Articles et Sermons

Le temps de la vie de Jésus qui a précédé son ministère public

Ces pages ont été écrites pour une assemblée des membres de la Société de la Croix-Bleue, tenue le 24 octobre 1894, à Grandchamp, dans la maison hospitalière de la famille Boveta.

a – Le produit de cette publication, en ce qui concerne la part de l’auteur, sera partagé, entre la caisse du Comité cantonal Neuchâtelois de la Croix-Bleue et celle du Comité de l’Union des jeunes gens de la Ville de Neuchâtel.

Si j’ai présenté le développement du Seigneur au point de vue purement humain, personne, j’imagine, ne pensera que j’aie voulu porter atteinte au fait, aussi certain pour moi que celui de sa réelle humanité, de sa divine préexistence, ce fait si clairement révélé par le propre témoignage de Jésus et dans l’enseignement de ses apôtres.

Mais Jésus n’a pris lui-même conscience de ce fait sublime que par le témoignage de Dieu à son baptême : « Tu es mon Fils bien-aimé. » C’est alors que sa relation d’essence avec le Père dans les bras duquel il se sentait pressé, lui fut pleinement dévoilée ; c’est dès lors qu’il se connut comme la Parole faite chair, et qu’il put prier en disant : « Tu m’as aimé avant la création du monde. »

Son développement peut donc être étudié avant ce moment à un point de vue purement humain. Une vraie enfance, une vraie jeunesse humaines n’eussent pas même été possibles si le profond mystère qui a formé l’arrière-plan de son existence terrestre, lui eût été plus tôt dévoilé. Il ne pourrait plus être dit de lui dans ce cas qu’il a été fait semblable en toute chose à ses frères, sauf le péché (Hébreux 2.17 ; 4.15).

Neuchâtel, 28 novembre 1894.

Ce qu’il y a de plus délicat dans la vie humaine, c’est l’enfance. Rien ne saurait donc être plus difficile à retracer, plus aisé à fausser que le tableau du progrès par lequel est parvenu de l’enfance à la jeunesse et de la jeunesse à la maturité l’être le plus pur, le plus sensible au bien et au mal, le plus délicat qui ait jamais vécu. Bien des mains maladroites se sont hasardées à traiter ce sujet. Les auteurs des Évangiles appelés apocryphes, de ces écrits qui ont longtemps alimenté l’édification des fidèles dans les églises de l’Orient, s’en sont emparés ; mais ils n’ont pas imité la discrétion de nos écrivains bibliques. Ils se sont livrés à des élucubrations de pure imagination, brodant sans tact ni mesure sur cette période de la vie de Jésus sur laquelle nos évangiles ne répandent qu’un discret demi-jour. Jetant à pleines mains le merveilleux sur l’humble apparition de cet enfant, ils lui font faire une exhibition vaniteuse de son pouvoir et de son savoir surnaturels ; ils le décrivent se plaisant à embarrasser par des questions saugrenues son maître d’école, donnant à ses camarades les preuves les plus surprenantes de sa divine supériorité et même leur administrant de très sévères châtiments quand ils ne lui témoignent pas tout le respect auquel il estime avoir droit.

D’un, autre côté, nous rencontrons, au second siècle de l’Église, un docteur qui, dans l’intérêt de la gloire du Seigneur, crut devoir rejeter entièrement même le léger canevas que nous offrent nos récits évangéliques. Marcion, venu d’Asie-Mineure vers l’an 140, prétendait que Jésus était apparu comme homme fait à Capernaüm, sans avoir passé par les phases de l’enfance et de l’adolescence : Dans l’évangile qu’il avait composé pour ses églises, en se servant pour cela de celui de Luc auquel il faisait une multitude de retranchements, il enseignait, au rapport de Tertullien, « qu’en la quinzième année du règne de Tibère, Jésus était descendu du ciel à Capernaüm, ville de Galiléeb. »

b – Dans son écrit Contre Marcion, L. IV, ch. 7.

Tandis que les auteurs des évangiles apocryphes remplissaient de leurs inventions ridicules le vide laissé par la narration des apôtres, Marcion méconnaissait la vérité même des quelques traits transmis par eux. Il était choqué sans doute de ce qu’avait d’humblement humain l’enfance de Jésus, telle qu’elle est racontée dans nos évangiles. Il méconnaissait cette grande vérité : que toute œuvre, vraiment divine commence petitement et ne grandit que progressivement. Mais quoi de plus modeste que la manière dont le phénomène le plus grandiose, celui de la vie, a été introduit ici-bas sous la forme d’un faible et inapparent mollusque ? Et comment surgit du sol le lys des champs qui va déployer bientôt une corolle plus splendide que le vêtement royal de Salomon ? comme une tige sans éclat. Esaïe avait mieux compris que Marcion la méthode divine, quand, des siècles avant la venue du Christ, il décrivait ainsi cet événement (Ésaïe 53.1) : « Il est monté comme un rejeton qui sort d’une terre aride : il n’y a en lui ni éclat ni beauté. » Les œuvres de Dieu sortent de petits commencements, nous dit l’Écriture. Les amis de la Croix-Bleue en savent quelque chose.

C’est durant les trente années d’obscurité et de silence que Jésus a passées à Nazareth, que se sont préparées les deux années d’activité publique par lesquelles il a renouvelé la face du monde, rouvert la terre au ciel et le ciel à la terre.

Comment s’est écoulée cette période la plus longue, mais la moins connue de la vie du Seigneur ? Les renseignements que nous possédons sur cet espace de temps se réduisent à bien peu de mots : « Et Jésus, est-il dit (Luc 2.40), grandissait et se fortifiait, étant rempli (littéralement se remplissant) de sagesse, et la grâce de Dieu était sur lui. » Dans ces quelques mots est renfermé le tableau de toute son enfance. Le même évangéliste ajoute (Luc 2.52) : « Et Jésus croissait en sagesse et en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes. » C’est ainsi qu’il résume tout son développement depuis l’enfance jusqu’à la maturité. De tout ce temps, nous ne connaissons qu’un seul trait particulier, celui de son premier voyage à Jérusalem à l’âge de douze ans et de sa séance dans le temple au milieu des docteurs, scène qui se termine par cette parole : « Et il descendit, avec ses parents et vint à Nazareth, et il leur était soumis. » (Luc 2.51) Nous trouvons encore un petit mot significatif dans le récit que Matthieu et Marc nous ont laissé de la visite de Jésus à Nazareth dans le cours de son ministère (Matthieu 13.55 ; Marc 6.3) ; les gens de Nazareth, après l’avoir entendu dans la synagogue, disaient : « N’est-ce pas ici le charpentier (Marc), le fils du charpentier (Matthieu), le fils de Marie, le frère de Jacques, José, Simon et Jude, et ses sœurs ne sont-elles pas parmi nous ? » Jésus avait donc, paraît-il, appris l’état de son père et il l’avait exercé un certain temps lui-même au milieu de ses nombreux frères et sœurs. Un homme qui a longtemps vécu en Palestine a voulu dans ces derniers temps donner au mot grec que nos traductions rendent par charpentierc le sens d’entrepreneur de bâtiments. Cette profession est en effet encore aujourd’hui celle d’un grand nombre d’habitants de Bethléem qui s’en vont l’exercer de droite et de gauche ; ce serait cet état plus relevé qu’aurait exercé Joseph, le père adoptif de Jésus, puis Jésus lui-même ; c’est ainsi que se motiverait le changement de domicile de Joseph, quand il alla s’établir à Nazareth. Mais un Père de l’Eglise du second siècle, Justin, qui possédait parfaitement le grec de cette époque et qui était plus rapproché que nous du temps de Jésus, n’a pas ainsi entendu ce terme quand il nous dépeint Jésus fabriquant, des charrues et des jougs et enseignant la justice par la confection de ces symboles de paix. Notons encore un petit mot de saint Luc, lorsqu’il raconte la première visite de Jésus à Nazareth au commencement de son ministère (Luc 4.16) : « Et il vint à Nazareth où il avait été élevé, et au jour du sabbat il entra selon sa coutume dans la synagogue. » Cette expression : selon sa coutume, montre que, pendant ces longues années de silence passées à Nazareth, il prenait part régulièrement au culte de la synagogue. Les paroles qu’il y entendait, sauf les lectures de l’Écriture sainte, laissaient sans doute beaucoup à désirer à son jeune cœur. Il n’en fréquentait pas moins avec assiduité ce culte qui datait probablement du retour de la captivité Ce sont là, si je ne me trompe, toutes les données fournies par le Nouveau Testament qui peuvent jeter quelque jour sur le temps de la vie du Seigneur, dont nous devons maintenant nous occuper. Ce que nous désirerons savoir de plus, il faudra le demander à ce que Jésus a été plus tard depuis le moment où nous le voyons sortir de l’obscurité. En contemplant ce qu’il est devenu, nous pourrons peut-être nous rendre compte de la manière dont il l’est devenu. La comparaison du point de départ avec le point d’arrivée nous éclairera sur le chemin parcouru de l’un jusqu’à l’autre.

c – M. L. Schneller, longtemps pasteur à Bethléem, aujourd’hui à Cologne sur le Khin, dans son charmant écrit : Kennst du das Land, p. 3-7.

Quel a- été le point de départ ? « Jésus, dit l’épître aux Hébreux (Hébreux 2.17), a été fait semblable à nous en toutes choses pour pouvoir devenir pour nous un grand sacrificateur compatissant et fidèle ; » et au v. 14 du même chapitre, assimilant l’enfant Jésus à tous nos enfants, elle dit : « Comme nos enfants participent à la chair et au sang, il y a aussi participé. » Si l’âme de nos enfants est comparable à une page blanche, il en a été de même, d’après cela, de celle de Jésus nouveau-né, avec cette différence pourtant que sur la page blanche de l’âme de nos enfants on remarque tôt après leur naissance une tache qui va grandissant, celle du péché, tandis qu’en Jésus, en raison de son origine exceptionnelle, le principe du mal ne se trouvait pas. A cette différence près, l’Écriture sainte nous autorise à envisager Jésus enfant comme semblable aux autres enfants des hommes.

Trois éléments constituent l’être humain : le corps, l’âme et l’espritd : l’âme, le souffle de vie, qui est le principe de l’existence individuelle, le siège de la personnalité ; le corps, l’organe par lequel l’âme communique avec le monde extérieur, recevant par son moyen les impressions sensibles et imprimant par lui au dehors le cachet de ses volontés ; enfin l’esprit, l’organe par lequel l’âme peut communiquer avec le monde supérieur et divin, faisant descendre celui-ci dans le monde terrestre ou, ce qui revient au même, élevant le second à la hauteur du premier. L’âme est donc l’intermédiaire qui met en relation l’esprit et le corps et, par eux, le ciel et la terre. Et la parfaite santé de la personne humaine consistera dans la juste relation entre ces trois éléments, relation qui est celle-ci : A l’âme appartient le gouvernement du corps ; mais, pour pouvoir remplir cette tâche, l’âme doit elle-même se laisser conduire par l’esprit qui, communiquant avec l’Esprit divin, puise en lui la force qu’il communique à l’âme et par laquelle celle-ci domine le corps. Telle est l’organisation divinement voulue de l’être humain.

d1 Thessaloniciens 4.23.

Mais hélas ! vous savez si cet état normal existe chez nous ! Ce qui domine chez l’enfant, : bien souvent chez le jeune homme, et aussi chez l’homme fait, c’est le corps, le corps, le plus excellent des serviteurs, mais le plus mauvais des maîtres. Pour le dominer, l’âme devrait être soutenue par l’esprit ; mais dans notre état de chute, l’esprit n’étant point en relation vivante avec l’Esprit divin et le monde d’En-haut, sommeille et ne fortifie point l’âme contre les assauts du corps, ce qui fait que le plus souvent le corps est le maître et l’âme la servante.

L’enfant Jésus n’était point soumis à cette relation anormale. Il apparut avec un corps tout semblable au nôtre, mais auquel l’âme n’était pas assujettie ; car le Saint-Esprit auquel il devait l’existence tenait en lui l’esprit et par lui l’âme à la hauteur de sa tâche ; c’est ce que fait entendre saint Luc, quand il décrit Jésus croissant en stature, — dans ce mot il s’agit du corps — en sagesse – il s’agit de l’âme — et en grâce auprès de Dieu et auprès des hommes — c’est ici l’Esprit de Dieu fortifiant l’esprit de l’enfant, de telle sorte que chez lui la relation normale n’était pas troublée.

Si nous comparons ce point de départ de l’enfant Jésus avec le point d’arrivée bien connu par nos évangiles, nous pourrons nous faire une idée de la marche qui l’a conduit de ce commencement jusqu’à ce terme, et cela dans les trois directions principales dans lesquelles se développe l’être humain : l’intelligence, le cœur et la volonté, en d’autres termes : la connaissance, le sentiment et l’action. Cherchons à nous représenter les progrès de Jésus sous ces trois aspects.

Et d’abord au point de vue de la connaissance. La connaissance est l’acte par lequel ce qui n’est pas nous, apparaît au dedans de nous sous forme d’image ou d’idée plus ou moins claire. L’âme de Jésus, table rase d’abord, comme celle de tout enfant, au point de vue du savoir, s’est peu à peu remplie — c’est le terme qu’emploie Luc — des images des choses et des personnes qui l’entouraient. Jésus a graduellement fait connaissance avec le monde, avec ses parents, avec la chambre de famille ; il a connu le tendre sourire de sa mère, les bras vigoureux de son père ; je ne parle pas de ses frères et sœurs, nés un certain temps, après lui. Il a appris avec eux la langue par laquelle il devait plus tard communiquer avec son peuple. Bientôt il a commencé à connaître et à gravir les rues étroites et montantes de Nazareth, puis les pentes gracieuses sur lesquelles la petite ville est bâtie. Un jour il est parvenu, en compagnie de son père sans doute, au sommet de la crête verdoyante qui domine le paisible vallon, et qui porte aujourd’hui le petit édifice mahométan appelé Wely-Ismaïl. De cette hauteur le regard s’étend à l’est jusqu’au promontoire du Carmel ; il atteint au nord le sommet neigeux du Hermon, ce Mont-Blanc de la Palestine ; à l’est, bien au loin, la vallée du Jourdain et les montagnes de Galaad, et tout près le sommet arrondi et boisé du Tabor ; au sud il plane sur la grande plaine d’Esdraélon et sur les collines de Guilboa et du petit Hermon. A ce spectacle l’idée du monde, du vaste monde, aura surgi dans la pensée étonnée de l’enfant. Mais ce qui devait surtout fixer son attention dans son entourage, c’étaient les personnes avec lesquelles il se trouvait en relation journalière, cette mère dont la sollicitude et les tendres soins éveillaient en lui l’idée de l’amour qui se donne et se sacrifie ; ce père dont le travail assidu, dans la cour même de la petite maison qu’ils habitaient, lui laissait l’impression de la force bienfaisante et secourable. Un petit mot sorti plus, tard de la bouche de Jésus témoigne de l’impression qu’avait laissée en lui là manière d’agir de son père. « Si vous qui êtes mauvais, savez donner de bonnes choses à vos enfants… » Il avait gardé le souvenir des tendres attentions de ce père. Puis bientôt ce furent ses frères et ses sœurs, dont, les caractères, différents lui faisaient pressentir la diversité des membres de la grande famille humaine et rechercher le mode d’agir le mieux approprié à la tournure d’esprit de chacun.

A l’âge de six ans, l’enfant chez les Juifs entrait à l’école où jusqu’à dix ans il n’avait d’autre livre de lecture que la Bible. C’était peut-être le concierge de la synagogue qui enseignait à lire et à écrire aux enfants de l’endroit. De à 15 on les introduisait dans l’étude de la loi traditionnelle par laquelle Dieu avait réglé la vie israélite, après cela s’ouvrait, pour ceux qui montraient des dispositions, la classe la plus élevée, celle où on se livrait à l’étude théologique de la Bible, en commençant par le Lévitique, en suivant par les autres livres du Pentateuque et en finissant par les Prophètes et les Hagiographes. Jésus ne paraît pas avoir parcouru ce dernier degré ; saint Jean rapporte que l’on disait de lui : « Comment connaît-il les Écritures ne les ayant pas apprises ? » (Jean 7.5). Dès cet âge le jeune Jésus fut donc probablement associé au travail de son père. Chaque homme, chez les Juifs, même celui qui se destinait à la carrière rabbinique, devait savoir un métier et pouvoir gagner sa vie. On disait d’un père qui ne faisait pas apprendre un état à son fils qu’il lui apprenait à voler.

Ce fut peu avant ce moment qu’eut lieu le seul fait qui nous soit rapporté de ce temps de sa jeunesse et qui nous permette de jeter un regard dans le profond sentiment religieux qui s’était développé chez lui, sans doute dans les heures d’intimité passées avec sa mère et sous l’influence de ses prières journalières. L’âge de 13 ans était fixé comme celui ou l’enfant commençait à être soumis à la discipline légale, où il devenait, comme l’on disait, « fils du commandement. » Lorsque Jésus eut achevé sa douzième année, ses parents le conduisirent pour la première fois à Jérusalem pour y célébrer la plus solennelle des fêtes israélites, celle de Pâques. Qui se représentera ce qui se passa dans ce jeune cœur d’une piété si fraîche et si pure, lorsque en société de tous les enfants de Nazareth qui voyageaient ensemble formant une espèce de chœur, il sortit de l’étroit vallon, traversa la grande plaine d’Esdraélon, théâtre des grandes batailles que lui avait fait connaître l’histoire sainte, qu’il contempla, sur la magnifique montagne à laquelle elle sert de couronne, la ville de Samarie, qu’il passa au pied des monts célèbres d’Ebal et de Garizim et qu’enfin du haut du Scopus, il jeta le premier regard sur la ville sainte et sur les murs du temple tout éclatants de blancheur ; puis lorsque, un quart d’heure après, il entra dans la porte de Damas et que, selon l’expression du Psalmiste, « ses pieds s’arrêtèrent dans tes portes, ô Jérusaleme. » Tôt après s’ouvrit devant lui le parvis du temple, et le saint édifice lui-même fut là devant ses yeux ! Il faut avoir éprouvé l’émotion dont on est saisi encore à cette heure, quand on contemple le Haram, la terrasse sur laquelle était situé l’ancien temple, que remplace aujourd’hui la mosquée d’Omar, pour se faire une idée de ce que ressentit l’enfant à ce moment-là. Qui peut dire encore ce qu’il éprouva en participant pour la première fois au repas pascal, en mangeant les pains sans levain qui rappelaient le départ précipité d’Egypte, et l’agneau, monument de la grande délivrance ? Nous ignorons quelle fut la circonstance qui le sépara, certainement sans sa faute, d’avec ses parents. Mais ce que nous pouvons un peu comprendre, c’est le sérieux et vif intérêt avec lequel il assista, dans l’un des péristyles ou dans la synagogue voisine du temple, à une discussion sur quelque point de la loi, dirigée par les Rabbins. Chacun pouvait y prendre part ; c’était un entretien libre par demandes et réponses, et rien n’empêchait qu’un enfant intelligent de l’âge de Jésus ne posât à ces savants quelque question pleine de sens à laquelle ceux-ci répondaient par une autre interrogation. C’est d’un entretien de ce genre, et non d’un enseignement donné par l’enfant, que parle le texte évangélique. Mais ce qui donne pour nous à cet incident sa véritable importance, ce n’est pas cet entretien ; c’est la réponse que l’enfant fit à sa mère, lorsque avec Joseph elle le trouva dans cette situation, le troisième jour après leur séparation. Nous nous demandons ce qu’était devenu l’enfant, en se trouvant tout à coup seul au milieu de la foule dans cette grande ville où tout lui était étranger ; oui tout, excepté ce temple, la maison de l’Éternel, qui, dans ce moment de séparation d’avec ses parents terrestres, lui apparut comme la maison de son Père céleste. Vous vous rappelez le patriarche Jacob, fuyant, seul loin de ses parents et surpris par la nuit dans la campagne solitaire de Béthel ; il avait jusque là connu l’Éternel comme, le Dieu de son grand’ père Abraham et le Dieu de son père Isaac ; il apprit dans cette situation à le connaître comme son Dieu, le Dieu de Jacobf. Ainsi, sans doute, l’enfant Jésus, demeuré, seul dans les parvis du temple, apprit à connaître plus intimement qu’auparavant le Dieu de ses parents comme son Dieu, comme son Père. Et ce fut sous l’empire de cette expérience que le lendemain, dans sa réponse au reproche que lui adressa Marie, jaillit spontanément de sa bouche cette expression qui la jeta ainsi que Joseph dans un profond étonnement, preuve qu’il l’employait pour la première fois : « Ne faut-il pas que je sois dans ce qui est à mon Père ? » Vous ne penserez pas, sans doute, que l’on doive attribuer ici à l’adolescent de douze ans la connaissance de sa relation éternelle avec Dieu, et qu’il faille mettre dans ce mot mon Père tout ce qu’il renfermera plus tard dans la bouche de Jésus, comme par exemple, dans la formule baptismale : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Des naïves profondeurs d’un cœur d’enfant jaillissent parfois des mots d’une beauté sublime, clartés soudaines qui ne se changeront que plus tard en lumière calme et permanente. Tout ce qui s’était passé dans cette nuit de solitude entre l’enfant et son Dieu, se concentrait dans cette parole qui resta un mystère pour ses parents : Mon Père. Mais ce n’est pas seulement l’expression de Père qui rend ce mot si remarquable ; c’est surtout le mot mon ; car ce mot donne au sentiment, qu’exprime ici l’enfant, de sa relation filiale avec Dieu, quelque chose de particulier et en quelque sorte d’exceptionnel. Il paraît déjà sentir que ce lien filial, dont il a acquis la conscience, existe pour son cœur à un degré unique. Qu’est-ce qui a pu éveiller chez lui le sentiment d’une, pareille différence entre lui et les autres hommes ? Ah, sans doute dès longtemps il avait été frappé du fait que cette intimité dans laquelle il vivait avec Dieu, comme peut le faire un enfant pieux, il ne la retrouvait pas au même degré chez ceux qui l’entouraient. Dès longtemps il avait constaté un fait douloureux, qui le séparait des enfants de son âge, de ses frères et sœurs, le péché. Peut-être venait-il d’en discerner la trace chez Marie elle-même dans le reproche que renfermait sa question : « Que nous as-tu fait ? » et par lequel elle voulait rejeter sur lui la faute de la séparation qui avait eu lieu. Ainsi, plus son union filiale avec son Père devenait sensible à son cœur, plus il remarquait l’absence de cette union parfaite avec Dieu chez tous ceux qui l’entouraient, et de plus en plus il avait la conscience d’une sorte d’isolement dans lequel il se trouvait au milieu de tous ses semblables. C’est peut-être à cette impression que se rattachent ces mots de sa réponse : « Ne faut-il pas que je sois dans ce qui est à mon Père, » non pas seulement dans le lieu où habite mon Père, mais dans le lieu où l’on s’occupe de ses affaires, où se traitent ses intérêts. Déjà paraît briller à ses yeux dans le lointain une mission qui consisterait à se consacrer tout entier à la cause de Dieu, au sein d’un monde éloigné de lui. Dans cette âme d’enfant un éclair a lui. Mais bien vite la nue semble se refermer. Obéissant à ses parents, nous dit saint Luc, il redescend avec eux à Nazareth ; mais avec quelle richesse nouvelle ! La gloire du peuple élu, de son peuple, lui est apparue à Jérusalem. Dans le culte du temple il a contemplé le gage de la vocation sainte d’Israël, ce peuple sacrificateur et prophète entre tous les autres. La résidence de Jéhova en Israël est devenue pour lui un fait tangible. La fibre nationale a vibré en même temps que la fibre religieuse dans ce jeune cœur ouvert à toutes les impressions élevées. Ce court séjour a rendu l’enfant vraiment et complètement israélite, comme aussi les dix-huit années qui vont suivre dans la vie monotone et en apparence toute terrestre de Nazareth, vont faire de lui un homme réel et complet.

ePsaumes 112.2.

fGenèse 28.13, 21.

Au premier coup d’œil, ce retour dans la petite bourgade galiléenne peut nous paraître un exil. Peut-être, malgré sa docilité, produisit-il sur son cœur cette impression. Mais en y réfléchissant nous comprendrons la sagesse de Dieu qui voulait par là le tenir à l’écart des influences malsaines de la piété pharisaïque, aussi bien que des froides subtilités de la science rabbinique. En échange, il va faire une ample provision d’observations de la nature aussi bien que d’expériences de la vie humaine, sondant toutes les plaies du cœur humain et en pénétrant les plus sombres détours.

Vous savez tous avec quelle facilité et quelle abondance Jésus s’est servi dans ses paraboles d’images empruntées aux choses terrestres et aux relations humaines pour dépeindre à ses auditeurs les choses divines et les relations célestes. S’il a ainsi durant son ministère enseigné en paraboles, c’est que durant sa vie retirée et obscure à Nazareth tout ce qu’il voyait et entendait devenait pour lui-même parabole. Rien n’échappait à son observation, et son esprit tourné en haut traduisait tout dans la langue d’un monde supérieur. La nature, la vie humaine étaient pour lui comme des livres d’estampes au moyen desquels son divin Maître lui enseignait la sagesse qu’il devait déployer plus tard. Tout reflétait pour lui quelque vérité divine : les oiseaux du ciel trouvant leur pâture ; les lys des champs plus brillamment vêtus que Salomon dans sa gloire ; le grain de sénevé d’abord imperceptible, puis se transformant lentement en un arbre avec rameaux et feuillage ; les différences de sol dans un même champ ; la transformation produite dans une masse de pâte par un peu de levain ; la différence de goût entre le vin vieux plus reposé, plus doux, et le vin nouveau plus vif, plus, âpre au palais ; le danger de renfermer ce dernier dans de vieilles outres ; la violence des ravines qui, se précipitant du sommet de la montagne, emportent les bâtiments construits sur la pente, qui n’ont pas été solidement fondés ; la mansuétude avec laquelle le ciel féconde également, des rayons de son soleil et de l’humidité de ses pluies, les champs des justes et ceux des injustes ; les bercails où se retirent de nuit les troupeaux ; le berger courant par monts et vaux pour retrouver une brebis qui lui est échappée ; la poule gloussant après ses poussins et les appelant à se réfugier sous ses ailes ; tout, tout jusqu’aux plus petits détails de la vie ordinaire : la manière dont il faut se garder de raccommoder les vieux habits, le prix des petits oiseaux sur le marché, les trois mesures de farine que prend la ménagère pour une fournée, tous ces détails de la vie journalière faisaient jaillir dans son esprit une pensée supérieure ; pour lui rien de trivial, rien d’indifférent ; dans cet esprit, attentif à la fois au dehors et au dedans, tout se transfigurait.

Mais c’était la conduite de ceux qui l’entouraient qui était pour lui le sujet des observations les plus sérieuses et le moyen d’instruction le plus important : le marchand qui n’hésite pas à hasarder sa fortune entière pour acquérir le joyau dont la vente pourra doubler sa fortune ; le campagnard qui, interprétant les signes du ciel, prévoit le temps du lendemain ; cet homme traduit en justice par son voisin et qui, voyant le moment où l’affaire va se juger devant le tribunal, se hâte de la terminer à l’amiable en faisant appel au bon vouloir de sa partie adverse ; cet autre qui, ne sachant pas faire valoir lui-même son bien, le confie à un banquier qui lui en paie les intérêts ; l’habitude des riches fermiers d’avoir toujours à l’écurie un veau qu’on engraisse pour les grands jours ; les jeux des enfants sur la place publique…, dans ce domaine humain aussi il avait tout observé, tout retenu, tout vécu, tout traduit en langage nouveau. Ainsi s’amassait en lui ce trésor qu’il a comparé plus tard si gracieusement à une armoire bien garnie, de laquelle le père de famille tire à propos toute sorte de choses anciennes et nouvelles, pour l’instruction de ses enfants (Matthieu 23.52).

Hélas, il n’avait pas rien que de bonnes choses à constater dans ce domaine ; il les connaissait aussi ces voisins jaloux qui allaient de nuit semer l’ivraie dans le champ de leur voisin et ces intendants infidèles qui jouaient de mauvais tours à leurs maîtres ; il l’avait observée la distraction de ce laboureur qui regarde à droite et à gauche, au lieu d’avoir les yeux fixés sur le sillon qu’il doit tracer ; la sécurité égoïste du riche qui ne pense qu’à entasser pour lui-même les produits d’une grosse récolte ; la vanité des convives qui recherchent les premières places dans les repas et des dévots qui tiennent à occuper les premiers sièges dans les synagogues ; la puissance de Mammon, même chez les hommes qui ne veulent pas rompre entièrement avec le service de Dieu ; il les avait observés, les regards de convoitise qui trahissent l’adultère déjà consommé au fond du cœur ; l’hypocrisie qui souille la prière, le jeûne et l’aumône pharisaïques ; l’orgueil des sacrificateurs et des rabbins qui appelaient le bas peuple les gens de la terre, comme s’ils étaient eux-mêmes ceux du ciel. Il les avaient discernés tous ces soupiraux par lesquels s’échappent l’air méphitique accumulé, au fond du pauvre cœur humain, de cet abîme d’où procèdent, comme l’a dit Jésus lui-même, « les choses qui souillent l’homme : les mauvaises pensées, les impuretés, les vols, les meurtres, les adultères, les cupidités, la malice, la fraude, l’insolence, l’œil jaloux, la médisance, l’orgueil, la folie » (Marc 7.22). Toutes ces manifestations détestables du vieil homme qui vit au fond de chacun de nos cœurs, il les avaient perçues, il en avait amèrement ressenti le contact ; son œil, armé de la simplicité de la colombe, avait percé à jour tous les replis de mensonge, tous les calculs de vanité et d’égoïsme sous lesquels cherche à se voiler ce monde de souillure. Plus il était lui-même exempt du péché, plus il le discernait partout où il le rencontrait ; le mal qui ne nous frappe plus, tant il nous est devenu familier, naturel, il en était heurté comme d’un corps étranger qui le blessait au vif.

Ainsi, d’un côté, le lien de la communion filiale avec Dieu se resserrait de jour en jour au fond de son cœur, et, d’autre part, il sentait de plus en plus combien ce monde au milieu duquel il vivait était éloigné de Dieu et souvent hostile à Dieu. Il discernait le péché, la recherche du moi attachée à tous les actes de la vie chez tous ceux auxquels l’unissait sa position terrestre. Et à mesure qu’il sondait ainsi toujours plus profondément le contraste qui, sur ce point capital, existait entre eux et lui, il était inévitable que cette question ne s’offrît toujours de nouveau à sa pensée : Que fais-je donc ici au sein de cette humanité pécheresse, semblable au seul bien portant dans une colonie de lépreux ? Serais-je appelé à leur servir de garde-malade, de médecin peut-être ?

L’idéal qui, à cette question, devait se présenter à son esprit, trouvait un point d’appui dans l’histoire sainte qu’il connaissait par l’Écriture au moyen des lectures dans la synagogue, peut-être aussi par l’usage qu’il lui était parfois permis de faire de l’exemplaire employé à cet effet, puis encore par ses entretiens avec son père adoptif. Que de fois dans leurs promenades sur les collines qui entourent le hameau, en particulier sur celle dont je vous ai parlé, d’où l’on jouit d’une vue si admirable sur toutes les parties de la Terre Sainte, Joseph ne lui aura-t-il pas parlé d’Abraham campé sous les chênes de Mamré, d’Abraham conduisant Isaac à l’autel de Morija, du jeune Jacob couché seul dans la campagne de Sichem et de l’échelle angélique s’élevant de sa tête jusqu’au trône divin ; de Moïse se trouvant tout-à-coup au désert en face du buisson ardent, d’où retentit à son oreille la voix de l’Éternel ; de la mer Rouge se fendant sous sa verge étendue et donnant passage à Israël ; du serpent d’airain dont la vue guérissait les mourants qui regardaient avec foi à ce signe de grâce ; de David, le grand roi, son ancêtre, gardant les troupeaux dans les champs de Bethléem, abattant le géant philistin et fondant la monarchie Israélite ; d’Élie fermant et rouvrant le ciel par sa prière ; de Jérusalem, détruite pour ses révoltes contre l’Éternel par le conquérant babylonien, puis rebâtie par Zorobabel. Une pareille histoire pouvait-elle avoir, pour terme final une décadence totale comme celle du peuple de Dieu sous le sceptre d’Hérode et sous la tutelle romaine ? Les prophètes ne disaient-ils pas le contraire ? Ne faisaient-ils pas espérer l’Envoyé divin qui consommerait tant de merveilles par une œuvre plus grande encore ? Ne décrivaient-ils pas la victoire que devait remporter sur le péché et sur la mort un Serviteur de l’Éternel, descendant de David ?

Quelles pensées ne devaient pas s’agiter dans celui qui de jour en jour acquérait la conscience plus distincte, d’un côté de sa position exceptionnelle, et de l’autre, de ce grand avenir auquel préludait tout le passé Israélite ?

En montant la pente du Wely-Ismaïl, je me représentais Jésus, au moment où il avait atteint l’intelligence de l’homme fait, gravissant cette même pente et agitant dans son cœur ces hautes pensées. Je me disais : c’est peut-être ici le lieu où, plongé dans une intense méditation, pour la première fois l’idéal sublime saisit son cœur : renverser le trône de Satan sur la terre, y relever le trône du Dieu véritable, vivant et saint, en extirper le péché, en bannir la mort, substituer à son règne affreux celui de la vie ! Mais pour se vouer à une telle tâche, il fallait autre chose que l’enthousiasme excité par cette pensée ; il fallait un appel divin. Jésus pouvait pressentir cet appel, mais il devait l’attendre dans l’humilité. L’appel parvint enfin jusqu’à lui par la voix de Jean-Baptiste, qui remua tout le peuple, puis bientôt par celle de Dieu adressée à lui personnellement.

Après avoir parlé de là croissance de Jésus en sagesse, Luc ajoute : et en grâce, devant Dieu et devant les hommes. Si l’expression de sagesse fait penser à l’intelligence, celle de grâce a trait au sentiment et à la volonté. Jamais le progrès dans la connaissance ne fut séparé en Jésus du développement du cœur et de celui de l’activité. Chez lui nulle accumulation stérile d’idées, nul travail d’esprit purement intellectuel ; cette dualité du cœur et de la pensée, qui nous fait tant souffrir, n’existait pas dans cet être qui était à chaque moment tout entier ce qu’il était.

Le sentiment le plus profond du cœur de Jésus — nous le comprenons en étudiant le récit de son ministère public — a été l’amour, le besoin de travailler à la gloire de son Père et au bien des hommes, ses frères. Cet amour était chez lui un sentiment vraiment humain, car il est allé en grandissant toujours soit en étendue, soit en intensité. Il n’embrassa, d’abord, que le petit cercle de ceux qui composaient sa famille ; puis il s’étendit aux enfants avec lesquels il jouait ou fréquentait l’école ; comme jeune homme, à l’âge où le cœur s’ouvre au noble sentiment du patriotisme, ses concitoyens dans sa petite ville, puis le peuple entier qu’il trouvait réuni dans les fêtes religieuses et nationales à Jérusalem, devinrent l’objet de son ardent intérêt. Arrivé à l’état d’homme fait où l’horizon de sa pensée s’élargit encore, ses compassions se portèrent enfin sur tout ce qui porte le nom d’homme ; il atteignit la pleine stature du Fils de l’homme. L’humanité entière devint sa famille, l’objet de sa sympathie et de ses compassions.

En même temps, son amour croissait en intensité. Bien loin de perdre quelque chose de sa vivacité par l’extension de son objet, il se développait graduellement, depuis les aimables soins de l’affection enfantine jusqu’au besoin de dévouement et de sacrifice complet de lui-même. L’Évangile ne nous décrit pas les services journaliers qu’il rendait aux siens au sein de sa famille, ses attentions délicates envers ses parents, son support, l’abandon qu’il savait faire de ses droits, ses pardons journaliers envers frères et sœurs, son intercession pour eux, surtout lorsqu’il les voyait pécher, en un mot son oubli constant de lui-même dans toutes ces relations ; mais un trait qui a marqué la fin de sa carrière nous dit ce qu’il doit avoir été à son entrée. Le dernier soir de sa vie, voyant qu’aucun de ses disciples ne pensait à rendre à ses frères et à lui, le Maître, le service de leur laver les pieds, il prit le linge et le bassin et accomplit l’office servile. Ce fait est le symbole de sa vie entière, la révélation du secret, penchant de son cœur : servir et servir pour sauver.

Durant des années cet amour ne put se déployer que sous une forme bien modeste et par de légers sacrifices. Travaillant dans l’atelier de son père, le jeune ouvrier s’associait avec zèle à son travail en s’acquittant de tous les services dont ses jeunes forces le rendaient capable. Mais bientôt Joseph doit avoir disparu de la scène, nous ignorons à quelle époque. L’entretien de la famille incombait dès ce moment au fils aîné. Ce fut là la tâche pratique que Dieu mit devant Jésus, encore jeune, pour que cette puissance d’amour qui se développait en lui ne se perdît pas en vaines aspirations. Le fils du charpentier, comme dit Matthieu, devint alors le charpentier, comme dit Marc. Tâche bien humble sans doute ; mais dans cet atelier où il avait travaillé avec son père, et où il continuait à travailler à son exemple, se préparait, comme dans une parabole en action, ce que la terre devait contempler de plus sublime : un être humain travaillant de concert avec un Père plus grand, dans un atelier bien supérieur à cet atelier terrestre, à une œuvre à laquelle aucune autre, ne peut être comparée. C’est ce qu’a fait entendre Jésus lui-même dans ces paroles prononcées plus tard, qui semblent renfermer une allusion à sa position d’autrefois : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, s’il ne le voit faire au Père ; car tout ce que le Père fait, le Fils le fait pareillement, parce que le Père aime le Fils et qu’il lui montre tout ce qu’il faitg. » Le Père avec lequel il travaillait en parlant ainsi, c’était Dieu ; l’atelier commun, c’était l’univers ; l’œuvre commune, c’était la résurrection spirituelle de l’humanité.

g1 Jean 5.19.

Avec le développement de l’amour dans le cœur de Jésus marcha de pair le déploiement toujours plus énergique de la volonté ; cette volonté, plongeant ses racines dans le sentiment de l’amour pour Dieu et pour les hommes, ne pouvait être, pour tout dire en un mot, que la volonté incessante du bien. Et d’abord dans la relation avec Dieu, par la rencontre fréquente avec Lui dans le recueillement et la prière, par l’acceptation immédiate de chaque devoir indiqué par Lui, par le zèle constant pour sa gloire ; puis dans la relation avec les autres hommes, par la compassion pour ceux qui souffraient, l’intercession pour les pécheurs, le pardon des torts et des injures ; enfin dans son rapport avec lui-même, par la discipline sévère exercée sur les mouvements de son cœur, sur ses paroles et sur ses actes, par le renoncement sans murmure aux satisfactions les plus légitimes dont Dieu lui demandait le sacrifice et par l’acceptation empressée des souffrances les plus imméritées que Dieu trouvait bon de lui imposer.

Mais, direz-vous, quels sont les faits connus de la jeunesse de Jésus d’où ressortent ces vertus que vous lui attribuez ? Les faits connus ne se trouvent naturellement que dans la partie connue de sa vie. Mais il est permis de tirer de ceux-ci des conclusions rétrospectives, relatives à ce qu’avait été Jésus dans le temps qui avait précédé. Jésus commença son ministère en passant ses nuits en prière ; l’eût-il fait si la prière n’eût été précédemment l’âme de sa vie ? Il recommande dès les premiers temps à ses auditeurs d’aimer leurs ennemis, de bénir ceux qui les maudissent, d’abandonner l’habit à qui leur prend le manteau, de donner à ceux dont ils n’espèrent rien recevoirh. Dans quel livre avait-il appris cette vie de support et de charité, si ce n’est dans celui de son cœur ? Il enjoint aux siens de s’arracher l’œil, de se couper la main, le pied, si ces organes excellents en eux-mêmes menacent de les entraîner dans le péchéi. Pour parler ainsi, ne fallait-il pas avoir derrière soi une vie de renoncement même à des satisfactions tout à fait légitimes, si en vue d’une tâche particulière Dieu trouvait bon d’imposer de tels renoncements ? une vie d’acceptation de toute sorte de souffrances, si la tâche donnée d’En-haut exigeait cette acceptation ; en un mot une vie antérieure toute d’empire constant sur soi-même ? Qui eût été, comme Jésus, apte à goûter dans toute leur douceur les joies pures de la vie domestique, si le pressentiment d’une mission différente et plus élevée ne l’eût poussé à se les refuser ? Lui qui serrait si affectueusement dans ses bras et bénissait des enfants étrangers qu’il n’avait jamais vus et ne reverrait jamais, combien n’eût-il pas chéri ceux qui lui eussent appartenu en propre ? Lui qui sur la croix, au lieu de s’absorber dans sa propre souffrance, pensait à l’avenir de sa mère et à la consolation de son ami, quelle sollicitude n’avait-il pas dû déployer envers les siens et n’aurait-il pas exercée envers une famille qu’il eût pu appeler la sienne ? Mais une grande pensée dominait son cœur, celle à laquelle il a donné la première place dans le modèle de prière proposé par lui à son Église : Père, ton nom soit sanctifié, ton règne vienne. Cette sainte pensée est le secret de ses renoncements et de ses acceptations ; elle excluait les pensées et les désirs terrestres. Cette vue du dedans, fidèlement entretenue par la prière, fermait l’entrée aux mouvements qu’aurait pu faire naître celle du dehors.

hMatthieu 5.40-44 ; Luc 6.34.

iMarc 9.43 et suiv.

Vous avez tous entendu parler du grand musicien Wagner. C’était avant tout un grand artiste possédant au plus haut degré le sens du beau ; mais le sens du saint ne lui a pas manqué non plus. Voici les paroles qu’il a dites un jour à l’un de ses amisj dans un entretien intime au sujet de Celui, qu’il appelait « le Grand Isolé » : « Il y a eu des saints et des saintes ; mais tous ils le sont devenus, devenus par la grâce divine, par une illumination, une expérience, un changement intérieur. En Jésus, au contraire, c’est dès le commencement une absence de péché sans ombre de passion, une toute divine pureté de nature qui ne nous fait cependant pas l’effet de ne pas appartenir à notre humanité, et qui nous émeut par la souffrance et par la pitié. C’est une apparition unique, incomparable. Tous les autres ont besoin d’un sauveur ; il est le Sauveur. » Apparition incomparable en effet, qui a été pour le ciel un spectacle nouveau, pour la terre un rafraîchissement inattendu ; apparition qui a pour la première fois révélé parfaitement aux anges et aux hommes ce que Dieu avait voulu en créant l’homme.

j – M. de Wollzogen.

Permettez-moi d’introduire ici un souvenir personnel, en soi bien insignifiant. Nous arrivions à Bethléem, non par la plaine d’Esdraélon et par la gorge qui conduit delà au vallon de Nazareth, mais par la chaîne de collines qui borde au nord le vallon, et nous descendions le versant sur lequel est situé le gracieux hameau. Nous étions arrivés aux premières maisons. Plongé dans mes pensées, je suivais la petite rue sinueuse, lorsque tout à coup, levant les yeux, je vois devant moi, montant la rue, un jeune homme de quatorze à quinze ans, à la figure gaie et ouverte, au regard brillant, à la taille élancée, à la démarche à la fois ferme et souple. Vous devinez l’émotion qui me saisit ; nous étions à Nazareth… Je crus avoir une vision. « C’est ainsi qu’il était, me dis-je, c’est ainsi qu’il a probablement maintes fois monté cette rue ! « Oui, ce fut chez lui l’enfance humaine dans tout son charme d’innocence et de modestie ; ce fut chez lui la jeunesse humaine dans toute sa pureté, son aménité, sa grâce, sa vaillance. En lui a été réalisé sur la terre une fois au moins l’idéal humain, c’est-à-dire le progrès dans le bien pur ; sa présence ici-bas a été comme un commencement de réconciliation entre le ciel et l’humanité déchue, le ciel qui reconnut enfin en lui l’homme digne de Dieu et l’humanité qui en lui offrit à Dieu le fruit digne de Lui.

Mes chers amis, l’un des plus sages et des plus pieux d’entre les Pères de l’Église, Irénée, a fait observer que le Fils de Dieu s’est approprié notre humanité dès le premier commencement de son existence, afin de parcourir tous les degrés de la vie humaine et de sanctifier ainsi tous les âges en sa personne. C’est en effet une nouvelle humanité qui est apparue en Jésus-Christ, l’humanité vraie intimement unie à Dieu, le second Adam qui vient se substituer à notre humanité gâtée et corrompue. « Je me sanctifie moi-même pour eux, a dit Jésus, afin qu’eux aussi soient sanctifiés en vériték. » L’idéal a été réalisé en lui pour qu’il le soit par lui en nous tous. Nouvel Adam, il l’est pour que de lui procède, comme du premier Adam, une humanité semblable à lui. Sa sainteté est le trésor où tous, à tout âge, enfants, jeunes gens, hommes faits, nous pouvons, nous devons aller chercher la nôtre, afin de devenir l’homme que Dieu a voulu en nous donnant l’existence.

kJean 17.19.

« Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu, » disait Jésus, sans doute en se repliant sur lui-mêmel. Voulons-nous être de ceux en qui s’accomplit et s’accomplira cette béatitude ? Allons en toute circonstance, allons à toute heure chercher auprès de Jésus ce cœur pur qu’il substituera au nôtre mauvais et qui sera en nous l’œil par lequel nous contemplerons Dieu.

lMatthieu 5.8.

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