Etudes bibliques (A.T. et N.T.)

Le Livre de Job

Depuis une trentaine d’années (en 1898) nous possédons en français le livre de Job dans sa beauté originale, ou peu s’en faut. La traduction de Perret-Gentil réalisait déjà un progrès marqué dans la reproduction de ce chef-d’œuvre du génie sémitique en notre langue. La même tâche vient d’être reprise par M. Renan et remplie par lui d’une manière qui, à ce qu’il nous paraît, atteint à la perfection du genre. La plus sévère fidélité à l’original se concilie partout avec le naturel, le coulant, la pureté de la forme. Notre langue si prude et si compassée semble s’être assouplie sous la plume du traducteur et lui avoir livré le secret de ressources jusqu’à lui ignorées. Grâce à la docilité parfaite de ce moule, nous avons aujourd’hui sous les yeux l’antique monument, dans sa majesté grandiose et avec le fini des moindres détails. Le lecteur en jugera lui-même par les citations que nous serons appelé à faire et que nous emprunterons en général à la version de M. Renan.

Nous voudrions pouvoir louer également l’Etude sur l’origine et le caractère du livre de Job, dont l’auteur a fait précéder sa traduction. Louer dans ce travail la netteté de la pensée, le charme de l’exposition, la solidité de l’érudition, serait oiseux. Mais la question essentielle est à nos yeux celle-ci : Ce travail fait-il avancer d’un pas l’intelligence de l’idée qui est l’âme et la lumière du livre étudié ? Nous en doutons fort. Nous dirions même que l’Etude préliminaire est plus propre à faire rétrograder que progresser l’interprétation du livre dans son ensemble, si nous ne savions que chaque essai défectueux, en mettant en relief un certain côté de l’erreur, sert en même temps à faire briller un nouvel aspect de la vérité.

A l’Etude de M. Renan, nous désirerions, dans les pages suivantes, en substituer une nouvelle, plus juste dans ses résultats et plus propre à placer le lecteur au vrai point de vue d’où il pourra contempler cette œuvre sublime dans son harmonie et dans sa sainte élévation. Que ne possédons-nous, pour accomplir ce dessein, la plume même de M. Renan !

I

Nous devons avant tout rechercher l’origine du livre de Job. Au point de vue traditionnel, elle se perd dans la plus complète obscurité. Une antique opinion juive et chrétienne, mais qui ne paraît pas être autre chose qu’une hypothèse, fait remonter la composition de cet écrit jusqu’à l’époque mosaïque ou anté-mosaïque. Plusieurs attribuent le livre de Job à Moïse lui-même, qui l’aurait composé dans le temps où, exilé et fugitif, il faisait paître les troupeaux de son beau-père, dans le voisinage du Sinaï.

Les partisans de cette opinion peuvent alléguer en sa faveur des raisons plus sérieuses que plusieurs ne le pensent. On est en droit de se demander, en effet, comment un écrivain hébreu, qui serait très postérieur à Moïse, pourrait faire d’une manière aussi complète abstraction de toutes les institutions légales et se transporter artificiellement, sans se démentir jamais durant tout le cours d’un si long écrit, dans une situation historique complètement dépassée. On peut se demander encore si l’état d’oppression du peuple d’Israël, dans cette Egypte où il était entré libre et prospère, n’a pas fourni à l’esprit de l’auteur le substrat historique dont il avait besoin pour poser le problème traité et pour en découvrir la solution. La langue elle-même pourrait fournir un indice favorable. Cet hébreu saturé d’arabe, comme celui d’aucun livre biblique, n’appartient-il pas à un temps extrêmement reculé, où les dialectes sémitiques, non encore entièrement distincts, ressemblaient à des branches à peine détachées du tronc commun ? Enfin si, comme l’observe M. Renan lui-même, une foule de traits dénotent chez l’auteur une connaissance parfaite de l’Egypte où il semble avoir voyagé, et du mont Sinaï où sans doute il avait vu les travaux des mines qu’il décrit avec tant de détails, à quel autre écrivain que Moïse pourrait plus exactement convenir une pareille caractéristique ?

Deux raisons cependant nous empêchent de nous ranger à cette opinion sur l’origine du livre de Job. Avant tout, l’absence de ces archaïsmes nombreux qui distinguent d’une manière si remarquable les livres du Pentateuque et qui en font un corps à part dans l’ensemble de la littérature hébraïque ; en second lieu, le développement très considérable de la réflexion philosophique que suppose un pareil écrit. Le livre de Job n’est rien moins qu’un traité de théodicée, de justification du gouvernement divin. L’être incriminé, en réalité ce n’est pas Job ; c’est Jéhovah. Ce qui est en cause, ce n’est pas seulement la vertu de Job ; c’est en même temps, et encore plus, la justice divine. Il s’agit dans ce livre de rechercher comment cette perfection peut se concilier avec le sort de l’affligé innocent. Or, de pareilles questions n’ont pas pu se traiter à toute heure. Sans doute il faut se garder d’affirmer avec M. Renan que des faits du genre de celui qui fournit le thème du livre de Job, ne se sont produits que vers l’an mille de notre ère ; que ce fut alors que l’on vit des scélérats heureux, des tyrans récompensés… des justes spoliés et réduits à mendier leur pain. Comme si le cadavre d’Abel n’était pas gisant sur le seuil même du paradis ! Comme si les temps antérieurs au déluge n’avaient pas été les témoins de scènes de violence et d’extorsion ! Comme si le fait de la vertu opprimée n’était pas le lot quotidien de l’humanité pécheresse ! Mais, pour que de telles expériences devinssent l’objet de la méditation philosophique et que celle-ci se formulât dans un travail littéraire ad hoc, il fallait certainement une époque prédisposée à ce genre de réflexions et de travaux. Et c’est, si nous ne nous trompons, jusqu’au règne de Salomon que nous sommes forcés de descendre pour rencontrer un pareil temps. Ce fut alors, non que le cri de l’innocence opprimée monta pour la première fois au ciel, mais que l’on chercha sérieusement et philosophiquement à comprendre pourquoi il y montait, et comment un fait si anormal pouvait se concilier avec la toute-puissance et la justice divines, ces bases du monothéisme israélite.

Il est incontestable que sous l’influence du génie de Salomon s’était formée à sa cour une école de sagesse ou de philosophie morale, et que cette apparition est un fait tout nouveau en Israël. Tandis que les institutions lévitiques fonctionnaient régulièrement et que les ordonnances mosaïques imprimaient de plus en plus leur sceau à la vie populaire, les esprits d’élite, à la tête desquels se trouvait le monarque lui-même sentaient le besoin de pénétrer plus avant dans la connaissance des choses divines et humaines. On rechercha alors l’homme dans l’Israélite ; sous le code, mosaïque on voulait retrouver le principe universel de la loi morale dont il est la plus parfaite expression. On fut ainsi conduit à cette notion de la Sagesse, qui est le trait commun entre le livre des Proverbes, celui de Job et l’Ecclésiaste. Elle apparaît personnifiée au ch. 8 des Proverbes. La Sagesse, c’est à dire l’intelligence divine une avec la bonté parfaite y est présentée comme l’objet suprême de l’amour divin ; Dieu se complaît en elle. Elle est le principe créateur et ordonnateur du monde ; elle a marqué de sa divine empreinte tous les êtres de l’univers ; elle fait ses délices non des Hébreux mais de tous les enfants des hommes. (Proverbes 8.31) Se conformer docilement aux lois de cette intelligence suprême, c’est toute la sagesse de l’homme ; y contrevenir, c’est la folie, c’est-à-dire le malheur, un avec le péché.

Voilà l’intuition toute nouvelle qu’évoqua le génie de Salomon, le milieu intellectuel et moral que créa son puissant esprit. Il n’était pas seul à travailler dans ce sens. Tout génie semble avoir le don d’électriser son siècle et de faire surgir autour de lui une foule de talents homogènes. Comme les personnalités d’Alexandre et de Napoléon évoquèrent toute une génération de généraux de premier ordre, ainsi Salomon, le Sage par excellence, se vit bientôt entouré d’une espèce d’académie de penseurs et d’écrivains qui faisait le plus bel ornement de sa cour et partageait ses préoccupations élevées et ses nobles travaux. Les noms de quelques-uns d’entre eux nous ont été conservés. C’étaient Ethan et Héman, deux amis et collaborateurs du père de Salomon ; c’étaient Chalcol et Dardah, les fils de Mahol. (1 Rois 4.31) Dans ce cercle, on humanisait le judaïsme ; on spiritualisait les prescriptions légales, tout en se gardant de les ébranler. La pensée plongeait ses racines dans ce fond moral de l’âme, où la loi juive se confond avec la loi naturellement écrite dans le cœur. C’est là ce qui explique l’effet tout différent que produisent aujourd’hui sur nous les ordonnances mosaïques et les préceptes renfermés dans le livre des Proverbes.

N’est-ce point du sein de cette officine salomonienne (qu’on veuille bien me passer cette expression) qu’est sorti ce monumental livre de Job, dans lequel la pensée sémitique paraît avoir pris en tous sens ses plus vastes proportions ? La pureté et l’éclat de la langue, le souffle universaliste qui anime tout l’écrit, la perfection un peu artificielle du travail littéraire, tous ces traits réclament un foyer originaire tel que celui que nous venons de décrire. L’ignorance même où nous sommes du nom de l’auteur ne se conçoit qu’à une époque où un tel génie se perdait au milieu d’une pléiade de sages, ses pairs, non moins distingués que lui, et était éclipsé par l’éclat du monarque qui surpassait tout ce qui l’entourait. M. Renan n’a pas cédé cependant au poids de ces raisons. Il a cru devoir descendre à une époque plus tardive encore. Il date le livre de Job du temps d’Hosias, vers 770 avant Jésus-Christ. Mais combien est faible la seule raison qu’il allègue : Dans le prologue des Chaldéens (Kasdim) figurent comme un peuple vivant de rapine. Or les Chaldéens n’apparaissent chez les Hébreux avec ce caractère, que vers l’époque d’Hosias. Mais pourquoi les contemporains de Salomon, qui en savaient apparemment plus que nous, sur les peuples de l’Orient, n’auraient-ils pas connu les Chaldéens comme des pillards, deux siècles avant le moment d’où datent les premières traces de ce fait parvenues à notre connaissance ? C’est prendre la question par son bien petit côté que de la résoudre d’après un pareil indice.

Quant aux hypothèses qui rapportent la composition du livre de Job à des époques plus récentes encore, au temps de Jérémie, ou même à celui de la domination persane (Vatke), M. Renan nous paraît en avoir fait bonne justice. Il est difficile de commettre un plus grossier anachronisme littéraire. « La langue du livre de Job est l’hébreu le plus limpide, le plus serré, le plus classique. » Comment donc faire de cet écrit le produit d’une époque de décadence !

Après avoir rapporté d’une manière générale le livre de Job à l’époque de Salomon, me serait-il permis de hasarder une supposition plus particulière ? Il s’agit de la personne de l’auteur. Parmi les sages qui formaient la table ronde de cette chevalerie intellectuelle à laquelle présidait le roi Salomon, est nommé Héman, l’un des trois principaux maîtres chantres de David. Nous possédons de ce même Héman un psaume, le 88e, qui présente des analogies très remarquables avec le livre de Job, tellement qu’une fois qu’on a porté sur ce fait son attention, on ne peut s’empêcher de se demander si l’auteur signé du petit écrit ne serait pas aussi l’auteur anonyme du grand. Voici comment chante le psalmiste :

Mon âme est rassasiée de maux,
Et ma vie est descendue jusqu’au sépulcre ;
On me met au rang de ceux qui descendent dans la fosse,
Et je suis devenu comme un homme qui a perdu sa vigueur…
Tu m’as mis dans la plus basse fosse,
Dans les lieux ténébreux, dans les lieux profonds.
Ta colère s’est jetée sur moi ;
Tu m’as submergé de tes flots.

Qui ne croirait lire une des plaintes de Job dans ses moments d’attendrissement et de tristesse résignée ? Le psalmiste ajoute:

Tu as éloigné ceux de ma connaissance ;
Tu m’as mis en abomination devant eux.

N’est-ce pas là comme le sommaire de la douloureuse et poignante discussion de Job avec ses amis ?

Pourquoi caches-tu ta face de moi ?
J’ai souffert des frayeurs et je ne sais où j’en suis.
Les ardeurs de ta colère ont passé sur moi…
Elles m’enveloppent toutes ensemble…

Cette exclamation pleine d’effroi ne ressemble-t-elle pas à s’y méprendre aux cris désespérés de Job dans les moments de crise violente où son esprit semble se troubler ? Enfin, le dernier mot du psaume semble destiné à sceller le rapprochement que nous établissons :

Tu as éloigné de moi mon ami, même mon intime ami ;
Ceux dont j’étais connu, sont pour moi dans les ténèbres.

Ne sent-on pas, en lisant de telles paroles, que l’auteur cherché n’est pas loin ? Ce psaume est un livre de Job en raccourci. C’est comme le croquis sur lequel a été composé plus tard le grand tableau. Ce que le psaume 45 est au Cantique des cantiques, ce psaume l’est à l’autre grand produit de la sagesse salomonienne dont nous nous occupons ici.

Quoi qu’il en soit de cette supposition, une chose paraît aujourd’hui certaine à tous les critiques : c’est que l’auteur du livre de Job ne doit pas être cherché en dehors du peuple juif. C’est ce que prouvent l’hébreu classique dans lequel il est écrit et le nom purement israélite de Jéhovah employé dans les parties historiques, le prologue, l’épilogue et les transitions narratives dans le corps du livre (Job 38.1 ; 40.1 ; 42.1) ; tandis que dans les discours des amis d’Elihu Dieu est désigné par les noms d’El-Schaddaï et Eloah, qui ne sont point spécialement israélites, mais qui sont usités également chez les autres tribus sémitiques.

M. Renan, il est vrai, tout en attribuant la rédaction à un écrivain hébreu, n’en voit pas moins « dans ces pages précieuses un écho de l’ancienne sagesse de Théman, » c’est-à-dire du peuple édomite. Il semble oublier qu’au point de vue de l’auteur du livre, l’ancienne sagesse iduméenne parle par la bouche des amis et spécialement d’Eliphaz et que cette sagesse finit par être taxée de folie. Bien loin de voir dans ces pages un écho, nous y trouverons plutôt une critique de cette sagesse si vantée de Théman. Le sage Eliphaz, avec ses lieux communs sur la justice divine, vient se heurter ici à un problème que le vivant monothéisme d’Israël, le jéhovisme, si nous osons ainsi dire, a seul le pouvoir de résoudre.

II

La seconde question préliminaire qui se présente à nous est celle du caractère de cet antique écrit. Au point de vue du fond, histoire ou fiction ? Au point de vue de la forme, épopée ou drame ?

Sur le premier point l’on s’accorde aujourd’hui à penser que nous n’avons dans le récit des souffrances et des luttes de Job ni une histoire pure ni une simple fiction.

La poésie, chez les anciens, ne créait pas de toutes pièces. Comme l’observe M. Ewald, l’invention pure et simple d’un personnage ou d’une histoire est un fait étranger à la première antiquité de tous les peuples. En général la poésie aime à s’emparer de personnages et de faits connus pour les élever à la hauteur et à la transparence de l’idéal.

D’autre part, l’on ne saurait voir dans le récit du livre de Job une histoire à prendre à la lettre. L’empreinte poétique est marquée sur toutes les parties du livre. Le nom de Job, dont le sens paraît être l’attaquant ou l’attaqué, est probablement symbolique ; la scène céleste dans le prologue peut difficilement être prise au sens littéral ; les nombres symboliques 3 et 7 dominent dans le tableau des richesses de Job avant ses malheurs ; l’entretien de Job et de ses amis se poursuit avec une trop grande régularité (la discussion ouverte par le premier discours de Job, chaque ami lui répond trois fois, et lui-même, répliquant immédiatement à tous trois, parle ainsi neuf fois) pour être strictement historique ; Elihu parle trois fois comme chacun des amis, puis une quatrième pour constater la défaite de Job ; l’apparition de Jéhovah ne saurait guère être ici un fait réel ; dans le tableau de la prospérité de Job après ses malheurs, ne figurent que des chiffres égaux ou doubles par rapport à ceux du prologue (même nombre de fils et de filles ; 14 000 brebis au lieu de 7 000, etc.). L’histoire réelle ne marche pas avec une semblable régularité. Ce rythme soutenu est l’indice de la poésie.

Il est donc probable que l’auteur hébreu s’est emparé d’un antique récit iduméen, pour y rattacher, au moyen d’une tractation très libre, la discussion du grand problème religieux qu’il se proposait de résoudre. La conviction de la réalité historique du personnage de Job s’exprime en tout cas dans la parole du prophète Ezéchiel, Ézéchiel 14.14.

Entre les deux genres poétiques auxquels on peut rapporter le livre de Job, il me paraît que le choix ne saurait être douteux. Séduits peut-être par le côté sérieux et triste du sujet et par la prépondérance du dialogue dans la tractation, quelques critiques ont envisagé le livre de Job comme une composition dramatique, une tragédie. Mais les deux morceaux purement historiques qui ouvrent et ferment le poème s’opposent à cette manière de voir. Il en est de même des transitions narratives et des passages historiques dans le corps du livre. (Voir Job 3.1 et surtout Job 32.1-6) L’action se déroule bien plutôt sous la forme d’une œuvre épique. Il s’agit, non sans doute de la possession d’une captive comme dans l’Iliade, mais de la conquête de la vérité sur une question capitale du monothéisme. Le javelot ailé dans une telle lutte, c’est la parole ; le combat corps à corps sur ce champ de bataille, c’est le dialogue.

Serait-ce porter atteinte au respect dû au livre sacré que d’aller jusqu’à établir le parallèle suivant : Achille, dominé d’abord par son ressentiment, résiste obstinément aux supplications des autres chefs ; il commence cependant à se laisser fléchir par les doux reproches de Patrocle ; enfin quand Zeus intervient en le frappant par le trépas de cet ami, il se rend et, entrant dans les plans du destin, il prend les armes et fait triompher la cause de la Grèce. Ainsi Job se raidit d’abord à l’ouïe des exhortations de ses amis qui prétendent expliquer à ses dépens l’inexplicable. La douce musique des discours d’Elihu commence à amollir son cœur ; il n’adore pas encore ; mais il n’accuse plus et ne réplique même pas. Enfin, quand la majesté de Jéhovah apparaît et lui découvre son néant, immolant entièrement sa douleur sur l’autel de la foi, il rend gloire au Dieu qu’il ne comprend pas, et fait triompher sa cause de celle de Satan.

Si ce rapprochement n’est pas forcé il prouve suffisamment à quel genre littéraire appartient le livre de Job. Il y a une œuvre dramatique dans la Bible, une seule : le Cantique des cantiques. Il s’y trouve deux épopées : celle de la conscience humaine en lutte avec la justice divine, le livre de Job ; et celle du règne de Satan en lutte avec celui de Dieu, l’Apocalypse.

III

Etudions de plus près le cours de l’action. La narration se compose de cinq parties :

  1. Le prologue ;
  2. La discussion de Job avec ses amis ;
  3. Les discours d’Elihu ;
  4. L’apparition et les discours de Jéhovah ;
  5. L’épilogue.

1. Dans le prologue trois personnages sont en scène : Job, l’Éternel et Satan. La patrie de Job est le pays de Uts, dont la situation est fixée par quelques passages. (Jérémie 25.20 ; Lamentations 4.21) C’était une contrée du désert d’Arabie, adjacente à la partie orientale de l’Idumée.

L’époque à laquelle Job a vécu n’est nulle part indiquée directement ; mais plusieurs traits prouvent que l’intention de l’auteur est de la placer dans les temps des plus reculés. La seule pièce d’argent mentionnée dans tout le livre est la késita, monnaie qui appartient à l’époque patriarcale. (Comparez Job 42.11 avec Genèse 33.19) Les seuls instruments de musique désignés, le tambourin, la guitare et le hautbois (version de M. Renan), sont précisément ceux dont parle la Genèse (Comparez Job 21.12 ; 30.31 avec Genèse 4.21 ; 31.27) Les 140 années de prospérité ajoutées aux années précédentes de Job (il avait sans doute 70 ans à l’époque de ses malheurs), conviennent à ce que nous raconte la Genèse de la longévité des patriarches.

Quant à la position sociale de Job, M. Pierre Leroux, dans son fantastique écrit sur le livre qui nous occupe, écrit qui renferme cependant parfois des observations assez sensées, fait remarquer qu’il ne faut point se représenter Job comme un arabe nomade. C’est un riche propriétaire, établi d’une manière plus stable encore qu’Abraham à Béersébah ou en tel autre endroit de ses pérégrinations. C’est dans une maison et non sous une tente que sont rassemblés ses fils et ses filles quand la mort les surprend. Ses bœufs sont occupés à labourer, lorsque les Sabéens les enlèvent (Job 1.15,18). Job invoque sur lui-même la malédiction divine : « si sa terre crie contre lui ; s’il en mange les fruits sans l’avoir achetée ; et si les sillons de ses champs sont arrosés des larmes de ses ouvriers frustrés de leur salaire. » Voici comment il termine cette imprécation : « Qu’au lieu de froment naissent pour moi des épines, au lieu d’orge, l’ivraie. » (Job 31.38-40). On voit qu’à la richesse du puissant nomade, consistant en troupeaux de toute espèce, Job joint celle du grand propriétaire foncier.

Dieu, dans le prologue, n’est pas seulement le Tout-Puissant, l’Être Puissant (Schaddaï) ou l’Être mystérieux, maître des forces de la nature et redouté de tous (Elohim). C’est l’Être absolu, unique, devant qui tout est néant, celui qui s’est révélé à Israël, comme son Dieu national, sous le nom de Jéhovah. Encore inconnu de tous les autres peuples, il n’en est pas moins en relation avec eux, fixant un regard satisfait sur « quiconque en toute nation craint Dieu et s’adonne à la justice, » comme dit saint Pierre. (Actes 10.35) L’emploi du nom de Jéhovah dans le prologue et dans l’épilogue, aussi bien que l’apparition et la révélation de Jéhovah lui-même (ch. 38 à 41), prélude de sa révélation future aux peuples extra-théocratiques, trahissent dans ce livre un courant universaliste très prononcé.

Satan apparaît ici avec tous les traits qui caractérisent ce personnage dans le monothéisme hébreu, une haute dignité originaire, une perfide malignité, une dépendance craintive, un pouvoir considérable, mais strictement limité par la main de celui qui le lui confie. M. Renan le reconnaît lui-même : « C’est un personnage tout différent de l’Ahrimane de l’Avesta. Ce n’est pas le génie du mal existant et agissant pour lui-même… ; il ne fait rien que par l’ordre de Dieu. » Il semble que ce soit de ce tableau du prologue de Job que saint Jacques ait tiré cette parole frappante : Les démons croient en Dieu et ils en tremblent. (Jacques 2.19) A cette scène, comme à nulle autre, s’applique la parole d’un chrétien moderne : « Satan ne peut aller que jusqu’à la longueur de sa chaîne. » (Jean Newton) On peut voir par là ce qu’il faut penser de l’assertion vulgaire rationaliste : que les Hébreux ont emprunté leurs notions sur les anges bons et mauvais à la religion persane. M. Renan dit très nettement : « Cette partie de la théologie du livre de Job (la théorie des anges et des démons), si l’on en excepte peut-être le discours d’Elihu, ne dépasse pas le cercle des croyances que nous trouvons chez les Hébreux avant leur contact avec l’Assyrie et la Perse. »

Voilà les trois personnages. Quelle est la relation qui s’engage entre eux ? Dieu, l’auteur, l’appréciateur et le rémunérateur du bien dans l’univers, témoigne en face de l’assemblée céleste sa satisfaction de la piété de Job. Satan, le représentant du doute à l’égard de tout bien qui n’a pas passé par l’épreuve, ne se rend pas à ce jugement divin. Dieu, au lieu d’étouffer ses soupçons, en provoque lui-même l’expression.

As-tu remarqué mon serviteur Job ?

Satan, n’ayant pas d’accusation positive à élever contre la conduite extérieure de Job, met en doute la pureté de ses motifs secrets :

Est-ce gratuitement que Job craint Dieu ?

Il n’y a pas grand mérite à adorer fidèlement un maître qui vous comble de bienfaits et vous paie si bien vos services ! Satan semble dire qu’au besoin il en ferait bien autant lui-même.

Cette insinuation malveillante paraît au premier coup d’œil ne tomber que sur Job ; mais en réalité elle atteint Dieu même. Car si le plus pieux des hommes est incapable d’aimer Dieu gratuitement, c’est-à-dire réellement, il en résulte que Dieu est impuissant à se faire aimer. Or, comme la perfection d’un être est d’aimer, sa gloire est d’être aimé. C’est dans ce sens que saint Paul dit que « la gloire de l’homme, c’est la femme. » (1 Corinthiens 11.7) L’être qui ne réussit pas à exciter un mouvement de sincère amour, fût-il le plus puissant des êtres, n’en est pas moins le plus indigent et le plus humilié. Le coup le plus sensible que l’on puisse par conséquent porter à l’honneur divin, c’est de prétendre que le plus pieux adorateur de Dieu sur la terre ne le sert qu’avec cette arrière-pensée : « Que m’en reviendra-t-il ? » S’il en est ainsi, Dieu n’est plus qu’un puissant flatté par des lâches ; il n’a pas d’amis, pas d’enfants ; il n’a que des mercenaires et des esclaves. Le flambeau de la gloire de Dieu s’éteint à ce souffle sorti d’une bouche impure. Les séraphins n’ont plus qu’à transformer leur cantique et à dire : « Les cieux et la terre sont vides de sa gloire. »

Satan a donc découvert en Dieu lui-même le point vulnérable. L’instinct de la haine l’a bien servi. nul n’est honoré qu’autant qu’il est aimé ; il le sait bien lui-même par l’expérience du contraire. En décochant le trait enflammé qui réduit en cendres la piété de Job, c’est au cœur de Dieu qu’il a visé…, et il a frappé au but.

Dès ce moment la position de Dieu devient étrange. Elle ressemble à celle d’un père qui aurait un fils exemplaire, dévoué, qu’il se plairait à combler des marques de son affection. Tout à coup un hôte soupçonneux lui insinuerait que l’excellente conduite de son enfant n’est que le résultat d’une spéculation très intéressée et qu’en réalité ce jeune homme se sert de lui bien plutôt qu’il ne le sert. Que faire ? Ecarter purement et simplement l’accusation ? Mais il y a une loi qui dit que tout ce qui est caché doit venir à la lumière. Or ce qui amène au grand jour le fond caché de toutes choses, c’est l’épreuve seule… Le père accepte le défi que renferme ce soupçon émis par l’étranger ; il ôte à son fils tout ce qui faisait sa joie et son plaisir, et lui inflige sans raison apparente le traitement le plus sévère, les mortifications les plus douloureuses. C’est ainsi que Dieu décide d’en agir avec Job ; et voilà comment s’engage l’action. C’est au fond un solennel pari contracté entre Dieu et Satan, et d’où doit sortir la honte de l’un ou de l’autre. Satan, confiant en la bonté de sa cause et en la faiblesse de Job, le champion de Dieu, propose la forme de l’épreuve : « Etends ta main ; touche à ses biens, et on verra s’il ne te renie pas en face. »

Jéhovah accepte la proposition, tout en prenant sous sa sauvegarde la personne de Job. Les coups de l’ennemi invisible tombent successivement sur les biens et sur la famille du patriarche. En quelques heures Job se voit dénué de tout, réduit à la mendicité, privé d’enfants. Néanmoins il ne renie pas Dieu ; il se prosterne et il adore la main qui, après avoir tant donné, a jugé bon de tout ôter.

Satan ne se tient pas pour battu. Tant que la personne de Job est intacte, l’épreuve, selon lui, n’est pas décisive : « Etends ta main ; touche ses os et sa chair, et on verra s’il ne te renie pas en face. »

Jéhovah consent à cette aggravation d’épreuve, tout en réservant la vie de Job. Et voilà le serviteur de Dieu atteint de la lèpre, cette maladie qui, plus que toute autre, passe pour une marque de la malédiction divine, et assis, pleurant, sur la cendre. A ce surcroît de douleur la foi de sa femme succombe : « Laisse là Dieu, et meurs. »

Mais celle de Job tient bon : « Nous recevons de Dieu les biens ; pourquoi ne recevrions-nous pas de lui les maux ? »

Néanmoins l’épreuve n’est pas encore à son terme, ni la victoire définitivement remportée.

2. Devant ce rideau qui cache à la terre la scène qui vient de se passer dans le monde invisible, il y a des hommes ; il y en a un que la souffrance consume ; il y en a d’autres qui sont les témoins de cette immense douleur. Ces derniers aussi sont convaincus de la toute puissance et de la justice de Jéhovah. Que vont-ils penser des coups que sa main a frappés ? Il y aura là pour Job peut-être la source d’un accroissement de douleur et d’épreuve. Il a surmonté la voix de l’incrédulité grossière qui lui parlait par la bouche de sa femme. Mais si la piété elle-même vient à s’armer contre sa foi, celle-ci résistera-t-elle à ce nouvel assaut ? Traversera-t-elle intacte cette dernière fournaise ? Satan n’avouera certainement pas la partie perdue, et la cause de Dieu n’aura réellement triomphé en la personne de son martyr, que lorsque, dans une lutte désespérée avec la croyance traditionnelle de son temps, Job aura affirmé le droit de Dieu sans renier celui de sa conscience et le droit de sa conscience sans renier celui de Dieu, le plus insoluble conflit parut-il même les opposer l’un à l’autre.

Les trois amis qui viennent visiter Job, forment avec lui, comme l’a très bien démontré M. Schlottmann, une sorte de confrérie ou d’aristocratie sociale, intellectuelle et religieuse, au milieu des peuplades environnantes qui paraissent appartenir à un degré de culture très inférieur au leur. Ils sont riches, exercés dans l’art de la parole, monothéistes et sémites, tandis que les habitants de ces contrées sont pauvres, grossiers, idolâtres et probablement chamites. On pourrait les comparer à ces fermiers hollandais qui, sous le nom de Boers, ont formé dans les temps modernes un état bien connu au midi de l’Afrique. Riches, puissants, armés à l’européenne, rattachés à la culture et à la foi chrétienne ces colons sont liés entre eux par une association redoutable et tiennent sous leur dépendance des contrées entières et de nombreuses populations africaines. Tels paraissent avoir été Job, avant qu’il fut précipité dans l’abîme du malheur, Eliphaz, de Théman (c’est le nom d’une contrée de l’Idumée), Bildad, de Suah, et Sophar, de Naama (les deux dernières contrées sont inconnues).

Pendant sept jours et sept nuits, les amis de Job se tiennent assis près de lui sans lui adresser la parole. Job enfin, comme s’il sentait dans ce silence prolongé quelque chose de sinistre, le rompt lui-même. Et sa parole ressemble à l’éclat de la foudre au milieu d’un air lourd et chargé de vapeurs :

Périsse le jour où je suis né,
Et la nuit qui a dit : Un homme est conçu !
[Il est dit que Job « était assis dans la cendre » (Job 2.8) et que ses amis « jetaient la poussière vers le ciel » (Job 2.8). Ces expressions paraissent s’expliquer par un usage que M. le consul Wetstein a observé dans plusieurs cités de l’Orient. Devant la porte de la ville se trouve un endroit où l’on apporte les balayures et les rebuts pour les brûler. Peu à peu se forme de tous ces matériaux consumés un monceau de cendres durcies qui porte le nom de Mesbélé. C’est là que l’on se rassemble le soir. Il y a des grottes creusées dans cette colline. Le pauvre lépreux s’était probablement réfugié en ce lieu. C’est là que les amis l’avaient trouvé, c’est là le théâtre de l’entretien suivant.]

Le contraste entre le ton de cette exclamation et la dernière parole de Job dans le prologue est évidemment motivé par l’attitude offensante et remplie d’accusations secrètes des trois amis.

A la suite du premier discours de Job, chaque ami, comme nous l’avons dit, parle trois fois ; Job réplique immédiatement à chacun. Au dernier tour seulement, Sophar, le troisième, renonce à la parole, en signe d’impuissance à convaincre Job, et celui-ci la prend à trois reprises, comme pour attester qu’il reste maître du champ de bataille.

Voici les principales pensées, énoncées d’abord d’une manière voilée, mais de plus en plus clairement exprimées, qui servent de thème aux discours des amis :

La première : Dieu est juste ; ce n’est pas arbitrairement qu’il distribue heur et malheur.

La seconde, corollaire de la première : Ton infortune extraordinaire est la preuve certaine de crimes cachés et monstrueux que tu as commis.

La troisième (et c’est ici la consolation qu’ils pensent lui apporter) : Si, par une repentance sincère, tu donnes gloire à la vérité, Dieu te pardonnera et te rétablira.

L’auteur varie et gradue admirablement le développement de ces thèses qu’il met dans la bouche des trois amis. Elles sont exposées par Eliphaz avec un pathos sacerdotal, par Bildad avec une modération moins riche en idées, par Sophar avec une sorte d’emportement juvénile.

Dans le premier cycle (jusqu’au ch. 14), l’accusation des amis ne se produit qu’avec réserve et à mots couverts. Ils espèrent encore gagner Job à leur manière de voir et l’amener à confesser ses péchés cachés. Dans le second (jusqu’au ch. 21), leur langage prend un caractère de plus en plus sombre et menaçant. Par sa fière attitude Job leur fait toujours plus l’effet d’un malfaiteur réel. Son orgueil tout à la fois les révolte et les consterne. Enfin, dans le troisième (jusqu’au ch. 31), Eliphaz articule nettement l’accusation longtemps contenue et y joint un suprême et vigoureux appel à la conscience de Job ; Bildad se borne à écarter avec hauteur les réponses de celui-ci. Le troisième ami, jugeant qu’il n’y a rien à faire avec un être aussi endurci que Job, renonce à parler à son tour.

On sent parfaitement qu’en raisonnant de la sorte les amis exposent la théorie reçue de leur temps, qui n’admet d’autre règle pour la répartition des douleurs humaines que le quantum des péchés de chacun. Pauvre Job ! Célébrer devant lui dans ce sens la justice divine, c’est le poignarder ; c’est l’achever.

Et lui, comment se comporte-t-il dans cette situation terrible ? Sur le terrain du raisonnement il est battu. Car il n’a pas à sa disposition une autre théologie que celle de ses amis, pour parer les coups dont ceux-ci le transpercent. Pour répondre victorieusement, il faudrait qu’il connût la scène du prologue qui seule donne la clef de la dispensation dont il est l’objet. Mais il l’ignore. Il est dans la position de ce fils dont nous parlions tout à l’heure, lorsque ses frères, voyant la rigueur soudaine avec laquelle son père le traite, lui demandent avec effroi : Qu’as-tu fait ? et l’invitent avec un mélange de compassion et d’horreur à confesser la faute par laquelle il s’est attiré le courroux d’un père si juste et si bon. Le pauvre jeune homme ne peut répondre qu’une chose : Je ne sais rien, absolument rien. — Mais notre père est juste. — Il est vrai ; je ne comprends plus sa conduite. J’en appelle à lui mieux informé.

Et ses frères, de le méconnaître toujours plus complètement et d’ajouter à leurs soupçons précédents l’accusation d’intraitable orgueil.

Ainsi Job n’a rien à opposer à l’argumentation de ses amis. Il ne possède que le bon témoignage de sa conscience. Mais cela lui suffit. Voilà le rocher contre lequel viennent se briser toutes les inculpations dont il est l’objet et même le principe sur lequel elles reposent, celui de la stricte rétribution. Que l’on ne cherche donc pas dans ses discours une rigoureuse conséquence logique, comme celle qui règne dans les discours de ses amis. Il y a dans son point de vue deux éléments contradictoires : la théorie de la rémunération qui lui semble, à lui aussi, inséparable de la foi à la justice de Dieu et le témoignage inébranlable de sa conscience qui proteste maintenant contre cette théorie. De là sa perplexité. Ce n’est pas le bien et le mal qui luttent au-dedans de lui ; c’est le bien et le bien, la justice de Dieu affirmée par sa conscience, et son innocence relative non moins fermement attestée par cette voix intime et sacrée ; tellement qu’il se voit logiquement poussé ou à donner un démenti à sa conscience s’il veut encore affirmer Dieu, ou à nier Dieu s’il veut maintenir l’affirmation de sa conscience. Situation affreuse, qui constitue précisément le faîte de l’expérience dont il est maintenant l’objet sans s’en douter. Cette situation morale est également le chef-d’œuvre de l’art épique. Qu’est-ce que le courroux d’Achille au sujet de l’enlèvement d’une captive, en comparaison de cette lutte intérieure de Job, dont la conscience déchirée ne peut plus rendre hommage à Dieu sans se renier elle-même !

Aussi ses discours sont-ils comme les soubresauts d’un fiévreux. Mais au milieu de ces incohérences apparentes on remarque néanmoins une succession d’impressions d’une justesse psychologique admirable.

Dans le premier cycle, il exprime la douleur que lui cause l’attitude prise par ses amis ; il les compare au torrent sur lequel a compté la caravane, mais qui se trouve desséché quand elle arrive sur ses bords ; puis il reconnaît qu’il participe à l’infirmité générale :

Comment l’homme serait-il juste devant Dieu ?
Quant on veut disputer contre lui,
On n’a pas raison une fois sur mille.

Mais de là aux crimes dont on le soupçonne, quelle distance ! D’ailleurs les faits ne s’accordent pas avec ce dogme, que l’homme juste est toujours fortuné et le méchant toujours malheureux. Et c’est ici qu’au Dieu abstrait qui lui opposent ses amis, qui ressemble à une morte balance sur l’un des plateaux de laquelle serait écrit : vice, sur l’autre : malheur, il oppose un Dieu vivant, personnel, mais poussant la liberté jusqu’au caprice, qui, à l’abri derrière son rempart de nuages, décoche ses flèches comme il lui plaît et sans que personne puisse lui demander compte de ses coups. Parfois ses cris désespérés effleurent même le blasphème. Il paraît refuser tout caractère moral à l’usage que le Tout-Puissant fait de son pouvoir. Il en appelle du Dieu qui le frappe sans sujet… mais à qui ? A nul autre qu’à Dieu lui-même. Il en appelle du Dieu traditionnel de ses amis, de ce masque de fer que leur main impitoyable lui présente, au Dieu nouveau que son cœur pressent, et dont il évoque l’apparition :

Dieu se rit des épreuves de l’innocent ;
La terre est par lui livrée aux mains des scélérats…
La paix règne dans les tentes des brigands,
La sécurité chez ceux qui provoquent le Très-Haut
Et qui portent leur Dieu dans leur maina.
Il n’y a pas entre nous (Dieu et moi) d’arbitre
Qui pose sa main avec autorité sur nous deux.
Coupable, malheur à moi !
Juste, je n’ose davantage lever mon front.

Dieu me tue ; j’ai perdu tout espoir.
Il ne me reste qu’à défendre ma conduite à sa face…
Me voilà prêt ; j’ai disposé ma cause ;
Je sais que la justice est de mon côté
Que ta main ne m’écrase plus,
Que tes terreurs ne m’épouvantent plus !
Après cela accuse-moi, et je répliquerai,
Ou bien laisse-moi parler, et tu répondras.

a – Qui ne reconnaissent d’autre Dieu que leur violence. (Renan)

Cette liberté infinie, insondable, du Dieu personnel et vivant, dont il fait par moments l’absolu caprice…, c’est dans son sein qu’il se jette quand il ne sait plus où se réfugier devant l’inexorable logique de ses amis. Dans ces appels audacieux à un Dieu qui semble se cacher lâchement et qu’il cite en quelque sorte à sa barre, au nom de sa conscience outragée, est renfermé en réalité le plus magnifique hommage à la sainteté du caractère divin, qui dépasse tout discernement humain.

Le second cycle nous montre, comme le dit Schultz, Job se rapprochant toujours plus de Dieu à mesure que ses amis s’éloignent davantage de lui. Sans doute c’est au travers d’une lutte violente que cette intimité se forme et se resserre. Mais plus il se voit, sans aide, sans amis, livré à une dispensation inexplicable pour lui, plus il s’élève à la conviction triomphante que Dieu sera son vengeur, le témoin de son innocence. Non, quoi qu’il arrive, il ne périra point ; la lèpre peut ronger ses chairs et même consumer ses os ; ses amis peuvent le charger des plus graves accusations… ; peu lui importe ! C’est avec Dieu seul qu’il aura à faire désormais. Il est sûr de Dieu, oui, sûr de lui au moment même où ce Dieu semble tout faire pour l’écraser.

J’ai un témoin dans le ciel,
Un garant dans l’empyrée.
Mes amis se rient de moi ;
Aussi c’est vers Dieu que mon œil pleure.

O Dieu, sois ma caution contre toi-même ;
Quel autre voudrait me frapper dans la mainb ?
Oh ! qui me donnera que mes paroles soient écrites,
Qu’elles soient écrites dans un livre et qu’elles soient gravées
Avec un stylet de fer et avec du plomb ;
Qu’à jamais elles soient sculptées sur le roc ?
Car, je le sais mon vengeur existe,
Et il apparaîtra enfin sur la terre.
Quand cette peau sera tombée en lambeaux,
Privé de ma chair, je verrai Dieu ;
Je le verrai par moi-même ;
Mes yeux le contempleront, non ceux d’un autre.

b – Le signe par lequel on se constituait caution d’une autre personne. (Renan)

C’est ici le passage où Job atteint le point culminant de son espérance en Dieu. Exprime-t-il dans ces paroles l’espoir d’une simple guérison, lorsqu’il plaira à Dieu de suspendre les ravages de la lèpre et de dire à cette incurable maladie : Jusqu’ici et pas plus loin ! Ou bien, désespérant de toute guérison ici-bas, Job s’élance-t-il jusqu’à la certitude d’une résurrection proprement dite ? Entre ces deux interprétations qui divisent les commentateurs, Job n’eut-il point peut-être hésité lui-même ? N’ignore-t-il pas comment Dieu disposera de ce corps, squelette vivant, dans lequel il souffre et gémit encore ? Mais ce qu’il sait certainement, c’est que par voie de guérison, ou, si non, par voie de résurrection, il vivra ; car son vengeur est vivant. Tout ce que Jésus déduit, Matthieu 22.32, de l’expression : « Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, » est renfermé dans ce cri de foi du patriarche: « Mon vengeur est vivant ! »

Après cet effort suprême, dans le troisième cycle le cœur de Job s’attendrit ; et sa parole toujours magnifique exprime une douleur brisée et plus douce. Il évoque aux yeux de ses amis l’insoluble problème de la vie humaine ; il leur fait comprendre que la sagesse qui résout de telles énigmes, n’est pas le partage de l’homme. Il retrace encore une fois, avec un éclat de poésie que rien ne surpasse, le tableau de sa grandeur passée ; il fait contraster avec sa misère présente celui de sa vie exempte de tous les crimes dont on le charge ; et, reprenant le ton d’une conscience dont aucune lâcheté, même vis-à-vis du Très-Haut, n’affaiblira le langage, il s’écrie en finissant:

Qui me donnera quelqu’un qui m’entende ?
Voilà ma signature ! Que le Tout-Puissant me réponde ;
Que mon adversaire écrive aussi sa cédule !

Je n’hésite pas à le dire : c’est ici la portion la plus admirable du livre. De beaucoup la plus difficile pour l’interprète, elle est néanmoins la plus accessible au cœur affligé.

3. Un personnage plus jeune que les amis de Job avait assisté à l’entretien. En voyant les champions de la justice divine réduits au silence et Job demeuré maître du champ de bataille, Elihu, que le respect avait jusqu’alors retenu dans le silence, prend la parole et donne cours aux sentiments qui l’oppressent. Comme le disait si bien Œhler, il est indigné contre Job « de ce qu’il n’a su se justifier qu’en accusant Dieu, et contre les amis de ce qu’ils n’ont su justifier Dieu qu’en accusant Job. »

Les quatre discours qui sont mis dans sa bouche sont le développement de deux grandes pensées.

La première : Ce que les amis auraient dû dire à Job et ce que Job aurait dû se rappeler, c’est qu’il y a des douleurs qui, sans être la rétribution de fautes commises, sont propres à purifier l’homme des germes de péché renfermés dans son cœur et à le préserver des chutes auxquelles il pourrait se laisser entraîner.

Dieu parle une fois à l’homme,
Deux fois même… ; mais on ne l’écoute pas…
D’abord par des songes et par des visions nocturnes,
Quand le sommeil pèse sur les mortels :
A ce moment il ouvre l’oreille de l’homme
Et y scelle ses avertissements,
Pour le détourner de ses œuvres mauvaises
Et le guérir de son orgueil ;
Puis par les douleurs qui le clouent sur son lit,
Par le déchirement continu de ses os.
L’homme alors prend en dégoût le pain ;
Son cœur a horreur des mets les plus délicats ;
Sa chair disparaît aux regards,
Ses os dénudés s’évanouissent…
Mais s’il se trouve un ange intercesseur,
Un des innombrables êtres célestes,
Qui lui révèle ce qu’il doit faire,
Dieu a pitié de lui…
Sa chair alors redevient plus fraîche que dans son enfance,
Il revient aux jours de sa jeunesse.

L’application de ces paroles à Job est transparente. Aux avertissements intérieurs que Dieu donne à l’homme pour le préserver du péché, surtout de celui de l’orgueil, qui accompagne si aisément la prospérité, Dieu a ajouté envers Job l’épreuve extérieure, particulièrement celle de la maladie. Mais que Job trouve un ami céleste qui lui révèle le but de l’épreuve, et sa restauration ne tardera pas.

La seconde pensée : Même si nous ne parvenons point à comprendre Dieu, il se montre trop grand et trop sage dans toute la nature pour que nous puissions nous permettre de suspecter la justice de ses voies. Dieu n’est pas un simple satrape tenté d’abuser d’un pouvoir prêté et momentané. C’est le souverain ; on peut donc compter sur sa droiture dans l’usage qu’il fait de sa puissance.

Accepter la souffrance comme épreuve purifiante ou avertissement préventif lorsque la conscience ne parvient pas à découvrir une punition, et se soumettre, en regardant à Dieu avec la docilité de la foi, à celle même que l’on ne peut en aucune façon comprendre, ni comme châtiment, ni comme épreuve, voilà toute la sagesse d’Elihu. Elle est un peu banale, si l’on veut ; mais elle tire son originalité du contraste avec la fausse sagesse des amis et le langage téméraire de Job. Ce n’est pas la révélation complète du mystère, Elihu ne connaît pas la scène du prologue ; mais jusqu’à ce que le voile se lève, cette sagesse est et reste la vraie. Aussi Job ne réplique point. Il ne s’avoue pas encore vaincu ; mais il ne discute plus. C’est le commencement de sa pleine soumission.

On a fortement attaqué l’authenticité des discours d’Elihu, tellement qu’aujourd’hui il faut quelque courage pour en prendre la défense. Manquent-ils dans quelque document ? Nullement. Voici les raisons qu’on allègue :

Il n’est question de ce quatrième ami ni dans le prologue, ni dans l’épilogue. Son apparition et ses discours sont donc une interpolation postérieure. Cette raison est faible. Elihu n’est point un quatrième ami. Au ch. 32 verset 3, il est dit expressément que « sa colère s’alluma contre Job et contre ses trois amis. » Il était trop jeune pour occuper un pareil rang ; aussi sa présence n’avait-elle point le même caractère cérémoniel que celle des amis ; ce n’était pas une visite proprement dite, comme la leur. Il y a là un artifice de composition fort habile. De cette manière, son intervention devient une surprise, et l’auteur renoue habilement le fil de l’action au moment où il semblait prêt à se briser. Quant au silence gardé au sujet de ce personnage dans l’épilogue, il est naturel. Elihu ne peut être ni loué comme ayant résolu le problème, ni blâmé comme ayant mal parlé Il n’a dit que la vérité, mais non pas toute la vérité.

Elihu reprend quatre fois la parole ; ce qui est l’indice de retouches. — Mais Job n’en fait il pas autant dans son dernier discours ? L’orateur se tait un moment à chaque fois pour laisser l’interlocuteur répliquer s’il le trouve bon. La reprise du discours après chacun de ces silences n’est donc autre chose qu’un aveu répété d’impuissance de la part de Job.

On allègue ensuite la différence de style : « Le style d’Elihu, dit M. Renan, est froid, prétentieux. » Chacun sait combien de tels jugements sont affaire de goût personnel. D’ailleurs, cette différence peut être ici affaire d’art de la part de l’auteur. Ce qui nous paraît ôter, dans ce cas-ci, toute force à l’argument tiré du style, c’est que M. Renan finit par attribuer le morceau soi-disant interpolé à l’auteur même du livre, qui aurait complété son œuvre à une époque où il avait perdu sa verve. M. Renan nous rend d’une main ce qu’il nous enlevait de l’autre. Nous recueillons dans cet aveu le témoignage certain de l’identité d’auteur, ce qui résout suffisamment, ce nous semble, la question d’authenticité.

Enfin, ces discours d’Elihu ne sont, dit-on, qu’un double de ceux de Jéhovah ; ils dérangent l’économie du poème. — Les deux derniers discours d’Elihu traitent, il est vrai, le même thème que ceux de Jéhovah : la grandeur de Dieu dans la nature. Mais les deux premiers exposent une idée toute différente et qui appartient nécessairement à la tractation complète du sujet : l’idée de la souffrance comme moyen de purification. Par là, Elihu commence à adoucir le cœur de Job, ulcéré de la dureté de ses amis ; il prépare ainsi cette pleine soumission que consommera l’apparition de Jéhovah. Rien de plus habile, de mieux ménagé et à certains égards de plus indispensable, psychologiquement parlant, que cette partie intermédiaire. Comme le doux enseignement d’Elihu est la transition des dures paroles des amis à la grave révélation de Jéhovah, ainsi le silence de Job devant Elihu forme la transition entre ses répliques altières à ses amis et son humble et complète humiliation devant Jéhovah.

Bien loin donc d’être un hors-d’œuvre dans l’organisme du livre, ce morceau en est un membre essentiel. Il ressemble à la douce exhortation d’un frère cadet et pieux, destinée à rappeler à ce frère aîné dont nous avons parlé, ce qu’est leur père commun et quelles peuvent être les conséquences bénies de l’épreuve acceptée avec docilité. Qu’après cela le père paraisse lui-même et parle dans le même sens avec l’autorité de sa position, et l’œuvre sera consommée.

4. Plus d’une fois Job avait sommé Dieu de se montrer. Elihu avait pressenti et annoncé son approche (Job 37.1-2) :

Pour moi…, mon cœur tremble
Et bondit hors de sa place.
Ecoutez, écoutez le fracas de sa voix
Et le grondement qui sort de sa bouche !

Bien plus, il avait peu à peu disposé le cœur de Job à recevoir cette visite dans un sentiment d’humiliation. Elihu était comme le précurseur de Jéhovah.

Jéhovah paraît ; à deux reprises il accable Job de la majesté de sa parole. Dans le premier discours il traite cette question: Toi qui prétends juger mes voies, comprends-tu cet univers ? Le second roule sur celle-ci : Essaieras-tu de gouverner le monde à ma place et de faire mieux que moi ? C’est donc le développement du second des deux thèmes traités par Elihu, mais avec un luxe de langage plus magnifique et une puissance plus triomphante. L’infériorité des discours d’Elihu, dont M. Renan se fait une arme contre leur authenticité, s’explique précisément par le fait que l’auteur réservait toute la plénitude de sa force pour faire parler Jéhovah d’une manière digne de lui. Il est remarquable que le premier sujet développé par Elihu, l’influence purifiante des épreuves, ne soit nulle part reproduit dans ces discours de Jéhovah. La dignité de Dieu ne comportait pas même un commencement de justification. Il est encore plus évident que Dieu ne peut condescendre à instruire Job de la scène racontée dans le prologue. Car ce serait contrevenir aux conditions de l’espèce de pari dans lequel il a trouvé bon de s’engager. Ce qui s’est passé derrière le voile doit demeurer un secret pour Job jusqu’à la fin de l’épreuve décrétée sur lui ; le champion de Dieu doit vaincre, non par la vue, mais par la foi ; par la conviction morale, sans le secours de la clarté rationnelle.

Cette victoire de la foi, Dieu finit par l’obtenir en plein :

Je suis néant ; que te répondrai-je ?
Je n’ai qu’à mettre ma main sur ma bouche.

Ainsi répond Job au premier discours de l’Éternel.

Jusqu’ici j’avais entendu parler de toi
Maintenant mon œil t’a contemplé.
C’est pourquoi je me rétracte et fais pénitence,
Sur la poussière et la cendre.

Voilà sa confession à la suite du second discours.

Les paroles antérieures, ainsi rétractées par Job, n’étaient nullement un reniement de Jéhovah, tel que celui auquel Satan s’était attendu et qu’il avait prédit en ces termes insultants : « Et l’on verra s’il ne te renie pas en face. » Dans sa longue lutte avec ses amis, Job n’avait pas songé un instant à rompre avec Dieu et à chercher son secours dans les superstitions idolâtres. Il luttait seulement pour s’affranchir d’une conception trop étroite de Dieu et de ses voies, et pour s’élever à un point de vue supérieur d’où il paraît embrasser un plus vaste horizon. Ses plaintes étaient les cris d’un malheureux poussé à bout, qui se révoltait contre un Dieu fictif, vraie tête de Méduse dont l’aspect le pétrifiait, pour en appeler à un Dieu nouveau qu’il ne pouvait définir, mais sans lequel il se sentait défaillir.

5. La victoire remportée, une double couronne est posée sur le front du vainqueur. C’est le sujet de l’épilogue.

Tandis que Dieu dénonce sa colère à Eliphaz et à ses deux amis, parce que les lieux communs qu’ils ont magistralement débités, étaient dénués dans l’application de toute vérité morale, Job reçoit de la bouche de Dieu un témoignage éclatant de satisfaction, parce que, au milieu des extravagances qui lui ont échappé, il a, lui, parlé sincèrement. Une franche et loyale hétérodoxie trouve plus aisément grâce devant Dieu qu’une sévère, mais glaciale orthodoxie. Pour comble d’humiliation, Eliphaz et ses amis ne recevront leur pardon qu’autant que Job, ce prêtre de Dieu que la souffrance vient de consacrer, accompagnera de son intercession le sacrifice expiatoire qu’ils devront offrir.

Ainsi Dieu donne à Job l’occasion d’ajouter à sa soumission envers lui un acte de générosité sublime envers les amis qui l’ont si cruellement traité. C’est là le sceau de la victoire morale complètement remportée. Mais ce n’est encore que la première moitié du triomphe de Job. Il est après cela relevé à une splendeur temporelle non seulement égale, mais supérieure à celle qui avait précédé ses épreuves.

Comme ce père, après avoir constaté la pleine soumission de son fils, jette sur l’étranger dont le soupçon a introduit une perturbation momentanée dans les relations intérieures de la famille, un regard indigné et significatif, puis, serrant avec un redoublement de tendresse sur son sein ce fils qui a si cruellement souffert pour lui et par lui, lui multiplie désormais ses bienfaits et ses caresses, ainsi Dieu fait surabonder envers Job les marques de son amour, comme pour le dédommager des angoisses extrêmes qu’il a subies pour la manifestation de sa gloire dans les enfers et dans les cieux.

V

Telle est la trame du récit. Cette analyse nous paraît démontrer suffisamment l’unité du livre et l’harmonie de ses diverses parties. Il nous reste maintenant à dégager l’idée qui en est l’âme et pour cela à serrer de plus près le problème posé et la solution présentée.

Chaque lecteur de la Bible à qui l’on demandera quelle est la question traitée dans le livre de Job, répondra sans hésiter : c’est le problème de la souffrance humaine. Cette réponse est trop vague. La question qui préoccupe l’auteur n’est pas celle-ci : pourquoi l’homme souffre-t-il ? Ce qu’il se demande, c’est : pourquoi l’homme innocent est-il aussi appelé à souffrir ? Il s’agit de se rendre compte de la disproportion entre la somme des péchés d’un individu et celle de ses souffrances, disproportion qui apparaît dans un si grand nombre de cas. Ce problème devait surgir tout particulièrement en Israël sous l’influence de la loi du talion, si énergiquement proclamée dans le droit mosaïque ; mais il pouvait se poser aussi en tout pays et en tout peuple, parce qu’en dehors même de la discipline légale, la conscience humaine est froissée par la vue du juste souffrant et se sent forcée à demander comment ce fait est compatible avec la justice divine.

Tel est certainement le problème que se pose l’auteur. Quelle est la solution qu’il nous offre ? Et cette solution se présente-t-elle avec des caractères de lucidité et de justesse parfaitement satisfaisants ?

1. M. Renan ne le pense pas. Selon lui l’auteur a fort bien discerné la faiblesse de la vieille théorie patriarcale, d’après laquelle le méchant est toujours puni, l’homme de bien toujours récompensé ici-bas. Il se révolte à bon droit contre l’injustice criante que cette interprétation superficielle des dispensations divines entraîne après elle. Mais il cherche en vain à y substituer une meilleure explication. Il ne trouve aucune issue au cercle dans lequel la pensée israélite était alors enfermée et dont l’homme ne peut sortir que par un appel hardi à l’avenir. Par moments Job semble soulever le voile qui couvre pour nous le mystère de la vie future : il annonce qu’il sera vengé ; il proclame que son squelette verra Dieu. Mais ces éclairs sont à chaque fois suivis d’une plus profonde obscurité. L’antique conception patriarcale pèse encore sur l’esprit de l’auteur. Le spectacle de la misère du juste le replonge dans un trouble profond, et dans l’épilogue il en revient purement et simplement à cette théorie de la rétribution qu’il a un moment essayé de dépasser ; car c’est sur cette terre même que Job est vengé et que sa fortune lui est rendue. Ainsi le livre aboutit à la doctrine même de la rémunération terrestre qu’il semblait par moments destiné à combattre et à extirper.

Si le livre de Job n’était réellement qu’un pareil tissu d’incohérences et de contradictions, il serait difficile de comprendre comment il a pu exercer de tout temps une puissance si extraordinaire sur l’esprit humain et comment il mériterait encore le titre d’idéal d’un poème sémitique, que lui décerne M. Renan. A moins de faire de l’auteur l’esprit le plus inconsistant, en même temps que le plus sublime, nous devons dire que la théorie de l’exacte rétribution du péché par la souffrance est réfutée positivement et sans retour dans l’entretien de Job avec ses amis, et qu’après avoir reçu ce coup décisif, elle ne saurait se relever dans le reste de l’écrit.

2. Aussi un certain nombre d’interprètes, de Wette par exemple, n’attribuent-ils d’autre intention à ce poème que celle de combattre la doctrine de la rémunération terrestre, enseignée par la loi mosaïque. Mais il faut bien avouer, dans ce cas, que l’épilogue est en contradiction avec la pensée du livre ; et il ne reste qu’à le supprimer, par un de ces décrets arbitraires que la critique se permet si volontiers aujourd’hui. D’ailleurs la sagesse en Israël ne s’est jamais constituée en opposition avec le mosaïsme. Elle a recherché les fondements de la loi dans l’essence des choses et dans la nature morale de l’homme ; elle en a poursuivi les applications dans tous les détails de la conduite ; mais jamais elle ne s’est mise en contradiction avec elle ; elle l’a toujours respectée comme la plus haute expression de la volonté divine. L’explication de Wette a le tort de réduire en quelque sorte tout le livre aux chapitres 4 à 31.

3. M. Jules Sandoz, frappé surtout de la première des deux thèses développées dans les discours d’Elihu, pense que l’auteur, après avoir définitivement écarté dans les entretiens de Job et de ses amis la théorie de la souffrance comme rétribution, comme châtiment, veut y substituer celle de la souffrance comme moyen de purification et d’éducation pour l’homme moral. A ce point de vue, la douleur, dit-il, prend un sens et un nom nouveaux ; elle s’appelle l’épreuve. Elle est à l’homme moral ce qu’est au métal le creuset où on l’affine, et au fond de la coupe la plus amère, celui qui sait la boire sans révolte trouve la félicité. C’est également ainsi que Hengstenberg comprend le but du livre de Job. Cet écrit selon lui a pour mission de dévoiler au fidèle le mystère de la croix, de l’initier à la connaissance de son but sanctifiant, de lui apprendre à souffrir de telle manière que le but soit atteint et que pendant la durée du mystère les consolations de Dieu restaurent son âme. La pensée essentielle du livre, à ce point de vue, se trouverait dans les chapitres 32 et 33, qui renferment les premiers discours d’Elihu. Nous avons défendu sans hésiter l’authenticité de cette partie du livre et nous espérons en avoir démontré l’importance et même la nécessité. Mais si c’était là qu’était renfermée la solution proposée par l’auteur, à quoi bon le discours suivant d’Elihu sur l’incompréhensibilité des décrets divins ? Pourquoi ceux de Jéhovah sur le même sujet ? Pourquoi surtout l’épilogue, qui ne décrit nullement les bénédictions spirituelles que Job a trouvées au fond de la coupe amère, mais qui raconte une restauration toute temporelle ? Après qu’Elihu a parlé, le livre devrait se terminer par la déclaration de Jéhovah : qu’il a bien dit que la sagesse éternelle a trouvé en lui son digne interprète.

4. C’est là ce qui a conduit Hupfeld et Knobel à penser que la théorie de l’auteur du livre, en face du terrible problème qu’il s’était posé, est tout simplement celle de la soumission aveugle. L’homme, ne pouvant comprendre, doit humblement se résigner. C’est la thèse d’Elihu dans la seconde partie de ses discours ; c’est aussi le thème de ceux de Jéhovah. Nous ne nierons certainement pas la vérité relative de cette solution ; nous affirmons seulement que l’auteur, tout en lui donnant une place dans les sentiments du fidèle, croit posséder une lumière supérieure à celle de ce clair-obscur de la résignation passive, qui ne serait que le renoncement à toute solution. La première partie des discours d’Elihu fait déjà supposer quelque chose de plus satisfaisant pour l’intelligence. Du prologue et de l’épilogue ressort évidemment une solution digne de ce nom.

Nous pouvons appliquer la même réponse à l’explication de M. Schlottmann, qui pense que le but du livre est uniquement de décrire la lutte morale du croyant au sein de l’épreuve. Le livre de Job devient par là un traité de morale, tandis qu’en réalité c’est un traité de théodicée. A y regarder de près, c’est sur la conduite de Dieu, bien plutôt que sur celle de l’homme, que se porte l’attention de l’auteur. Il s’agit pour lui de savoir, non comment Job se conduit envers Dieu, mais pourquoi Dieu se conduit ainsi envers ce fidèle serviteur. Et si l’auteur ne croyait pas avoir un rayon de lumière à faire pénétrer dans ce sombre abîme, si la portée de son livre ne devait se mesurer qu’à la pensée développée dans les chapitres 34 à 41, l’écrit serait manqué, et la tentative hardie de l’auteur devrait être envisagée comme un effort généreux, mais vain.

5. M. Volk a développé récemment une idée fort originale. L’auteur du livre de Job voudrait exprimer cette pensée fondamentale : que l’homme ne saurait trouver la consolation et la paix dans ce qui lui vient uniquement par l’homme ; il lui faut dans l’épreuve la révélation directe d’un Dieu qui lui apparaît et lui parle personnellement. Cet ingénieux essai fait ainsi consister en quelque sorte tout le livre dans l’apparition divine décrite chapitres 38 à 41. Mais à ce point de vue l’important, dans cette partie, serait le fait même de l’apparition et du parler de Jéhovah, et le contenu de ses longs discours deviendrait passablement indifférent. Or ce n’est certainement pas là la pensée de l’auteur. Les tableaux dans lesquels il déploie les preuves de la puissance et de la sagesse créatrices, ont à ses yeux une valeur au moins égale à l’apparition elle-même.

6. M. Pierre Leroux a fait un effort puissant pour dompter la difficulté. Le poème de Job serait, selon lui, la plus antique révélation de la suprême notion philosophique, celle du progrès humanitaire. L’auteur la mettrait en contraste avec le stabilisme sacerdotal. La grande pensée de la perfectibilité se trouverait dévoilée dans cette belle parole (Job 38.2) :

Quel est celui qui obscurcit ainsi le conseil,
Par des discours dénués de savoir ?

Le conseil, le plan…, tout est dans ce seul terme. Voilà la loi du progrès proclamée. Quant au conservatisme hiérarchique, il serait représenté par les trois amis, ainsi que dans le monstre Léviathan, ce type de la théocratie dont il est dit Job 41.7 : « Les lignes que forment ses écailles, sont orgueil. » Orgueil : de ce mot M. Leroux conclut qu’il s’agit d’un monstre moral. Il ne paraît pas se douter que le poète décrit la crête élevée et superbe que forment les écailles sur le dos du crocodile. Il ignore également que la notion biblique d’un plan divin dominant la création et l’histoire, sans exclure l’idée du progrès humanitaire telle qu’il l’entend, la dépasse infiniment. Rattachant sa théorie favorite à deux ou trois mots superficiellement interprétés, il parvient ainsi à faire du livre de Job une œuvre socialiste à placer à côté des écrits de Fourier. Pauvre Job ! Cet hommage est l’achèvement de son martyre !

7. Plusieurs anciens théologiens ont cru que l’auteur de notre écrit cherche la justification du gouvernement divin dans la promesse des récompenses après cette vie ; les souffrances du juste ici-bas trouveraient leur réparation dans les gloires et les joies de la vie future, représentées par l’épilogue. Mais, s’il est hors de doute qu’une ou deux fois, dans le cours du livre, les perspectives brillantes de la rémunération céleste jettent leur clarté sur les obscurités des douleurs présentes, il n’en est pas moins vrai que c’est bien positivement sur cette terre que l’épilogue place le rétablissement de Job, et que spiritualiser cette dernière partie du livre, pour y voir le tableau figuré du bonheur céleste accordé au juste souffrant, c’est aller contre le sens naturel de ce passage et se mettre en opposition avec la vraie pensée de l’auteur. Comment voir dans ces quatorze mille brebis, dans ces six mille chameaux, dans ces mille paires de bœufs et ces mille ânesses, rendues à Job, des types de la gloire à venir ? Il faut donc renoncer aussi à voir dans le ch. 42 la portion décisive du livre.

Devrons-nous après tout cela désespérer d’une solution ? Mais ce serait oublier la scène d’ouverture. C’est là en effet que se trouve la solution. Et il est inconcevable qu’on ait pu méconnaître si obstinément ce qui était si clairement exprimé.

Nous l’avons vu : Satan en veut avant tout à l’honneur de Dieu. Et il sait parfaitement que le coup le plus sensible qu’il puisse lui porter, c’est de nier que Dieu soit servi avec désintéressement et sincèrement aimé par un être quelconque. L’épreuve de Job est précisément destinée à lui démontrer le contraire. Voilà la clef de l’énigme. Cette solution est clairement donnée dans le prologue : il n’y en a pas d’autre à chercher. Le reste du livre ne pourra rien ajouter, rien ôter à sa clarté et ne servira qu’à une chose : écarter les fausses idées, les malentendus dangereux, les jugements précipités sur le gouvernement divin, qui peuvent se former dans l’esprit des hommes, lorsqu’ils sont témoins de faits de ce genre sans en pénétrer le mystère.

L’auteur du livre ne prétend nullement nier la portion de vérité renfermée dans la thèse des amis de Job. Assurément il y a une connexion étroite entre le péché et la douleur, et celle-ci est bien souvent le salaire de celui-là. Il songe encore bien moins à rejeter l’explication avancée par Elihu, dans la première partie de ses discours, à savoir que la souffrance est pour le juste lui-même une salutaire épreuve, qui sert à le purifier de ses souillures intérieures, connues de Dieu seul, et surtout à le préserver de l’orgueil. Seulement il établit qu’il y a des cas auxquels ces deux solutions ne s’appliquent pas. Déduction faite de toutes les douleurs qui ont le caractère de juste châtiment ou celui de dispensation pédagogique, il en reste, dans la vie humaine, un certain nombre qui appartiennent à une troisième catégorie. Voilà ce que l’auteur éprouve le besoin de faire clairement ressortir, et à bon droit. Car, élargir sur ce point l’horizon étroit de nos pensées naturelles, c’est le seul moyen d’extirper radicalement cet injuste préjugé qui nous porte instinctivement à faire de chaque être affligé un suspect, un prévenu, et à calculer le degré de sa culpabilité sur la somme de ses douleurs. Si nous n’appliquions cette manière de juger qu’à nous même, le danger ne serait peut-être pas grand. Mais, poussés par une malignité secrète et par un sentiment de justice faussé, nous nous plaisons à disséquer la conduite du prochain pour y découvrir la cause de son infortune. Notre sympathie se resserre vis-à-vis de lui au moment même où il aurait le plus besoin d’en éprouver toute la largeur, et au lieu de le relever à force d’amour, nous achevons de l’accabler par les soupçons cruels qui s’élèvent dans notre esprit et qu’il pressent même à travers le silence dans lequel nous les tenons enveloppés. Rompre le cercle de fer où expire notre compassion et travailler à extirper ici-bas la race odieuse des consolateurs fâcheux, voilà le but spécial de la partie du livre qui suit immédiatement le prologue, celle des entretiens du héros souffrant avec ses trois prétendus amis. Mais, pour rompre complètement le lien de solidarité que notre esprit est porté à établir entre souffrance et péché, suffirait-il d’ajouter, comme le fait Elihu, à la classe des douleurs de châtiment celle des souffrances de purification ? Cette distinction est importante, sans doute ; elle est profondément vraie. Mais elle laisse encore subsister le principe fatal : autant de péché dans un individu ; autant de douleur. Car, si d’un côté le châtiment est proportionné à la culpabilité, de l’autre l’épreuve purificatrice doit l’être aussi à la somme de souillure à enlever. Celui qui est éprouvé davantage doit donc être taxé aussi comme plus grand pécheur d’intention, sinon de fait ; quant à la disposition intérieure, si ce n’est quant à la conduite. Et l’épithète fatale : mérité, continue, quoi qu’on fasse, à s’attacher au mot : malheur. Il faut de toute nécessité trouver une issue à cette prison où étouffe la charité ; et le livre de Job est là, dans la Bible, pour nous fournir cette issue.

Il est des cas où Dieu inflige la souffrance à l’homme, non en raison de ses péchés accomplis à expier, ni même en vue de ses dispositions morales à améliorer et des fautes possibles à prévenir, mais en vue de Lui, Dieu, et de son propre honneur. Il est alors donné à l’homme de jouer un noble rôle dans l’univers, celui de venger l’honneur de son Créateur outragé et de faire éclater sa gloire jusque dans des sphères supérieures à celle de l’humanité. Cet enfant rachitique, près de quitter la vie après n’en avoir connu que les douleurs ; cette mère, que vingt ans de maladie retiennent sur un lit de souffrance, privée du bonheur d’élever elle-même sa jeune famille ; ce père probe et laborieux, qui voit la fleur de sa force se flétrir au souffle d’un mal incurable, et cela au moment même où son travail serait le plus nécessaire à ses enfants ; ce négociant irréprochable qui, pour n’avoir pas consenti à commettre une bassesse, se voit exposé avec les siens à la honte de la banqueroute et à toutes les privations de l’indigence, ils feront, avant tout, sans doute, le compte de leurs voies et sonderont leur cœur ; ils s’humilieront, s’il y a lieu, au souvenir du passé et à la vue des souillures qui se trouvent au dedans d’eux. Mais si, après tout cela, ils rencontrent encore dans leur infortune quelque inexplicable reste, qu’ils se gardent de se laisser entraîner, comme Job dans certains moments, au doute à l’égard de la sagesse et de la justice de Dieu, et qu’ils se disent : « Dieu veut me donner à moi, chétif, l’occasion de montrer que je l’aime pour Lui, non pour les biens dont il me fait jouir, que je l’aime malgré les épreuves dont il m’accable. Souffrir joyeusement est maintenant mon culte. Peut-être, à cette heure, mes douleurs docilement acceptées seront-elles un holocauste dont la fumée montera jusqu’aux cieux des cieux, et Dieu va-t-il remporter par moi, ver de terre écrasé sous son pied, une victoire éclatante sur son adversaire et sur le mien. » Consentir à jouer ce rôle, c’est de la part de l’homme l’acte incomparable, l’héroïsme sous sa forme la plus sainte ; le remplir comme Job, c’est réaliser la destination suprême de la créature, telle qu’elle est décrite dans le psaume 8, cet admirable tableau de la grandeur de l’homme, et particulièrement dans ce verset :

De la bouche des petits enfants,
Et de ceux qui sont à la mamelle,
Tu as fondé ta force à cause de tes adversaires,
Et pour faire taire l’ennemi et le vindicatif.

Cette pensée était une de celles qui soutenaient les apôtres dans leur pénible carrière : « Dieu nous a, dit Saint-Paul, exposés publiquement comme les derniers des hommes et comme des condamnés à mort, et il a fait de nous un spectacle pour le monde, pour les anges et pour les hommes. » (1 Corinthiens 4.9). Le thème du livre de Job, à ce point de vue, a été comme formulé par Jésus lui-même, dans cette réponse qu’il faisait à la question des disciples, sur la cause de la cécité de l’aveugle-né : « Ce n’est ni celui-ci, ni son père ou sa mère qui ont péché ; mais c’est afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui » (Jean 9.3).

Avec les deux premières explications de la souffrance (châtiment et épreuve) « on peut bien, » nous disait une malade pulvérisée sous le marteau de toutes les douleurs de l’âme et du corps, on peut bien arriver à l’acceptation et à la paix. Mais il faut la troisième pour nous élever à la joie. »

Cette consolation souveraine n’est pas à la portée de tous, ni de chacun dans tous les moments, je ne l’ignore pas. Comme elle n’était pas accessible à Job, aussi longtemps que le secret du ciel ne lui avait pas été dévoilé, et qu’il a dû vaincre au sein de l’obscurité, sans le secours du rayon divin, ainsi le manque de lumière ou de foi prive bien des êtres souffrants de cette clarté, même en face des Écritures, même à la lecture du livre de Job. Cette échappée sur les décrets divins se voile toujours de nouveau dans l’esprit de l’homme, pour des heures, dans l’histoire de l’individu, pour des siècles, dans celle de l’humanité, comme si elle n’eût jamais été présentée. La position du fidèle éprouvé redevient alors absolument semblable à celle de Job qui ignorait tout. C’est pour ces temps d’obscurité que sont écrits les derniers discours d’Elihu et ceux de Jéhovah, sur la soumission absolue qu’en tout état de cause l’homme, cet être à courte vue, doit aux dispensations du Très-Haut. A celui qui ne comprend pas, s’offre encore, dans cette ignorance même, une mission sublime : celle de boire la coupe amère uniquement en raison de la main qui la lui présente. « Dieu se montre partout le plus sage et le puissant des êtres. Il doit par conséquent en être aussi le meilleur. Cela me suffit. J’ai cherché l’interdit sous ma tente ; je l’ai éloigné ; je ne discerne plus le motif pour lequel il me maintient dans le creuset et même le rend de plus en plus ardent. Mais que m’importe ? C’est lui qui allume la fournaise. A cette pensée j’embrasse ma croix, avec tout ce qu’elle a de mystérieux, d’inexplicable ; et avec ce précieux fardeau je me jette, les yeux fermés, dans les bras du Dieu dont le nom, empreint sur chacune de ses œuvres, est Sagesse. » Voilà la voie tracée par Elihu et par Jéhovah lui-même ; c’est celle de la foi simple. Les éclatantes clartés du prologue ne l’ont pas encore rendue superflue.

Mais l’épilogue ? Ce triomphe final et tout terrestre de Job ne nous ramène-t-il pas à l’idée que l’auteur a voulu combattre : celle de la rémunération terrestre assurée au juste ? Non. le prologue était comme un appel à l’amour humain indignement suspecté. L’épilogue est la manifestation de l’amour divin momentanément voilé.

Le théisme de la révélation repose sur un fait, l’amour de Dieu pour l’homme, et vise à un fait, l’amour de l’homme pour Dieu. Comment dans la relation entre deux êtres vivants qui s’aiment librement, chaque douleur subie par l’un en vue de l’autre ne resserrerait-elle pas le lien de tendresse qui les unit et ne provoquerait-elle pas une manifestation plus vive de ce sentiment ? Comment chaque nouvel acte de dévouement ne ferait-il pas éclater au dehors la flamme de l’amour satisfait et même reconnaissant de la part de l’être si fidèlement aimé ? Ce n’est point là un salaire payé pour un service rendu, la rémunération d’un mérite ; c’est une conséquence morale nécessaire. Il arrive alors comme quand un fleuve, momentanément arrêté par un barrage inattendu, reprend son cours avec une puissance nouvelle. C’est l’amour ému par l’amour témoigné, qui lui répond avec effusion. Et l’Éternel, est-il dit, bénit (non : récompensa) le dernier état de Job plus que le premier. Le rétablissement de Job ne repose donc point sur la notion servile de l’œuvre méritoire, mais sur celle du prix que l’amour a pour l’amour. L’amour apprécie par-dessus tout l’amour, n’aime au fond que lui. Si Dieu est amour, et si, comme tel, il a voulu être le Dieu aimé, comment à son tour, quand il rencontre une fois ce qu’il cherche, ne se montrerait-il pas avec éclat le Dieu aimant ? S’il en agissait autrement, sa créature serait meilleure que lui.

Pour les divinités païennes, les héros, dans la personne desquels elles se glorifiaient, n’étaient que des moyens. Après s’être servies de ces instruments, elles les brisaient. Le Dieu de la Bible respecte l’amour qu’il obtient ; car cet amour des créatures est son plus beau titre de gloire. Il veut donc qu’en avançant son honneur nous procurions en même temps le nôtre, et qu’en le servant, nous nous servions aussi nous-mêmes. Lui, qui autrefois ordonnait à son peuple de ne pas emmuseler au jour de la moisson le bœuf qui au temps pénible du labour avait fidèlement traîné la charrue, il ne saurait manquer, au jour du triomphe de sa cause, de poser la couronne sur la tête de l’homme qui a souffert pour lui procurer la victoire.

On adresse à l’épilogue le reproche d’eudémonisme, le système qui enseigne que le bien doit être fait en vue de la jouissance qui en résulte. Si ce dénouement manquait, il faudrait adresser au livre entier le reproche de fatalisme. L’homme ne serait plus pour Dieu qu’un pur moyen. Dieu ne saurait dégrader ainsi le serviteur fidèle et plein d’amour. En faisant de Dieu son but, l’homme s’élève lui même à la dignité de but. L’honneur qu’il procure à Dieu rejaillit sur lui et devient sa propre gloire. Ce résultat est conforme à la donnée première du théisme scripturaire : le libre amour, chez Dieu et chez l’homme.

Que si l’on insiste et dit : C’est dans le ciel que l’auteur aurait dû placer cette restauration finale, nous répondrons que l’auteur du livre de Job ne pouvait dépasser la limite des révélations accordées jusqu’à lui. Sans doute, un fait tel que l’enlèvement d’Enoch renfermait un indice de l’immortalité bienheureuse, et certaines paroles, telles que celle de Genèse 25.8-9 : « Et Abraham mourut rassasié de jours et fut recueilli vers ses pères ; et Isaac et Ismaël, ses fils, l’ensevelirent, » en établissant une distinction très nette entre le retour du patriarche vers ses pères et son inhumation, impliquaient déjà le dogme de l’immortalitéc. Mais il n’en est pas moins vrai que le rayon révélateur n’avait pas encore illuminé l’existence au delà de la tombe. Les promesses théocratiques portaient plutôt sur l’avenir du règne de Dieu ici-bas que sur celui de l’individu après la mort. Voilà pourquoi l’auteur du livre de Job, tout en mettant dans la bouche de son héros, au moment où il s’élève au point culminant de sa foi, l’affirmation de la vie à venir pour le cas où son vengeur ne se montrerait pas dans celle-ci, ne croit pas devoir faire de cette espérance un élément essentiel de la solution du problème qu’il s’est posé. Il sent l’obligation de résoudre l’énigme sans dépasser la mesure des révélations reçues ; car il n’écrit pas en philosophe. Autant donc il est manifeste que la restauration décrite dans l’épilogue ne pouvait manquer dans ce livre, sans que la vérité morale des relations entre l’homme et Dieu reçût de cette omission la plus grave atteinte, autant il est vrai que, dans les circonstances où écrivait l’auteur, il devait faire de cette restauration une scène de la terre, non du ciel.

c – Comparez, surtout 1 Samuel 28.11 et suivants, l’apparition de Samuel et cette parole : « Vous serez demain avec moi, toi et tes fils. »

Nous avons replacé cet écrit dans le milieu où il paraît avoir été composé ; nous avons fait ressortir le lien entre toutes ses parties et dégagé l’idée autour de laquelle elles se groupent ; nous avons formulé et le problème et sa solution. Que manque-t-il à ce livre, demanderons-nous en terminant, pour prendre place au nombre de ces écrits inspirés de Dieu dans lesquels a été déposée la révélation théocratique ? Le problème des souffrances du juste résolu au moyen d’une cause jusque-là ignorée ; les fausses solutions de ce grand problème écartées ; les droits de la pitié sauvegardés ; ceux du respect envers Dieu non moins rigoureusement maintenus ; les consolations de la foi répandues dans le cœur de celui qui souffre sans pouvoir s’expliquer l’affreux mystère qui pèse sur lui ; les voies de Dieu justifiées ; l’homme élevé à toute la hauteur de sa vocation de champion de Dieu ; la petite histoire de l’humanité sur cette terre engagée et comme emboîtée dans le drame de la grande histoire de l’univers ; le Job parfait, celui de la croix préfiguré dans un type historique, plein d’infirmités sans doute, précisément parce qu’il n’est qu’un type, mais dans la faiblesse duquel éclate déjà la vertu de Dieu ; notre terre, semblable à cette petite presqu’île où se rencontraient jadis les armées de l’Europe, jouant le rôle de champ clos, où se débat la plus grande des questions, celle de l’honneur divin ; Satan confus ; Dieu triomphant ; l’homme, le libre instrument de ce triomphe, exalté et glorifié avec Lui : — où trouver une plus haute conception, une plus sainte sagesse ? Notre siècle lui-même eut-il mieux fait ? M. Renan, dans sa froide et stoïque doctrine du devoir, aurait-il découvert un baume plus efficace, à verser dans les plaies de la fidélité souffrante ! Et c’est de dix siècles avant Jésus-Christ que datent ces pages ! Ecrites au temps de la guerre de Troie, l’encre semble n’en être pas séchée encore à cette heure. Serait-ce que les larmes des générations souffrantes ont incessamment arrosé ces lignes ? Non ; c’est qu’une pensée divine, et par conséquent éternelle, les pénètre. Voilà la raison de leur permanente fraîcheur. Il ne se peut pas que l’humanité cesse de faire du livre de Job le confident et le conseiller de ses douleurs, jusqu’à ce qu’elle touche elle-même à l’épilogue de son histoire.

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