d’un côté Dieu, après la désobéissance d’Adam, ne nous prive pas de la destination sublime qu’il nous avait assignée ; de l’autre, il ne recule pas devant le sacrifice infini qui est maintenant devenu nécessaire pour nous faire atteindre cette destination dans notre condition de pécheurs. Y a-t-il, je le demande à tous mes frères, de quoi s’écrier : « Un chrétien peut-il être aveuglé à ce point ? » de quoi me reprocher « une absence totale de l’idée de grâce. »

Pour comprendre la vérité de la pensée que j’ai énoncée et qui scandalise si fort M. Darby, que le lecteur essaie de formuler un moment le point de vue contraire : « Dieu pour pouvoir déployer toutes les merveilles de sa grâce envers nous, a nécessairement besoin de notre péché ; autrement il n’aura pas l’occasion de se montrer magnanime, en pardonnant et en immolant son Fils. Par conséquent, il a bien fallu que l’homme péchât. Donc en lui interdisant sévèrement de manger le fruit, ce n’était pas à l’obéissance que Dieu voulait réellement le pousser ; c’était à la désobéissance. C’était pour que l’homme mangeât, que Dieu lui disait : « Tu ne mangeras pas ; » pour que l’homme mourût, que Dieu le menaçait en disant : « Tu mourras de mort. » A ce compte-là je demande qui était le menteur dans cette scène : Dieu ou Satan ? Et le péché, qu’est-il ? Le bien, puisque c’est l’unique moyen d’accomplir le plan de Dieu ! Et le bien, qu’est-il ? Le mal, puisque si l’homme restait bon, la grâce n’avait plus l’occasion de se manifester. Voilà, M. Darby, où conduit votre enseignement. Savez-vous ce que saint Paul répondait aux gens de son temps qui l’accusaient de tenir un langage tel que celui qui paraîtrait réellement être le vôtre : « Comme quelques-uns prétendent que nous disons : « Faisons le mal pour que bien s’en suive, » gens dont le jugement est juste ! » (Romains 3.8). Si je voulais répondre â M. Darby sur son propre ton, je lui dirais : Est-il possible de concevoir un tel obscurcissement des notions de véracité et de sainteté divines ? Non ! Je dois, malgré les points exclamatifs de mon critique, en rester à ce que j’ai dit. Je crois, avec l’Ecriture, que l’homme pécheur ne s’élèvera pas plus haut que le point où serait parvenu l’homme obéissant ; mais il parviendra à ce but par une autre voie, sur laquelle il se trouve être l’objet de grâces d’une nature plus inouïe encore ! Cette manière de voir est la seule qui ne porte atteinte ni à la transparente pureté de la sainteté de Dieu, ni à la splendeur de sa grâce.

Un autre grief : j’ai dit que « le Seigneur a été chargé de la tâche générale du salut de l’humanité, tandis que chacun de nous n’en reçoit jamais qu’une faible part à accomplir avec lui. » Mon but était d’expliquer pourquoi au baptême Jésus a reçu l’Esprit sans mesure (Jean 3.34), tandis que chaque racheté n’a dans ce don qu’une part. Et voilà M. Darby indigné : « Pensez à un pareil langage en parlant du Sauveur et de ses rachetés » (p. 38). Mais qu’ai-je dit qui ne ressorte de la parabole des talents ? Les serviteurs n’ont-ils pas chacun une certaine portion de travail à accomplir pendant l’absence du Maître, pour le bien de la maison ? Cette portion n’est-elle pas la leur, puisqu’ils en sont responsables ? Après avoir reçu les deux grâces du pardon et du don du Saint-Esprit, grâces dues à Christ seul, chaque croyant n’a-t-il pas la tâche de contribuer au salut de l’humanité dans son champ restreint et avec son don particulier, en travaillant soit sur lui-même, soit sur ses frères ? Et saint Paul n’emploie-t-il pas dans ce sens une expression bien plus hardie que la mienne, quand il dit : « Je me réjouis dans mes souffrances pour vous, et je comble en ma chair les déficits (littéral) des souffrances du Christ pour son corps, l’Eglise. » (Coloss.1.24). Il va sans dire qu’il ne s’agit pas ici pour l’apôtre d’une souffrance d’expiation, mais de ses souffrances de prédicateur et d’apôtre. Et chaque vrai fidèle n’a-t-il pas une part dans cette somme de souffrances à endurer pour rétablissement du règne de Dieu sur la terre ? Voilà tout ce que j’ai dit ou voulu dire. — Donnez-moi quatre lignes de la main d’un homme, et je le ferai pendre, disait Talleyrand. M. Darby excelle à pratiquer cet art à mon égard.

Je dois avoir dit que la mort corporelle est le seul châtiment du péché ; sur quoi M. Darby me rappelle « qu’après la mort suit le jugement. » Je l’ai probablement oublié après l’avoir prêché pendant quarante ans ! Quoi ! il ne serait pas possible de parler de la mort comme manifestation sensible, visible, de la colère divine, sans ajouter à chaque fois ce qui s’entend de soi-même : c’est que si l’homme meurt sous le poids de cette condamnation ; et sans que son péché ait été pardonné, la colère continue dans le monde à venir ? N’est-ce pas dans ce sens qu’en traitant de l’expiation, je me suis efforcé démontrer qu’il ne fallait pas en rester à la mort physique de Christ, mais qu’il fallait tenir compte par dessus tout de la réparation morale offerte par lui à la sainteté divine ? Comment bornerais-je donc la peine du péché à la mort physique ?

J’ai distingué deux justifications, l’une par laquelle l’homme entre dans l’état de salut et qui n’a pour condition que la foi ; l’autre par laquelle il passe de l’état de salut ici-bas dans l’état de gloire là-haut, et pour laquelle sont requises les œuvres, fruits de la foi. A cela M. Darby dit sèchement (p. 53) : « Je n’accepte point ces deux justifications. » Je le regrette pour lui ; car il rejette par là ce que le Seigneur et ses apôtres enseignent très positivement. Saint Paul parle (Romains 2.13-16)

« des observateurs delà loi qui seront justifiés… au jour où Dieu jugera les choses secrètes des hommes par Jésus-Christ, » M. Darby répondra qu’il ne lie point le verset 16 au verset 13 (ce qui est pourtant, je crois, la seule liaison admissible). A la bonne heure ; il n’en est pas plus avancé pour cela. Voici une parole de Jésus où la justification est évidemment rattachée au jugement du dernier jour, « Je vous déclare que les hommes rendront compte au jour du jugement de toutes les paroles vaines qu’ils auront dites ; car par tes paroles tu seras justifié et par tes paroles tu seras condamné » (Matthieu 12.36-37). Il faut donc bien admettre deux justifications, l’une ici-bas au jour de la foi, l’autre là-haut au jour du jugement. La première nous met en état de marcher avec Dieu ; la seconde constate si nous avons marché avec Dieu. M. Darby dira-t-il : Cela est bon pour les non-croyants, qui sont les seuls jugés au dernier jour. Mais qu’ajoute Jésus : « L’homme bon tire de bonnes choses du bon trésor de son cœur. » Ce n’est pas des non-croyants qu’il dit cela. Enfin reste la parabole du méchant débiteur (Matthieu ch. 18) : Un pécheur, déchargé par grâce d’une dette immense, est livré de nouveau aux rigueurs de la justice et condamné à payer tout ce qui venait de lui être remis par grâce, parce que cette faveur n’a pas produit en lui le fruit attendu, la charité. Et la vie du croyant, et du croyant gracié, ne serait pas soumise, elle aussi, à une épreuve, dont le résultat est : ou justification confirmée ou abandon à la loi stricte ? Est-ce donc pour rien que le Seigneur dit aux Eglises, et non pas au monde, dans l’Apocalypse : « Je rendrai à chacun de vous selon ses œuvres » (Apocalypse 2.23). Cette parole en effet ne suit-elle pas immédiatement celle-ci : « Toutes les Eglises connaîtront que je suis celui qui sonde les reins et les cœurs. »p

p – Sur la conciliation entre cette notion et les passages où il est dit que « celui qui croit ne vient point en jugement, » voir mon Commentaire sur l’Evangile de Jean, t. I, p. 338.

On comprend qu’en face de ces affirmations très claires du Seigneur et de ses apôtres, la dénégation de M. Darby ne me trouble pas.

J’ai dit que la rédemption était une histoire, histoire commençant avec la chute et aboutissant à Jésus-Christ. M. Darby découvre dans cette parole une négation de l’expiation par le sang de Christ. « Pour M. Godet, » dit-il dans la seconde page de sa brochure, « la rédemption n’est qu’une intervention positive de Dieu dans l’histoire de l’humanité, une œuvre d’éducation qui a revêtu le caractère d’une rédemption. » Encore un ne que ajouté par M. Darby lui-même et par lequel il fausse radicalement ma pensée. Notez qu’il a soin de ne pas mettre ce ne que en dedans des guillemets parce qu’il sent bien que c’est lui qui l’ajoute de son propre chef ! On peut lire en effet la phrase sans ces deux petits mots dans ma réponse à M. Colani, p. 8. J’ai dit là que la rédemption est une grande œuvre historiqueq ; mais cette œuvre, bien loin d’exclure la mort expiatoire de Christ, y aboutit selon moi, comme à son terme indispensable, sans lequel elle resterait inefficace, comme l’arbre sans le fruit.

q – « Le péché a ainsi rendu nécessaire une intervention positive de Dieu.… une œuvre d’éducation qui a revêtu le caractère d’une rédemption. »

D’après M. Darby, je nierais absolument la régénération : « L’idée d’être né de nouveau manque complètement et systématiquement partout » (p. 47), et autres expressions semblables. Pourquoi ? Parce que, comme saint Paul dans l’épître aux Romains, j’ai résumé l’œuvre du salut chez l’homme dans ces deux notions, justice (justification) et vie (ou sainteté), estimant qu’il est bien entendu qu’une vie nouvelle suppose une nouvelle naissance. C’est du reste ce que je voulais dire dans cette phrase que relève M. Darby à plusieurs reprises et dans laquelle il découvre je ne sais quelle hérésie : « Avant Christ, l’état de l’humanité était chair, née de chair ; depuis lui, l’état de l’humanité est esprit, né d’Esprit. » Peut-on dire plus clairement et plus bibliquement que la naissance naturelle est une naissance essentiellement charnelle et qu’une naissance nouvelle et spirituelle en Christ est indispensable pour faire apparaître l’homme spirituel ?

Du reste, saint Paul lui-même n’aurait pas échappé à l’accusation de M. Darby, lui qui résume ainsi l’œuvre de Christ : « Il nous a été fait de la part de Dieu sagesse, justice, sanctification et rédemption. » Où est la régénération ? Systématiquement exclue par Paul !

Voilà la manière de discuter de M. Darby d’un bout à l’autre de sa brochure. Toutes mes paroles sont tiraillées, torturées, triturées pour chercher à en faire sortir une pensée anti-évangélique. Aussi est-il arrivé souvent qu’en lisant certains paragraphes où M. Darby expose sa pensée en l’opposant à la mienne prétendue, je me trouvais d’accord avec lui. contre moi-même, tant il avait bien compris et rendu ma manière de voir ! Sous une apparence de clarté, sa brochure est un modèle de confusion. D’où vient cela ? D’un fait moral qui ressort à chaque ligne. Dans son ardeur à me trouver en faute, mon critique, au lieu de chercher avec calme ma pensée et avant même d’avoir achevé la phrase, saisit le calepin et note l’hérésie.

J’ai pensé quelquefois en le lisant à cette parole de saint Jean : « Quiconque ne fait pas ce qui est juste et n’aime pas son frère, n’est point de Dieu. » M. Darby n’a point été juste envers moi, et il y a dans son écrit tout autre chose que de l’amour pour son frère. Je n’en conclus pas que M. Darby n’est pas un homme de Dieu ; mais ce que j’en conclus, c’est que ce n’est pas comme tel qu’il a écrit ce libelle, triste échantillon du degré d’égarement auquel un serviteur de Christ peut se laisser conduire par l’adulation humaine et par la complaisance en son propre sens.

Cette discussion se résume en un mot : Conformément aux Ecritures, j’accorde à l’humain, dans la Bible, dans la personne de Christ et dans l’œuvre du salut, la place qu’il a plu à Dieu de lui donner et que M. Darby lui refuse.

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