Etudes bibliques (A.T. et N.T.)

L’Origine de nos Quatre Évangiles

De tous les événements importants qui se sont accomplis dans le monde avant la venue de Jésus-Christ, il n’en est pas un qui ait été consigné dans quatre narrations, bien moins encore dans quatre narrations à peu près contemporaines du fait ; seule, l’apparition de Jésus a été, de la part de l’histoire, l’objet de cette distinction insigne. Avant la fin du siècle où Jésus-Christ est né, quatre récits originaux de sa vie et de son activité circulaient dans les églises et dans le monde.

Ces quatre tableaux se ressemblent tellement à certains égards, qu’aux yeux d’un lecteur vulgaire ils paraissent n’être que la copie l’un de l’autre. Mettez entre les mains de commun des membres de l’Église le recueil de nos quatre évangiles ou quatre exemplaires de l’un d’entre ces récits, la plupart n’y remarqueront à peu près aucune différence. Mais cette uniformité apparente s’évanouit promptement à une lecture plus attentive. Aux yeux d’un lecteur quelque peu sagace les différences apparaissent, s’accentuent, se prononcent comme la diversité des traits chez quatre frères dans la physionomie desquels on n’avait remarqué d’abord que l’air de famille. La diversité finit même par frapper tellement qu’on éprouve quelque peine à constater encore entre ces écrits l’accord qui ne saurait manquer d’exister entre quatre narrations vraies du même fait.

Le premier contraste que discerne le lecteur sérieux, c’est celui qui existe entre l’évangile de Jean et les trois autres. La marche du ministère de Jésus, à quelques différences près, est en général la même dans ces derniers, de sorte qu’il est aisé d’établir un parallélisme entre leurs récits ; c’est la raison pour laquelle on les désigne du nom de synoptiquesa. L’évangile de Jean ne se prête pas si facilement à un pareil rapprochement. Le cours du ministère de Jésus y est retracé en traits assez différents, pour qu’il soit difficile d’en faire marcher le récit parallèlement à la narration des trois autres.

a – Du mot grec synopsis : le coup d’œil d’ensemble au moyen duquel on peut embrasser un certain nombre de séries disposées parallèlement.

A une lecture plus approfondie encore, on découvre entre les synoptiques eux-mêmes des différences assez caractéristiques pour qu’ils puissent être comparés à trois espèces d’un même genre, et l’on ne tarde pas à se demander comment une telle diversité est compatible avec l’exactitude des trois récits.

Sans doute la foi est indépendante de la solution de ce problème. Elle perçoit immédiatement le caractère divin, non seulement du fait raconté, mais de la manière en laquelle il est rapporté. Le : « Ce n’est pas ainsi qu’on invente » s’applique et au fond et à la forme de nos récits évangéliques ; au fond : car l’apparition décrite est trop admirablement sainte pour être la création de l’imagination humaine ; à la forme : car une telle sobriété, une si ferme objectivité dans la narration d’un fait aussi sublime, ne peut provenir que de l’anéantissement complet de l’écrivain en face de la sainte réalité qu’il reproduit. — La foi, cet organe dont nous sommes doués pour percevoir le divin, comme par l’œil nous percevons la lumière, discerne immédiatement ces caractères et s’attache sans hésiter à l’objet du récit qui les possède. Mais, si la foi ne dépend pas de la solution de la difficulté signalée, elle sent néanmoins le besoin de résoudre ce problème, qui menace parfois de la troubler.

Ce qui sauve, c’est la foi, seule ; mais ce qui satisfait, c’est la foi parvenue au plein accord avec elle-même. Cette satisfaction, il est légitime d’y aspirer, et nous voudrions par cette étude contribuer à la procurer à nos lecteurs. Nous voudrions leur montrer que, si l’accord de nos quatre récits évangéliques garantit la certitude de la connaissance que nous avons du Christ, nous devons à leur diversité la richesse, la plénitude de cette connaissance.

Pour atteindre ce but, il est nécessaire de nous rendre compte du mode de composition de ces récits, qui seul nous permet d’en expliquer la variété sans porter atteinte à leur crédibilité.

Nous possédons deux ordres de moyens pour remonter jusqu’à l’origine d’un ancien écrit :

  1. Les renseignements que l’antiquité nous a transmis sur sa composition, spécialement sur son auteur, ainsi que les traces que son existence a laissées dans les écrits contemporains ou postérieurs.
  2. Les indices que renferme l’ouvrage lui-même sur les diverses questions relatives à son origine, indices que discerne bientôt une étude quelque peu sévère.

Quand ces deux ordres de critèresb concordent dans leur résultat, la certitude est obtenue autant qu’elle peut l’être sur la voie de la science. Si les résultats ne s’accordent pas, le savant se trouve dans le cas de suspendre son jugement.

bCritère : Terme grec qui désigne un moyen de juger, d’apprécier.

Suivons cette marche. La science n’en connaît pas d’autre. Consultons d’abord les récits qui nous ont été transmis par les plus anciens docteurs de l’Église sur la composition de nos évangiles. Parmi ces témoins vénérables, il se trouvait des hommes, nous le verrons, qui avaient connu personnellement les apôtres. Leurs récits sur l’origine des écrits apostoliques se distinguent en général par un caractère de simplicité qui contraste avec les amplifications pieuses qu’on remarque dans les rapports des écrivains subséquents. Ecoutons donc avant tout ces voix qui nous parviennent en quelque sorte du seuil des temps apostoliques. Puis avec ces antiques témoignages confrontons les indices que l’étude nous fera découvrir dans les évangiles eux-mêmes.

Il ne s’agit pas pour nous de mettre en question la foi : il s’agit de l’éclairer. Elle possède Celui dont la vie fait l’objet de nos quatre récits évangéliques. Mais elle prétend se rendre compte de la diversité de ces quatre portraits qui nous ont été conservés de sa personne ; car elle voudrait élever son intuition du Christ à la hauteur de celle des témoins qui l’ont contemplé vivant, conformément à cette parole de l’un d’eux : « Ce que nous avons vu, ce que nous avons entendu… c’est là ce que nous vous annonçons, afin que vous soyez en communion avec nous, » (Jean 1.1-3), c’est-à-dire, afin que, comme nous avons vu et entendu le Seigneur, des yeux et des oreilles de notre corps, vous-mêmes ayez la joie de l’entendre et de le contempler en esprit.

I
l’évangile de saint matthieu

Cet écrit a été placé dans tous les anciens recueils des écrits apostoliques en tête de ces documents, comme formant la transition naturelle de l’Ancien Testament au Nouveau ; nous constaterons la justesse de cette intuition.

1. Nous possédons sur l’origine de notre premier évangile deux rapports très antiques, l’un de Papias, évêque de Hiérapolis, en Phrygie, dans la première moitié du deuxième siècle, mort probablement vers 160 ; l’autre d’Irénée, presbytre, puis évêque de Lyon, dans la seconde moitié du même siècle, mort vers l’an 200. Le premier avait été, d’après un ancien témoignage, auditeur de l’apôtre Jean ; le second avait été le disciple de Polycarpe, ami et compagnon du même apôtre durant son séjour en Asie-Mineure dans les derniers temps de sa vie.

Voici la déclaration de Papias : « Matthieu composa en langue hébraïque les discours, et chacun les traduisit selon qu’il en était capable ». Que faut-il entendre par cette expression : les discours ? Sont-ce seulement les prédications de Jésus ? Dans ce cas, l’écrit hébreu composé par Matthieu n’aurait pas été, comme l’est notre premier évangile, une histoire proprement dite, mais simplement un exposé des enseignements de Jésus. Ou faut-il entendre par les discours la révélation de Dieu en Jésus-Christ dans le sens le plus généralc ? Dans ce cas, l’objet de cet écrit aurait été l’histoire entière du ministère de Jésus, et il n’y aurait plus de différence entre le contenu de l’écrit dont parlait Papias et celui de notre évangile canonique qui porte le nom de Matthieu. Il resterait seulement une difficulté quant à la langue ; car notre évangile de Matthieu est en grec, tandis que l’écrit de cet apôtre, dont parle Papias, était en hébreu. Les derniers mots du rapport de ce Père signifient probablement que jusqu’à ce qu’une traduction grecque de l’ouvrage hébreu eût été publiée, les prédicateurs ambulants ou évangélistes, qui en faisaient le texte de leurs enseignements, étaient obligés, dans les églises où l’on parlait grec, de le traduire dans cette langue de vive voix.

c – Ce sens est possible en grec, le terme employé par Papias (Logia) signifiant oracles, révélations divines. Comparez Romains 3.2.

Irénée s’exprime comme suit sur le même sujet : « Matthieu publia aussi par écrit l’évangile chez les Juifs, en leur langue, dans le temps où Pierre et Paul prêchaient à Rome et y fondaient l’Église ». D’après cela, l’apôtre aurait écrit en Palestine, et vers l’an 63-64 ; car c’est à ce moment seulement que Pierre et Paul purent se rencontrer dans la capitale du monde. On a objecté que l’Église ne fut fondée à Rome ni par l’un ni par l’autre de ces deux apôtres, puisqu’il est prouvé qu’elle existait déjà bien des années avant leur arrivée dans cette villed. Mais on n’a pas réfléchi qu’au point de vue du deuxième siècle, temps où écrivait Irénée, l’époque apostolique tout entière apparaissait comme la période des fondations.

d – Le fait certain de la composition de l’épître aux Romains dans l’hiver de l’an 58-59, tandis que l’arrivée de Paul à Rome, n’a eu lieu qu’en 61 (Actes 28), prouve à lui seul que l’église a été fondée à Rome avant l’arrivée de Paul.

A ces deux antiques témoignages nous en ajoutons un troisième un peu plus récent, mais important comme résumant toutes les déclarations des Pères ; c’est celui d’Eusèbe, évêque de Césarée à la fin du troisième et au commencement du quatrième siècle. Il s’exprime ainsi : « Matthieu voulant, après avoir commencé par prêcher aux Juifs, aller prêcher aussi à d’autres nations, mit par écrit dans la langue des pères (en hébreu) son évangile et combla ainsi le vide qu’allait leur laisser son absence. » C’est vers l’an 60 que les apôtres paraissent avoir quitté Jérusalem. Déjà en 59, lors de sa dernière visite dans cette ville, Paul ne paraît plus y avoir trouvé comme directeurs de l’Église que Jacques, le frère de Jésus, qui n’était pas apôtre, et le conseil des presbytres qu’il présidait. (Actes 21.18 et suivants.) La date indiquée par Eusèbe coïncide donc à peu de chose près avec celle d’Irénée. En les réunissant, nous dirions que c’est entre les années 60 et 64 que, selon les plus antiques traditions, Matthieu a composé en Palestine son écrit évangélique.

Enfin, comme témoignage collectif de la plus haute importance, nous signalons le titre même sous lequel notre évangile canonique est désigné dès le deuxième siècle : « Évangile selon Matthieu ». Le vrai sens de cette expression est celui-ci : L’Évangilee, ou la bonne nouvelle du salut divin, selon la rédaction de Matthieu. Or ce titre qui attribue notre premier évangile à l’apôtre Matthieu exprimait, non le sentiment de quelques théologiens seulement, mais celui des églises de cette époque.

e – Le mot évangile désigne ici, non, comme dans notre langage moderne, l’écrit lui-même, mais son contenu. Voir mes (commentaires sur les évangiles de Jean (Tome II, pages 26-28, 3ième édition) et de Luc (Tome I, page11, 3e édition.)

Aussi notre évangile est-il constamment employé par les Pères dès le milieu du deuxième siècle. Justin Martyr (vers 150) le range parmi les Mémoires des apôtres et de leurs compagnons d’œuvre, où il puise tous ses renseignements sur la vie de Jésus. On trouve même notre évangile cité plus tôt encore. L’épître dite de Barnabas, qui date de la fin du premier siècle ou du commencement du deuxième, non seulement emprunte à cet écrit une parole de Jésus, mais introduit cette citation par une formule qui n’est usitée qu’à l’égard des livres considérés dans l’Église comme revêtus d’une autorité divine : selon qu’il est écritf.

f – Hilgenfeld, critique appartenant à l’école rationaliste, dit franchement, en parlant de cette citation, que « c’est ici la plus ancienne trace, datant de la fin du premier siècle, de l’application de la notion d’Écriture sainte à une déclaration évangélique. » (Der Kanon, page 10.)

Résumons le contenu de ces témoignages : Notre premier évangile canonique était envisagé et employé au deuxième siècle de l’Église comme la reproduction grecque d’un écrit que l’apôtre Matthieu avait composé en hébreu vers l’an 60 à 64, et qui contenait ou bien le tableau du ministère de Jésus en général, ou bien, spécialement, l’exposé de ses enseignements.

2. Oublions maintenant tout ce que nous venons d’entendre ; oublions jusqu’au titre de l’ouvrage que nous étudions, et cherchons dans ses pages mêmes les traces de ses origines.

Le but en vue duquel il a été composé ne saurait être un instant douteux. L’auteur, tout en voulant raconter une histoire, se propose de fonder la foi au personnage qui en est l’objet. Il le présente dans ce but comme étant le Messie promis aux Juifs, et fait ressortir spécialement dans tout son récit l’accord entre les faits de sa vie et les prophéties, accord par lequel Jésus a été annoncé comme le Christ, le Sauveur promis.

Cette tendance s’annonce dès le premier mot : « Généalogie de Jésus, le Christ, fils de David, fils d’Abraham. » (Matthieu 1.1). Il est le descendant d’Abraham, en qui, d’après Moïse, doivent être bénies toutes les familles de la terre. (Genèse 12.3). Il est le fils de David qui, selon Esaïe, doit affermir le trône de ce roi à jamais. (Ésaïe 9.6) Il est donc le Messie attendu, le souverain d’Israël et par conséquent aussi le Seigneur du monde. — Le dernier mot de l’ouvrage répond au premier et montre que le programme formulé dans ce préambule a été fidèlement accompli en Jésus à la suite de toutes ses luttes et de toutes ses défaites apparentes : « Toute puissance m’a été donnée, » dit-il à ses disciples avant de les quitter ; « allez donc ; faites de toutes les nations mes disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et leur enseignant à garder tout ce que je vous ai commandé. » (Matthieu 28.18-20).

L’histoire entière, comprise entre ce premier et ce dernier mot, est dominée par l’idée du caractère messianique de Jésus. La formule afin que fût accompli, est comme un refrain, répété à chaque page du livre. Dans les deux premiers chapitres, cinq traits de l’enfance de Jésus sont rapprochés de cinq paroles prophétiques. A l’ouverture du récit de son ministère, au ch. 4, est placé un oracle d’Esaïe, qui est comme le texte général de ce récit et qui annonçait que la Galilée serait le théâtre de l’activité du Messie. Au ch. 8, comme centre d’une collection de récits miraculeux, est citée cette parole du même prophète, qui révèle l’essence morale de tous ces prodiges : « Il a pris sur lui nos langueurs et porté nos maladies. » La série des enseignements rapportés au ch. 12 est également rattachée à une citation prophétique : « Voici mon serviteur, il ne criera point dans les rues…, il ne brisera pas le roseau froissé. » Et ainsi de suite, jusqu’au récit de la Passion, dont chaque trait, en quelque sorte, est signalé comme l’accomplissement d’une prophétie.

La pensée qui a présidé à un tel récit est évidente. Cet évangile est la démonstration du droit de souveraineté de Jésus, comme Messie d’Israël et Seigneur du monde. Ce traité est avant tout à l’adresse de l’ancien peuple de Dieu. Si Israël ne sait point le comprendre et y croire, ce sera au monde à en profiter. Car le roi d’Israël est en même temps le roi des hommes.

Il est moins aisé de préciser le mode de composition que le but de cet écrit. Ce problème ne nous paraît pourtant pas impossible à résoudre.

En étudiant de plus près le premier évangile, on est frappé d’un trait saillant qui peut servir à mettre sur la voie. Dans le tissu de la narration se trouvent répartis de distance en distance quelques grands discours, ou corps de discours, encadrés dans les parties historiques environnantes. Ces discours sont au nombre de cinq principaux :

1°) La prédication de Jésus appelée sermon sur la montagne, ch. 5 et 7, formant dans notre évangile l’ouverture du ministère de Jésus en Galilée. C’est le code nouveau du royaume de Dieu, proclamé comme du haut d’un autre Sinaï. C’est la formule de la justice véritable devant laquelle pâlira celle des scribes et des pharisiens.

2°) Un enseignement adressé aux douze apôtres sur leur ministère, au moment où Jésus leur confie pour la première fois une mission auprès du peuple, ch. 10. C’est l’instruction sur l’apostolat.

3°) Une collection de paraboles sur le royaume des cieux, ch. 13. C’est ici une série de tableaux, représentant dans un ordre rationnel les différentes faces du grand fait du règne de Dieu sur la terre ; sa fondation, dans la parabole du semeur ; son développement, anormal en apparence, mais divin pourtant, dans celle de l’ivraie ; sa puissance en intensité, puis en extension, dans celles du levain et du grain de sénevé ; sa valeur suprême en vertu de laquelle il mérite que l’homme fasse joyeusement les plus grands sacrifices pour l’acquérir, dans celles du trésor et de la perle ; enfin sa consommation, dans celle du filet.

4°) Une instruction disciplinaire donnée à l’Église, essentiellement quant à la conduite qu’elle doit tenir envers ses membres coupables, ch. 18.

5°) Un groupe considérable de discours liés par l’idée commune du jugement exercé par Jésus-Christ, chapitres 22 à 25 ; comprenant ces trois actes principaux : la condamnation des autorités théocratiques actuelles ; la ruine de Jérusalem et la fin du monde ; le jugement universel. Ce cinquième groupe répond au premier et au troisième, comme l’office du juge complète ceux de législateur et de roi. Esaïe n’avait-il pas dit (Ésaïe 33.22) : « L’Éternel est notre juge ; l’Éternel est notre législateur ; l’Éternel est notre roi, c’est lui qui nous Sauvera. »

Ces cinq discours sont certainement le trait saillant dans la physionomie de notre premier évangile. Ils se distinguent de la narration, dans laquelle ils sont enclavés, par les formules à peu près identiques qui les terminent tous les cinq : Et lorsque Jésus eut achevé tous ces discours (Matthieu 7.28). Et il arriva, lorsque Jésus eut achevé de donner ces ordres à ses douze disciples (Matthieu 11.1)g. Ne semble-t-il pas qu’avant d’appartenir à la narration avec laquelle ils font corps aujourd’hui, ces cinq discours aient formé un tout que l’auteur de notre récit a trouvé bon de démembrer, pour enchâsser chacun de ces joyaux à un point marqué de l’histoire du ministère de Jésus ? Ajoutez à ce fait le trait suivant moins apparent : c’est que dans ces discours de Jésus, les passages de l’Ancien Testament sont ordinairement cités d’après l’antique traduction grecque dite des Septante, tandis que, dans les parties narratives, les citations se conforment plutôt au texte hébreu. Cette distinction n’est pourtant que d’une vérité relative. Comment ne pas se rappeler ici la parole du vieux Papias, touchant l’écrit original de Matthieu, que nous citions tout à l’heure : Matthieu composa les discours ? Retranchons en effet de notre évangile tout le cadre narratif, les portions purement historiques ; que reste-t-il ? Ces cinq grands discours ; en d’autres termes, l’ouvrage de Matthieu, tel que l’a décrit Papias, si l’on donne au terme de discours dans son témoignage le sens propre et restreint que nous avons indiqué.

g – Comparez en outre Matthieu 13.53 ; 19.1 ; 26.1.

Rappelons ici que Papias avait lui-même composé un ouvrage intitulé : Explication des discours du Seigneur, et que cet ouvrage était divisé en cinq livres. Chacun de ces livres n’avait-il pas pour sujet l’un des cinq grands discours compris dans l’écrit de l’apôtre ?

Si tel fut réellement l’ouvrage primitif de Matthieu, nous devons en conclure que son caractère était didactique et non historique. C’était uniquement l’exposé de l’enseignement de Jésus. Et, dans ce cas, il est naturel d’admettre que le plan d’un tel ouvrage devait être systématique. L’apôtre avait sans doute groupé tous les enseignements du Maître sous quelques chefs principaux ; et il n’est pas difficile, si nous étudions notre premier évangile, d’en retrouver encore aujourd’hui les titres et d’en saisir l’enchaînement :

  1. la Loi nouvelle ;
  2. l’Apostolat ;
  3. le Royaume des cieux ;
  4. l’Église ;
  5. la Consommation des choses.

Dans un pareil ouvrage, dans lequel le côté historique était presque complètement effacé, il pouvait arriver que l’auteur, afin de rendre avec plus de clarté et de plénitude la pensée du Seigneur sur chacun de ces cinq sujets, réunît des paroles prononcées par Jésus en différents moments ; qu’il groupât, par exemple, en un tout des paraboles que la sagesse pédagogique du Seigneur ne lui eût pas permis d’accumuler de la sorte en parlant au peuple. Voilà ce qui explique pourquoi les éléments combinés dans ces discours de Matthieu se trouvent toujours chez Luc dispersés dans cinq, six et jusqu’à dix circonstances diversesh. Il me paraît que dans la plupart de ces cas une étude approfondie ne saurait refuser la préférence à la position assignée à ces fragments de discours par le troisième évangile.

h – Plus de douze fois il arrive que des paroles groupées par Matthieu dans le sermon sur la montagne se retrouvent chez Luc rapportées à des occasions spéciales et très différentes.

[Comparez, par exemple, la manière dont est placée l’oraison dominicale Matthieu 6.9-13 et Luc 11.1-4 ; et de même le précepte sur la prière chez Matthieu 7.7-8 et chez Luc 11.9-10 (où il se rattache si parfaitement à la parabole du voisin priant), ou bien encore le précepte sur la confiance, Matthieu 6.25-30 et ce même précepte chez Luc 12.22-29 (où il est si bien en rapport avec la parabole du riche insensé). Ces deux paraboles sont omises par Matthieu.]

Luc est semblable au botaniste, qui aime à contempler une fleur dans le lieu même où elle a pris naissance et au milieu de son entourage naturel. Matthieu ressemble au jardinier qui, en vue d’un certain but particulier, compose de magnifiques bouquets.

Il y a eu assurément un sermon sur la montagne ; Luc le confirme. Il y a eu une instruction donnée aux Douze ; Marc et Luc en rendent témoignage. Un jour est arrivé dans le ministère de Jésus où il a inauguré la méthode de l’enseignement par similitudes. Mais aux discours effectivement tenus en ces moments décisifs, Matthieu a rattaché bien des paroles prononcées par le Seigneur en d’autres occasions sur les mêmes sujets. Rien ne l’empêchait assurément d’agir de la sorte, si son livre, au lieu d’avoir un plan et un but historiques, était divisé par ordre de matières. C’est grâce à ce procédé légitime qu’il est parvenu à rendre d’une manière si étonnante l’impression unique que produisaient sur les foules les prédications du Maître ; si bien que c’est par lui que nous pouvons encore aujourd’hui nous faire une idée de l’effet décrit dans ces mots : « Et les foules étaient étonnées de son enseignement ; car il les instruisait comme ayant autorité, et non comme les scribes. »

Nous nous demandons, en troisième lieu, et cela comme si la tradition était muette, quel a pu être l’auteur de cet écrit plus ancien, contenant les discours du Seigneur, qui forme le fond de notre évangile canonique, et quel est le rédacteur de ce dernier ?

Quant à la première question, le fait capital propre à éclairer nos recherches est celui-ci : un témoin de l’enseignement de Jésus-Christ a seul pu en reproduire avec une vérité si frappante la majesté, la sainteté, la puissance. Il faut avoir été dominé soi-même pour réussir à dominer ainsi les autres. A ce fait s’en rattache un second, de plus en plus reconnu par tous les critiques dignes de ce nom : c’est que la prédication de Jésus, telle que la reproduit le premier évangile, nous replace d’une manière tout particulièrement vivante et actuelle dans le milieu historique de la vie israélite à cette époque. Il est donc impossible que ce compte rendu ne vienne pas d’un homme qui a lui-même vécu ces scènes. Or cet homme, ce témoin, quel est-il ?

Parmi les douze apôtres il y en avait un, un seul peut-être, que sa profession précédente rendait apte à manier aisément la plume, c’était l’ancien commis du bureau de péage, Lévi, surnommé Matthieu. N’est-ce point lui qui le premier se sentit appelé ou fut invité par ses collègues à fixer par l’écriture la partie la plus importante, mais aussi la plus difficile à conserver pure, de l’héritage du Maître : ses enseignements ?

Cette supposition, assez vraisemblable en soi, se trouve confirmée par deux faits bien insignifiants en apparence, mais peut-être, en cas pareil, d’autant plus significatifs :

1°) Le premier évangile seul ajoute au nom de Matthieu, dans la liste des douze apôtres, cette épithète peu honorable selon le monde, mais précieuse au cœur de celui qui aimait à se rappeler l’amour dont il avait été l’objet : le péager. (Matthieu 10.13)

2°) Dans les listes des douze apôtres que contiennent les évangiles et les Actes, ils sont ordinairement répartis par paires, peut-être celles-là mêmes qu’avait formées le Seigneur la première fois qu’il les envoya prêcher ; et la quatrième paire est toujours formée, excepté dans les Actes, de Matthieu et de Thomas. Or dans les autres synoptiques Matthieu est placé le premier des deux, tandis que, dans notre évangile, il occupe la seconde place par rapport à son associé. (Matthieu 10.3 ; Comparez avec Marc 3.18 et Luc 6.15)

Mais si, d’une part, ces indices sont propres à diriger notre attention sur l’apôtre Matthieu, de l’autre, quand nous considérons attentivement les parties narratives du premier évangile, il nous est difficile de les attribuer à un apôtre. Tout y est si sommaire ! Le caractère intuitif, descriptif, y fait complètement défaut. En comparant ces récits à ceux des deux autres synoptiques, on les accuserait même parfois d’inexactitudei, s’il n’était évident que l’auteur court à la parole finale du Seigneur, qui seule importe au but qu’il a en vue, celui de montrer la dignité messianique de Jésus.

i – Comparez le récit de la guérison du serviteur du centenier, Matthieu 8.5-13 et Luc 7.1-10 ; celui de la résurrection de la fille de Jaïrus Matthieu 9-18 et suivants. ; Marc 5.22 et suivants ; Luc 8.41 et suivants.

Comment accorder ces critères contradictoires ? En reconnaissant que les discours, dans notre évangile canonique, sont la reproduction d’un original hébreu apostolique, mais que les parties historiques qui en sont le cadre, peuvent bien reproduire les narrations orales d’un apôtre, mais ne sont pourtant pas rédigées de sa propre main. Un aide de Matthieu, qui avait assisté à son évangélisation, s’est probablement chargé de traduire en grec les discours, le recueil des enseignements de Jésus rédigés par l’apôtre dans leur langue originale, et de fondre cet ouvrage dans une narration évangélique complète, conforme au type d’instruction chrétienne adopté par le même saint Matthieu.

Un tel écrit, quel qu’en fût le rédacteur, méritait certainement le nom d’évangile de Matthieu, que lui a donné l’antiquité chrétienne.

Nous recherchons enfin à quelle date remontent ces deux ouvrages, celui de l’apôtre et celui du traducteur et rédacteur grec.

La réponse ressort pour le second du ch. 24, particulièrement du v. 15. Jésus veut mettre en garde les croyants israélites habitant la Palestine contre la participation à la révolte et à la guerre qui aboutiront à la ruine de Jérusalem. Il les engage à se retirer à temps dans le pays des montagnes de l’autre côté du Jourdain, et leur fixe comme date de cette fuite le moment où les étendards païens seront plantés sur le sol de la Terre-Sainte. Ici — fait sans exemple dans nos récits évangéliques — l’écrivain interrompt tout à coup le discours du sauveur par cette remarque de son propre fond : « Que celui qui lit ceci y prenne garde. »

[On a quelquefois mis cette remarque dans la bouche de Jésus lui-même, comme si elle avait trait à la prophétie de Daniel qu’il venait de citer. Mais cette explication ne peut s’appliquer au parallèle Marc 13-14, où la citation de Daniel est inauthentique : d’après les documents, en effet, ce passage doit être retranché, comme ayant été importé par les copistes de Matthieu dans Marc.]

Cette parenthèse prouve que l’écrivain rédigeait ce discours avant l’accomplissement du signe annoncé. A quoi, en effet, eût servi ce nota-bene si frappant, une fois le moment passé ? Comme cet avertissement se trouve dans notre évangile grec (nul ne peut dire s’il existait déjà dans l’original hébreu) il faut conclure de là que cette traduction a paru au moment où l’on voyait déjà approcher l’orage, un peu avant l’an 66 où éclata cette guerre qui dès longtemps menaçait, ainsi dans les années 64 ou 65 ; et comme un certain intervalle a dû séparer la publication de l’évangile grec de celle de l’écrit apostolique, nous ne nous écarterons pas beaucoup de la vérité en plaçant la composition de celui-ci, comme nous y avons été conduits plus haut, entre 50 et 60.

La date approximative que nous venons d’indiquer pour la composition de notre premier évangile canonique est celle à laquelle, après d’énormes écartsj sont revenus plusieurs critiques de l’école moderne.

j – Il n’y a pas longtemps que Baur faisait descendre la composition de Matthieu jusqu’au deuxième siècle, vers l’an 130 !

Ce n’est pas seulement sur la question chronologique que la critique est amenée à reconnaître l’accord des preuves internes avec les traditions primitives ; c’est, nous venons de le constater, sur les autres questions relatives à l’origine si compliquée de notre premier évangile.

L’emploi de ces deux ordres de critères nous conduit ainsi, sur tous les points importants, à des résultats identiques, que nous formulerons ainsi :

L’écrit qui a formé le fond de notre premier évangile, l’ouvrage hébreu renfermant les discours de Jésus, a été composé par l’apôtre Matthieu peu après l’an 60 (30 ans après l’ascension du Seigneur), et notre premier évangile canonique qui renferme cet écrit, en le complétant au point de vue historique, et qui porte les traces de l’évangélisation orale du même apôtre, aura probablement été composé vers l’an 65.

On comprend par ces dates mêmes la réelle portée de cet écrit. Il avait une mission théocratique à remplir. C’était l’ultimatum de Jéhovah à son ancien peuple : Crois, ou prépare-toi à périr ! Reconnais en Jésus ton Messie, ou attends-le comme ton juge ! Le livre qui contient cette sommation suprême est la clôture de l’Ancien Testament en même temps que l’ouverture du Nouveau. Il méritait d’occuper dans les archives du règne de Dieu sur la terre la place qui lui a été unanimement assignée par le sentiment de l’église, en tête du Nouveau Testament.

II
l’évangile de saint marc

Cet écrit ne possède pas, à première vue, ce caractère auguste de divine officialité dont est revêtu le précédent. Il fait plutôt l’effet d’un récit contenant uniquement des souvenirs personnels, rédigés sans but particulier ni plan rationnel ; c’est l’œuvre d’un cœur qui, rempli des grandes scènes qu’il a contemplées, brûle de faire partager les sentiments d’admiration et d’adoration qu’elles lui ont inspirés, à tous ceux qui n’en ont pas été avec lui les témoins.

1. Nous possédons sur le second évangile deux rapports très anciens et solidement garantis : Le premier est le témoignage de Papias, dont la valeur est ici rehaussée par le fait qu’il reproduit celui d’un ancien presbytre, disciple immédiat de Jésus ; et le second, celui de Clément d’Alexandrie, contemporain d’Irénée ; ce dernier rapport, d’après la déclaration de son auteur, ne fait que formuler une tradition que se sont transmise les uns aux autres les presbytres qui se sont succédé dès le commencement.

Voici comment le presbytre, originaire de Palestine, qui instruisait Papias, lui avait raconté l’origine de notre second évangile : « Marc, devenu le secrétaire (on peut traduire aussi l’interprète) de Pierre, écrivit exactement tout ce dont il se souvint, soit les choses dites, soit les choses faites par Christ mais non pas avec ordrek. Car il n’avait pas entendu lui-même le Seigneur, ni ne l’avait accompagné ; mais, comme je viens de le dire, il avait, plus tard seulement, accompagné Pierre. Or celui-ci donnait ses enseignements selon les besoins du moment, et non pas comme faisant un exposé complet des discours du Seigneur ; de sorte que Marc n’a pas commis une faute en écrivant un certain nombre de choses détachées, selon qu’il se les rappelait. Car il se préoccupait uniquement de ne rien omettre de ce qu’il avait entendu et de ne l’altérer en rien. »

k – Peut-être le témoignage du vieux presbytre ne va-t-il que jusqu’ici, et le reste est-il une explication de Papias.

Le fait essentiel attesté par ce rapport est que l’évangile de Marc n’est autre chose que la rédaction des récits que faisait saint Pierre dans les églises où il passait prêchant l’Évangile.

Marc avait d’abord accompagné Paul puis Barnabas ; ce ne fut donc que plus tard, dans les derniers voyages de Pierre, qu’il se joignit à lui pour l’aider dans sa mission. Or Pierre, allant de lieu en lieu, racontait les actes ou les enseignements de Jésus selon les besoins de ses auditeurs. Il ne donnait point, comme l’avait fait Matthieu dans son écrit, un exposé suivi et complet de l’enseignement de Jésus ; et Marc, rédigeant à mesure ce qu’il entendait sortir de sa bouche, ne put donc, lorsqu’il réunit ces récits détachés pour en faire un livre, y mettre tout l’ordre désirable. Et de là, selon Papias, le caractère fragmentaire, brisé, incomplet de cet évangile, caractère qu’il faut attribuer, non à la négligence de l’auteur, mais au mode de composition de l’écrit lui-même.

Papias ne nous dit pas où et sous quelle impulsion Marc se livra à ce travail de rédaction ; ou, du moins, Eusèbe, à qui nous devons la conservation du passage cité, ne nous a rien transmis de plus sur le témoignage de ce Père. Mais le rapport suivant de Clément peut servir à compléter celui de Papias : « Comme Pierre annonçait publiquement la Parole à Rome, et avec la puissance de l’Esprit y proclamait l’Évangile, ses nombreux auditeurs prièrent Marc, qui l’accompagnait depuis longtemps et qui se souvenait de toutes les choses que Pierre avait dites, d’écrire ces choses racontées par lui, puis, quand il aurait écrit l’évangile, de le remettre à ceux qui le lui avaient demandél ; ce que Pierre ayant appris, il ne s’opposa pas à cette demande, ni ne l’appuya. »

l – On traduit ordinairement : et que Marc, ayant écrit l’évangile, le remit à ceux qui le lui avaient demandé ; mais les paroles suivantes ne s’expliquent pas naturellement dans ce sens, car elles supposent que le livre était encore à composer.

Ce fut donc à Rome, dans les derniers temps de la vie de Pierre, vers 64 (si Pierre a réellement été victime de la persécution de Néron) que Marc rédigea cet écrit. Il le fit à la demande de l’église de cette ville, qui n’avait pas entendu Pierre depuis aussi longtemps que lui. Quant à Pierre, il prit vis-à-vis de cette œuvre une attitude purement passive. Et si l’on y pense bien, on comprendra le motif de cette conduite : il ne devait pas entraver ce travail, s’il pouvait être la source de quelques bénédictions pour l’Église ; et il ne devait pas non plus l’encourager ; car pour que cette œuvre fût réellement ce qu’elle devait être, elle devait provenir d’une impulsion plus élevée. Ce détail sur la conduite de Pierre, dont on s’est moqué, est frappant de vérité.

Après ces deux témoignages si explicites, nous ne relèverons plus que celui qui est renfermé dans le titre : Évangile selon Marc. Ces mots formulent le sentiment de toute l’Église primitive. Et ils signifient bien évidemment, non que nous avons ici un écrit rédigé à la façon ou selon le mode de prédication de Marc (on n’eût pu s’exprimer ainsi que si Marc eût été lui-même apôtre et témoin des faits racontés), mais que c’est ici l’évangile de Jésus-Christ exposé selon la rédaction de Marc.

Si donc nous attribuons quelque valeur à ces témoignages, nous serons disposés à envisager notre second évangile canonique comme ayant été rédigé à Rome, pour les chrétiens de cette ville et sur leurs sollicitations, par Marc, compagnon de Pierre, et conformément aux récits oraux de cet apôtre, peu avant la persécution de Néron dont Pierre doit avoir été l’une des victimes (en août 64).

2. Nous avons écouté ; à nous maintenant de sonder et de découvrir. Le livre dont nous recherchons les origines est sous nos yeux ; nous serions bien malhabiles si nous ne parvenions pas à y surprendre quelque révélation sur le secret de sa composition.

Et d’abord recherchons quels peuvent être les lecteurs auxquels cet évangile a été destiné. Seraient-ce, comme ceux du premier évangile, des Juifs ou des croyants d’origine juive, qu’il s’agissait de conduire à Jésus ou d’affermir dans la foi ? Assurément non. Le second évangile ne cite à peu près aucune prophétiem. Et comme il donne de longues explications sur les usages juifs, explications dont Matthieu s’abstient complètement dans les passages parallèlesn, nous devons admettre que c’est pour des chrétiens d’origine païenne qu’écrit l’auteur de notre évangile. Où les chercher, ces lecteurs ? En Asie-Mineure ? En Grèce ? En Italie ? Cette question nous paraît tirer sa solution des indices suivants :

m – La seule citation prophétique dans le récit est celle de Marc 1.2-3 ; quant à celle tirée de Daniel (Marc 13.14), elle est inauthentique d’après les manuscrits. C’est, comme nous l’avons dit plus haut, une interpolation provenant du passage parallèle de Matthieu.

n – Comparez surtout Marc 7.1-4 avec Matthieu 15.1-2.

L’auteur a une prédilection marquée pour les termes d’origine latine, soit qu’il les substitue aux termes grecs correspondants employés par les autres écrivains sacrés (ainsi spécoulator, au lieu de stratiotês, pour désigner un soldat ; centourion, au lieu d’hécatontarchos, pour désigner un capitaine ; xestès, de sextarius, pour désigner un vase de six mesures), soit qu’il les ajoute en forme d’explication au terme grec (« aulé, c’est-à-dire prétoire »). Ce fait prouve que l’auteur rédige sous l’influence d’un milieu latin. Il lui arrive même une fois d’indiquer la valeur d’une pièce d’argent juive en monnaie romaine : deux pites, qui font un codrantès (le quadrant romain).

Une preuve que cet écrit a été composé, non seulement en monde latin, mais spécialement pour l’église de Rome, se trouve probablement dans le récit de la Passion. Simon de Cyrène, le porteur de la croix de Jésus, y est désigné comme le père d’Alexandre et de Rufus (Marc 15.21). Cette indication ne s’explique que si les deux fils de Simon étaient généralement connus et considérés dans l’église pour laquelle composait l’auteur ; et en effet l’on ne trouve rien de semblable dans les autres évangiles. Si par conséquent nous pouvons constater le lieu où habitaient ces hommes, nous connaîtrons celui où écrivait l’auteur. Or l’épître aux Romains résout cette question : Saluez, écrit Paul, Rufus, élu du Seigneur, et sa mère, qui est aussi la mienne. (Romains 16.13).

[Nous croyons avoir démontré dans notre Commentaire sur l’épître aux Romains que les salutations du ch. 16 de cette épître sont bien adressées à l’église de Rome, et non à celle d’Ephèse, comme plusieurs le prétendent aujourd’hui.]

La famille de Simon demeurait donc maintenant à Rome. Elle s’y était transportée comme le faisaient à cette époque un si grand nombre de Juifs. Paul, qui l’avait connue en Orient, la faisait saluer dans cette ville. Et l’auteur de notre second évangile, qui en avait les membres survivants présents sous ses yeux au moment où il écrivait, se sentait naturellement pressé de leur rendre hommage en rappelant le rôle unique que leur père avait joué dans le drame de la croix. Ces indices paraissent suffisamment clairs.

La seconde question est celle-ci : Quelle est la source à laquelle ont été puisés les faits rapportés dans cet écrit ? Proviennent-ils de quelque tradition légendaire, bien postérieure à l’époque de Jésus-Christ, ou émanent-ils du récit d’un des témoins du ministère de Jésus ?

La réponse à cette question s’impose à la critique avec une netteté toujours croissante. S’il est une narration qui porte le cachet de l’autopsie, de la vue immédiate du témoin oculaire, c’est celle de notre second évangile. Elle possède la vivacité de la couleur locale et la fraîcheur des souvenirs les plus personnels. Ou ce n’est là que du pastiche (et le ton de candeur et de simplicité presque naïve de tout l’écrit exclut cette supposition) ou c’est la déposition d’un témoin. Qu’on se rappelle ces coups de pinceau :

Ailleurs c’est la peinture des impressions morales :

Qui donc a surpris ces impressions fugitives d’indignation ou d’amour dans le regard du Maître ? Qui a retracé ainsi les émotions secrètes des disciples à certains moments importants ? Tout notre évangile est plein de pareils traits qui, semblables à des joyaux parsemés sur un vêtement, donnent à ses tableaux un éclat incomparable.

Nous devons faire ressortir encore l’habitude du narrateur de reproduire les expressions araméennes dont se servait le Sauveur, tout en les traduisant en grec : Talitha Koumi (Marc 5.41), Ephphata (Marc 7.34), Abba (Marc 14.36). Il lui semble entendre encore le son de la voix de Jésus, et il éprouve le besoin de rendre ses paroles dans leur forme originale.

C’est donc parmi les hommes qui composaient le cercle des compagnons habituels du Seigneur que nous sommes appelés à chercher l’auteur d’un pareil récit. Auquel penser ?

Le souffle qui pénètre le second évangile, du commencement à la fin, c’est celui de l’admiration pour le Seigneur. Je dis : admiration, plutôt qu’amour, non que je veuille exclure par là ce dernier sentiment ; mais le premier domine. Il s’exprime dès ces mots qui ouvrent le livre : « Commencement de l’évangile de Jésus, le Christ, Fils de Dieu »o ; c’est-à-dire : Ici commence le tableau de la vie d’un être dont chaque parole, chaque acte sera marqué d’un sceau divin. Ce sentiment d’étonnement, d’admiration déborde à chaque trait du récit. L’auteur aime à le faire ressortir chez les foules, parce qu’il en est tout pénétré lui-même :

o – L’omission des mots Fils de Dieu dans le seul manuscrit Sinaiticus ne saurait en ébranler l’autorité. De telles omissions sont fréquentes dans ce document, écrit avec une étonnante négligence.

p – Comparez les remarques semblables Marc 1.37 ; 2.2 ; 3.9 ; 4.1 ; 5.20 ; 5.24 ; 6.2 ; 6.51 ; 6.55 ; 7.24 ; 7.37 ; 9.15.

Or, parmi les hommes qui ont entouré Jésus de plus près, quel est celui qui a éprouvé au plus haut degré ce sentiment, souffle inspirateur du second évangile, et qui, dans toutes les occasions, l’a le plus énergiquement exprimé au nom de tous ses collègues ? C’est Pierre. Si peut-être cet apôtre n’est pas celui qui a le plus aimé le Seigneur, il est certainement celui qui l’a le plus admiré.

Quelques traits plus particuliers nous conduisent également à reconnaître dans Pierre celui des disciples dont le témoignage remplit les pages de cet évangile. Ce n’est pas accidentellement sans doute que, dans la scène de Césarée de Philippe, le second évangile rapporte l’écrasante réponse de Jésus à Pierre : « Retire-toi de moi, Satan : tu m’es en scandale, » tandis qu’il omet cette magnifique apostrophe qui précède dans Matthieu : « Tu es Pierre, et sur cette pierre j’établirai mon Église. »q Ce n’est pas sans motif que, dans le récit de la tempête, Marc omet le trait, si glorieux pour Pierre, de sa marche miraculeuse sur les eaux au devant de Jésusr. Et ne faudrait-il voir qu’un hasard dans ce fait : que Marc seul mentionne, dans la prophétie et dans le récit du reniement de Pierre, les deux avertissements donnés à l’apôtre par les deux chants du coq, circonstance qui rend sa chute plus inexcusables ?

q – Comparez Marc 8.27-33 avec Matthieu 16.13-23.

r – Comparez Marc 6.50-51 avec Matthieu 14.28-33.

s – Comparez Marc 14.30, 68-72 avec les trois récits parallèles.

Pour s’expliquer ces différences remarquables entre le récit de Marc et celui de Matthieu, récits qui d’ailleurs concordent en tous points dans ces mêmes passages, il suffit d’admettre que Pierre passait sous silence, dans les narrations qu’il faisait au sein des églises et qui avaient été recueillies par Marc, les traits avantageux pour sa personne, et ne relevait que ceux qui pouvaient tourner à son humiliation. Autrement, il faudrait supposer que notre second évangile est œuvre d’un ennemi personnel de Pierre.

Un critique allemand, dans un ouvrage assez récent, a fait une analyse sagace de l’écrit de Marc, et il est arrivé à cette conclusion intéressante, que très souvent le texte ne s’explique qu’en admettant que nous y trouvons le récit de Pierre conservé littéralement, mais seulement modifié en ce que la première personne du pluriel, le nous, dont se servait Pierre, a été transformé en la troisième (ils), qui seule convenait à la narration écrite.

Nous citerons deux exemples. Marc raconte, Marc 3.13-19, l’élection des Douze en ces termes (v. 14 et suivants) : « Et il en établit douze, afin qu’ils fussent avec lui et qu’il les envoyât prêcher… et il donna à Simon le surnom de Pierre, et Jacques, fils de Zébédée, et Jean, frère de Jacques, et il leur donna le surnom de Boanerges, qui signifie fils du tonnerre, et André et Philippe… » Comme on le voit, la nomination de Pierre n’est pas indiquée ; il n’est parlé que du surnom que Jésus lui donna, tandis que la nomination de Jean et de Jacques est expressément mentionnée avant la mention du surnom qui leur fut conféré. Comment expliquer cette omission à l’égard de Pierre ? D’une manière très simple. Lorsque Pierre racontait lui-même la fondation de l’apostolat, il s’exprimait ainsi : « Et il nous établit nous douze, et il me donna le surnom de Pierre. » Sa propre nomination étant comprise dans le nous elle n’avait pas besoin d’être répétée. Ce passage ne s’explique donc que comme reproduction exacte du récit de Pierre, rédigé par Marc immédiatement après qu’il l’avait entendu. — Au sortir de la synagogue de Capernaüm (Marc 1.20), Jésus se rend avec ses quatre disciples, Pierre, André, Jacques et Jean, déjà nommés précédemment (versets 16 à 20), dans la demeure de Pierre. Marc s’exprime ainsi : « Et étant sortis de la synagogue, ils vinrent dans la maison de Simon et d’André, avec Jacques et Jean. » Ils vinrent… qui donc ? D’après ce qui précède, ce seraient Jésus et ses quatre disciples. Mais alors comment expliquer l’expression avec Jacques et Jean ? Elle n’a plus de sens, puisqu’ils étaient déjà compris tous deux dans le ils précédent. Cette forme s’explique si nous retraduisons le récit de Marc dans celui de Pierre : « Et nous vînmes (Jésus, André et moi) dans notre maison avec Jacques et Jean. »

Que l’on discute, si l’on veut, sur la justesse de cette fine analyse, qui pour moi ne me semble nullement contestable. Voici un trait plus général sur lequel il ne peut guère y avoir de désaccord : c’est que notre évangile de Marc n’est que le développement de la prédication de Pierre chez Corneille (Actes 10), et que c’est à bon droit qu’on a appelé celle-ci un évangile de Marc in nuce (en résumé).

Telles sont les traces nombreuses d’une participation quelconque de Pierre aux narrations conservées dans le second évangile. Faut-il conclure de là que Pierre soit lui-même le rédacteur du livre ? Nullement.

D’abord, nous possédons une épître de cet apôtre généralement tenue pour authentique et dont le style n’a rien de commun avec celui de notre évangile. Puis, l’on ne peut que difficilement se représenter l’apôtre Pierre, l’ancien pêcheur de Galilée, qui plus tard avait été un homme, non de méditation et d’étude, comme Jean, mais d’action et de mission, prenant la plume pour rédiger une œuvre d’aussi longue haleine.

Si donc ce sont ses récits que nous avons dans cet écrit, et si cependant ils ne sont pas de sa main, il ne reste qu’une possibilité : c’est qu’un de ses auditeurs les ait rédigés. Quel est cet écrivain anonyme ?

La tradition ne nous le nommerait pas, que la première épître de Pierre nous ferait deviner son nom. L’apôtre y salue de la part de Marc, son fils, prenant évidemment ce mot dans le sens spirituel dans lequel Paul l’applique aussi à Tite et à Timothée, celui de fils en la foi. Jean, surnommé Marc, était le fils d’une mère domiciliée à Jérusalem et dans la maison de laquelle Pierre était si bien connu que la domestique, même sans le voir, le reconnaissait au son de sa voix. (Actes 12.12-17) Il est donc naturel de supposer que c’était cet apôtre qui avait semé les germes de la foi dans le cœur du jeune homme. Voilà pourquoi il l’appelle son fils et le désigne en quelque sorte par ce titre comme son héritier spirituel, le dépositaire de son seul trésor, de la connaissance de Jésus-Christ, son Seigneur. On ne peut donc attribuer à nul autre avec plus de vraisemblance la rédaction des récits de Pierre. Et une fois arrivés à ce point, comment n’être pas tentés de nous demander si ce jeune homme dont il est parlé dans la scène de Gethsémané et qui y joue un rôle étrange et mystérieux, (Marc 14.51-52) ne serait pas Marc lui-même, qui, conformément à l’usage des peintres, aurait en quelque sorte signé son tableau sous cette forme, comme Matthieu avait signé le sien dans le récit de l’appel du péager assis au bureau des douanes ?

L’époque où fut composé notre évangile nous paraît fixée par les faits suivants : Les deux fils de Simon de Cyrène, dont l’un au moins, d’après Romains 16.13, occupait une position influente dans l’église de Rome, vivaient encore. L’âge apostolique n’était donc pas très avancé. Et comme l’avertissement qui invitait les croyants de Palestine à prendre garde au signe indiqué par Jésus pour le moment de leur fuite, se trouve chez Marc(Marc 13.14) aussi bien que chez Matthieu, l’heure fatale de la ruine de Jérusalem (en 70) et même celle du commencement de la guerre (en 66) n’avait pas encore sonné. Ce serait ainsi dans les années 64 ou 65 que nous devrions placer la composition de cet écrit. Holtzmann envisage aussi l’ouvrage de Marc qui a formé, selon lui, le fond de notre second évangile, comme antérieur à la ruine de Jérusalem.

Ici se présente un rapprochement qui, s’il était fondé, ne serait pas sans importance. On sait que la fin de notre second évangile, depuis le v. 9 du ch. 16, manque dans quelques-uns des plus anciens documents ; que dans d’autres elle se trouve sensiblement modifiée ; que dans quelques-uns, enfin, elle est remplacée par une conclusion toute différente. Comment expliquer ce phénomène ? Marc ne peut avoir clos son récit au v. 8. Une apparition de Jésus ressuscité avait été promise par l’ange aux femmes dans la première partie du chapitre ; l’auteur ne pouvait terminer sa narration sans avoir raconté cette apparition. On a supposé que les derniers feuillets du livre s’étaient perdus par accident. Nous avons un exemple de ce genre dans la perte de la fin du manuscrit Sinaiticus. Mais il faudrait qu’il n’eût existé dans l’Église qu’un seul exemplaire de l’écrit de Marc. Pour peu que l’on se fût déjà servi de cet ouvrage, n’aurait-on pas eu les moyens de combler cette lacune survenue dans l’un des manuscrits ? On peut supposer que l’auteur a été interrompu dans son travail au moment où il arrivait à ce point du récit et qu’il a dû le laisser inachevé. Ainsi ce seront répandus dans l’Église deux sortes de documents, les uns reproduisant l’exemplaire original, demeuré incomplet ; les autres, des exemplaires complétés plus tard, soit par l’auteur lui- même, soit par d’autres. S’il en est ainsi, l’on se demande quelle est la circonstance qui a pu interrompre si brusquement le travail de Marc ? Comme nous savons que cet évangéliste écrivait à Rome dans les derniers temps de la vie de Pierre, il est naturel de supposer que l’explosion de la persécution terrible qui frappa cette église et mit fin à la vie de l’apôtre en l’an 64, fut la cause de l’interruption. Dans ce cas, la date de notre évangile se trouverait fixée d’une manière plus précise encore.

Quoi qu’il en soit, l’évangile de Marc se présente à nous, aussi bien d’après les données de la tradition que d’après les indices qui nous ont été fournis par le livre lui-même, comme un recueil plus ou moins complet des récits que faisait l’apôtre Pierre du ministère de son Maître. Ces récits étaient destinés, non point, comme l’écrit de Matthieu, à adresser une sommation dernière au peuple de Dieu, mais à reproduire, dans une série de tableaux, les scènes incomparables qu’avaient contemplées les témoins de la vie du Seigneur. Un tel écrit mérite, mieux qu’aucun autre, le nom de Mémoires apostoliques qui était donné dans les premiers temps à nos évangiles. Par Justin Martyr, vers 150.

III
l’évangile de saint luc

1. Les renseignements que l’histoire ecclésiastique nous a transmis sur les origines de notre troisième évangile, sont à la fois plus rares et plus brefs que ceux qu’elle nous a conservés relativement à la composition des deux premiers. Cela tient probablement, en partie du moins, à ce que l’évangéliste nous a donné lui-même dans un remarquable préambule (Luc 1-4) toutes les informations nécessaires sur l’origine et la nature de son travail.

Voici un court témoignage de la main d’Irénée : « Luc, compagnon de Paul, mit par écrit l’Évangile prêché par celui-ci. »

Dans le fragment dit de Muratori, qui paraît avoir été écrit à peu près à la même époque, vers l’an 170, et qui renferme plus spécialement la tradition des églises d’Italie à l’égard des livres du Nouveau Testament, nous trouvons le passage suivant relatif à Luc : « En troisième lieu, le livre de l’évangile selon Luc. Luc, ce médecin que Paul s’était adjoint, comme zélé pour la justice, pour l’accompagner, écrivit en son propre nom selon qu’il le trouva bon. Or il n’avait pas vu lui-même le Seigneur en la chair. Mais, ayant poussé aussi haut que possible ses informations, il commença son récit dès la naissance de Jean. » Il est difficile de discerner dans ce témoignage ce qui appartient réellement à la tradition et ce qui n’est qu’une reproduction des pensées renfermées dans le préambule même de Luc.

Clément d’Alexandrie rapporte, d’après les anciens presbytres, que les deux évangiles contenant des généalogies (ceux de Matthieu et de Luc) furent écrits les premiers, ainsi avant Marc et Jean. Il est difficile d’expliquer ce témoignage autrement que par une tradition positive.

Il ressort d’un passage de Tertullien que c’était de son temps une opinion admise par plusieurs, que « l’écrit de Luc devait être attribué à Paul lui-même. » C’était sans doute une manière défectueuse de formuler une vraie relation morale.

Nous trouvons enfin chez saint Jérôme le passage suivant : « Luc, médecin syrien, originaire d’Antioche, disciple de l’apôtre Paul, composa son livre dans les contrées de l’Achaïe et de la Béotie. » D’où ce Père a-t-il tiré cette indication ? Lui-même raconte que Luc fut inhumé à Constantinople, où ses cendres furent transportées avec celles de l’apôtre André, la vingtième année du règne de Constance ; il devait donc savoir que c’était des contrées indiquées que l’on avait apporté dans cette capitale les restes de ces deux serviteurs de Christ.

Il résulterait de ces quelques renseignements que l’œuvre de Luc a été composée en Grèce, peu avant celle de Marc, par conséquent entre 60 et 64, à la même époque où fut rédigé l’évangile de Matthieu, et qu’il y a entre cet écrit et l’apostolat de saint Paul un rapport analogue à celui que nous avons constaté entre le second évangile et le ministère de Pierre, ou entre le premier évangile et le ministère de Matthieu.

2. Ces résultats s’accordent-ils avec ceux auxquels nous conduit l’étude de l’évangile lui-même ?

Quant à la destination de ce livre, il a certainement été écrit en vue du monde grec et probablement aussi dans le milieu grec. On le reconnaît d’abord au préambule, dans lequel l’auteur rend compte de sa méthode et de son but. Ce prologue est entièrement semblable à ceux des grands historiens grecs, en particulier d’Hérodote et de Thucydide. On ne trouve rien de pareil chez les deux autres synoptiques. — L’homme haut placé auquel l’ouvrage est dédié, se nomme Théophile. Quoique parfois employé chez les Juifs, ce nom d’origine grecque fait présumer que ce seigneur était un Hellène. Ajoutons qu’en lui offrant son ouvrage, saint Luc ne pensait pas seulement à l’emploi qu’il en ferait personnellement. La publication d’un ouvrage était alors une affaire plus coûteuse qu’aujourd’hui ; car chaque exemplaire était copié à la main. En acceptant le manuscrit qui lui était dédié, le riche Théophile devenait ce qu’on appelait le patron, nous dirions aujourd’hui le parrain du livre. Il se chargeait de le faire connaître, d’en faire confectionner des copies et de les répandre dans le cercle des personnes qui l’entouraient et qui appartenaient à la même nation que lui.

[L’antique roman judéo-chrétien, intitulé Reconnaissances clémentines, de l’an 160 environ, fait de Théophile un grand seigneur d’Antioche, qui, après avoir entendu la prédication de Pierre, fit don à l’église d’un lieu de culte.]

Enfin le caractère de la narration convient merveilleusement à la tournure de l’esprit grec. « Le Juif, dit saint Paul, demande des miracles, mais le Grec cherche la sagesse. » Un ensemble bien lié, une histoire clairement graduée et rationnellement progressive, un enchaînement facilement saisissable de causes et d’effets, voilà pour l’esprit grec les vraies pièces de conviction. Or c’est précisément une démonstration de ce genre qui ressort du troisième évangile. Et le préambule fait même comprendre que telle était l’intention réfléchie de l’auteur. « Il m’a semblé bon, très excellent Théophile, après m’être informé exactement de toutes ces choses dès leur origine, de te les écrire par ordre, afin que tu puisses reconnaître la vérité des enseignements que tu as reçus. » Luc remonte seul aux premiers commencements de cette divine histoire, à la double naissance de Jean et de Jésus. Il nous fait assister, comme aucun autre évangéliste, au développement réellement humain de l’enfance, puis de la jeunesse de Jésus. Même dans les événements les plus miraculeux de sa vie, comme le baptême et la transfiguration, il fait ressortir avec soin le facteur humain, que l’on pourrait appeler naturel, la prière de Jésus. Du jour où Jésus appelle ses quatre premiers disciples (ch. 5) à celui où il nomme ses douze apôtres (ch. 6), de celui-ci jusqu’au jour où il envoie pour la première fois évangéliser (ch. 9), enfin depuis ce dernier jusqu’à celui où il organise une mission plus considérable, celle des soixante et dix disciples (ch. 10), on voit l’œuvre de Jésus grandir progressivement, comme il avait grandi lui-même en sagesse et en stature. Cette croissance organique de sa personne et de son œuvre est en même temps la préparation de la formation et du développement de l’église, son corps spirituel ici-bas. C’est ainsi que les Actes apparaissent comme la continuation naturelle de notre troisième évangile. De Nazareth à Capernaüm, de Capernaüm à Jérusalem, voilà l’évangile ; de Jérusalem à Antioche, d’Antioche à Rome, voilà les Actes. Il y a là une marche non interrompue, propre à satisfaire pleinement l’intelligence du lecteur qui cherche à se rendre compte de l’établissement de l’œuvre chrétienne. Cette continuité fait l’unité des deux parties de l’ouvrage de Luc. C’est ainsi qu’en travaillant pour le peuple doué plus que tous les autres du sens historique, cet écrivain est devenu lui-même le vrai historien de la vie et de l’œuvre de Jésus-Christ.

Il n’est pas moins évident que cet auteur a été l’un des amis et collaborateurs de l’apôtre des Gentils. Il se range, dans le préambule, non au nombre des apôtres, mais parmi les croyants qui doivent leur connaissance évangélique à ces premiers témoins et ministres de la Parole. Et autour duquel d’entre eux gravitait-il ?

L’analogie si remarquable que l’on constate entre le récit que nous fait Luc de l’institution de la sainte Cène et celui que Paul nous a transmis de ce fait (1 Corinthiens 11) est déjà un indice significatif. Le rapport entre les apparitions de Jésus ressuscité, racontées dans le 24e chapitre de Luc, et celles qu’énumère Paul dans le 15e de la première aux Corinthiens, en particulier la mention de celle qui fut accordée à Pierre et dont il n’est parlé que dans ces deux écrits, est un signe non moins évident de la relation qui unissait à l’apôtre Paul l’auteur de notre récit.

Et qu’est le troisième évangile tout entier sinon un solide fondement historique, destiné à porter l’édifice élevé par Paul ? Deux principes constituaient la prédication de cet apôtre : la gratuité parfaite du salut offert en Jésus et la destination universelle de ce salut. Or que signifient les traits et les paroles de la vie et de l’enseignement de Jésus, que nous a spécialement conservés saint Luc ? Les anges le saluent à sa naissance non seulement du titre de Christ, mais de celui de Sauveur. Ils célèbrent la bienveillance de Dieu, non envers les Juifs, mais envers les hommes. La généalogie de Jésus, au ch. 3, remonte non jusqu’à Abraham seulement, mais jusqu’à Adam, le père de toute l’humanité. Au ch. 4, Jésus s’annonce et se prêche lui-même, d’après Esaïe, comme celui qui vient guérir ceux qui ont le cœur brisé. « Mon fils, ma fille, tes péchés te sont pardonnés, ta foi t’a sauvé, » voilà son langage, soit qu’il s’adresse au paralytique déposé à ses pieds, ou à la pécheresse qui les baigne de ses larmes, ou à la femme malade qui s’est enhardie à toucher le bord de son vêtement. Les paraboles que Luc affectionne particulièrement ne sont pas celles dans lesquelles se déroule le grand tableau historique du royaume des cieux sur la terre. Ce sont celles qui nous représentent les scènes intimes dans lesquelles les compassions divines se rencontrent avec la foi du pécheur : celle de la brebis perdue, que le berger retrouve et rapporte sur son épaule, celle de la drachme perdue que la femme cherche jusque dans les balayures, celle du fils repentant que l’amour paternel réintègre sans délai ni condition dans sa position filiale, celle du péager, dont tout le culte consiste à se frapper la poitrine et qui s’en retourne justifié dans sa maison. Parmi les paroles de Jésus sur la croix, Luc rapporte sa prière pour ses bourreaux et sa miséricordieuse réponse à la prière du larron croyant. La dernière scène décrite par l’évangéliste est celle de Jésus bénissant ses apôtres en montant au ciel, semblable au grand sacrificateur bénissant de l’autel le peuple assemblé.

Tous ces traits, qui forment l’apanage spécial de Luc, nous disent une chose : c’est que le salut par grâce, par la foi, tel que l’annonçait saint Paul (Éphésiens 2.8), était bien la pensée de Christ lui-même, et que l’œuvre de l’apôtre des Gentils n’était que le prolongement des lignes qu’avait commencé à tracer la main du Maître.

Si le premier évangile est le traité de la souveraineté messianique de Jésus sur Israël, le troisième est le traité du droit des païens à participer au salut opéré par Christ. Un tel évangile n’a pu provenir que du cercle qui entourait saint Paul dans sa mission. Pour obtenir ce que Paul appelle son évangile il n’y avait plus qu’à transformer les faits de la vie de Jésus en corps de doctrine.

On pourrait même, abstraction faite de toute tradition, parvenir à découvrir celui des collaborateurs de saint Paul auquel doit être attribué cet écrit, et cela au moyen des deux indices suivants : 1° – L’auteur des Actes ayant adopté la forme nous pour les cas où il veut indiquer sans se nommer sa présence dans les scènes racontées, il résulte de là qu’il ne saurait être l’un des compagnons de Paul nommément désignés dans le récit (Barnabas, Silas, Timothée, etc. ; comparez surtout Actes 20.4-5). 2° – Paul donne à Luc, Colossiens 4.14, le titre de médecin ; or, cette profession supposait alors, non moins qu’aujourd’hui, des études scientifiques et littéraires ; et cette qualité d’homme savant et lettré est précisément celle qui caractérise d’une manière remarquable l’auteur de notre troisième évangile entre tous les autres écrivains sacrés.

Mais on pourrait objecter que cet écrit est peut-être une composition artificielle, inspirée justement par le désir d’appuyer la prédication et l’œuvre de l’apôtre ? Non, un fait rend témoignage du vrai mode de composition de cet écrit et suffirait à démontrer l’esprit de fidélité historique qui a présidé à ce travail ; c’est la diversité complète de style entre les quatre premiers versets (Luc 1.1-4) et la suite du livre dès le v. 5. Le préambule, versets 1 à 4, est écrit dans le style grec le plus pur et le plus classique ; ce style, nous ne le retrouvons que vers la fin du livre des Actes. Quant à tout le reste de l’évangile, dès le v. 5, et à la première partie des Actes, la langue en est plus ou moins chargée d’araméismest. Cette variété de style ne peut s’expliquer que d’une façon : c’est que dans le préambule de l’évangile et dans la seconde moitié des Actes, en racontant ce qu’il a vu et entendu lui-même, l’auteur écrit à sa manière et dans sa propre langue, tandis que dans tout le reste de l’évangile et dans la première moitié des Actes, il a consulté ou reproduit des documents écrits, soit araméens, soit traduits. C’est du reste ce que nous devrions déjà conclure de sa propre déclaration Luc 1.1-2, qui nous apprend qu’au moment où il composait, il existait déjà un grand nombre de travaux écrits sur le ministère de Jésus :

t – Termes et tournures empruntés à la langue araméenne, voisine de l’hébreu, que parlaient les Juifs à cette époque.

« Puisqu’il est de fait que plusieurs se sont mis à œuvre pour composer une narration suivie des événements accomplis au milieu de nous, conformément au récit que nous en ont fait ceux qui en ont été dès le commencement les témoins oculaires. »

Il est clair qu’il avait en mains plus d’un de ces ouvrages et qu’il s’en servait pour composer le sien. Et comme ces documents étaient, selon Luc lui-même, la rédaction d’une tradition émanant des apôtres, ils devaient naturellement être rédigés dans la langue que parlaient les Douze ou sous l’influence de cette langue. Même s’ils étaient déjà traduits en grec, ils ne pouvaient manquer de porter l’empreinte de cette tradition primitive. Nous constatons donc ici chez notre troisième évangéliste l’emploi de documents écrits. Il n’est pas impossible du reste que Luc ait composé certaines parties de son récit uniquement d’après les informations orales qu’il avait recueillies ; et cela expliquerait pourquoi, dans de nombreux passages, son style a une saveur araméenne beaucoup moins prononcée que dans d’autres.

Quelle a été la date du travail de Luc ? La plupart des critiques actuels, s’appuyant sur la distinction qui ressort assez nettement dans cet évangile entre l’époque de la ruine de Jérusalem et celle de la fin du monde, et sur le fait que notre auteur intercale entre ces deux événements toute une période qu’il appelle les temps des Gentils (Luc 21.24) concluent de là que la composition de notre troisième évangile n’a eu lieu que quelque temps après la destruction de l’État juif, entre les années 70 et 80. D’autres descendent même jusqu’à l’an 100 ou 110, ou encore plus bas. Il serait impossible, dans ce dernier cas, de se rendre compte de l’admirable pureté des narrations renfermées dans cet écrit, qui contraste si fort avec le caractère légendaire et déjà si équivoque de plusieurs des traditions que nous transmettent sur la vie de Jésus les Pères mêmes du iie siècle, un Papias, un Justin, un Irénée. Il le serait bien davantage encore d’expliquer comment, à une époque si tardive, un auteur quelconque aurait pu rétablir si exactement les circonstances qui ont donné lieu à certaines paroles de Jésus, et qui en font si bien ressortir le merveilleux à propos. Nous devrions citer tout l’évangile de Luc en le rapprochant des grands corps de discours que nous avons remarqués dans celui de Matthieu ; nous nous contentons de renvoyer aux quelques traits déjà cités. Il est impossible de lire des récits tels que ceux du retour des septante disciples (ch. 10), de l’entrée de Jésus à Jérusalem (ch. 19), de la femme pleurant aux pieds de Jésus (ch. 7), du brigand converti (ch. 23), et de l’apparition aux deux disciples d’Emmaüs (ch. 24), sans sentir qu’ils ont été puisés à une source parfaitement inaltérée.

Quant à la distinction, dans les discours de Jésus, chez Luc, entre la ruine de Jérusalem et la fin du monde, elle n’est point, comme on le prétend, une raison de croire que notre évangile a été écrit un certain temps après le premier de ces événements. Car enfin, nous possédons, dans de nombreuses paroles de Jésus, la preuve qu’il distinguait lui-même clairement l’un de l’autre ces deux faits à venir. Il annonce plusieurs fois la ruine de Jérusalem comme devant avoir lieu durant le temps de la génération contemporaine, (Marc 13.30 et parallèles ; Matthieu 10.23 ; Luc 11.49-51) tandis que, quand il parle de la fin du monde, il déclare que ce jour n’est connu « ni des anges, ni même du Fils, mais du Père seul. » (Marc 13.32 ; Matthieu 24.36) Il paraît même le renvoyer à un avenir assez reculé, lorsqu’il dit qu’auparavant l’Évangile doit être prêché dans tout le monde, que l’époux ne viendra qu’à minuit, quand personne ne l’attendra plus, ou même au matin, etc., etc. Jésus a donc réellement distingué lui-même ces deux événements dans ses discours ; et si nous les trouvons distingués aussi dans Luc, pourquoi ne pas voir là un nouvel exemple de l’exactitude avec laquelle cet évangéliste a reproduit les discours de Jésus, remettant à leur place les éléments divers que le premier évangéliste a groupés et rassemblés, parce que l’un cherchait la précision historique, tandis que l’autre ne s’attachait qu’à la vérité didactique ?

Si, comme nous croyons l’avoir démontré dans un autre ouvrage (mon Commentaire sur Saint-Luc), Luc n’a eu en mains ni notre Matthieu canonique, ni l’écrit de Marc, mais si, ainsi qu’il le dit lui-même, il a puisé à la source de la tradition apostolique, soit orale, soit diversement rédigée, son ouvrage doit avoir paru à peu près à la même date que les deux autres. Autrement il eût certainement connu et employé des écrits de cette importance. Cette circonstance confirme le fait déjà constaté de la composition de notre troisième évangile dans les années 63 à 64, vers l’époque où parurent aussi, comme nous l’avons vu et comme nous l’ont transmis les Pères, ceux de Marc et de Matthieu.

Les Pères étaient sans doute des hommes faillibles, des hommes se montrant parfois peu intelligents et peu instruits ; mais c’étaient des hommes graves, sincères, pieux, qui, pour la plupart (c’est le cas de Polycarpe, de Papias, de Justin Martyr, etc.), ont donné leur vie pour la profession de leur foi. Ils pouvaient se tromper ou être trompés ; mais ils ne parlaient pas à la légère et sans avoir quelque garantie sérieuse en faveur des choses qu’ils affirmaient sur des sujets qui leur tenaient si profondément à cœur.

En réunissant tous les indices que nous venons de mentionner, nous pouvons donc nous faire une idée assez claire, et probablement pas très éloignée de la vérité, de l’origine de notre troisième évangile. Nous savons par le livre des Actes qu’en l’an 59, lorsque Paul arriva à Jérusalem immédiatement avant son arrestation, Luc y arriva avec lui. Nous savons aussi que lorsque, deux ans après, cet apôtre partit de Césarée pour Rome, Luc fut son compagnon de voyage et partagea avec lui les dangers du naufrage auquel aboutit cette traversée.

[Actes 21.17 : « Lorsque nous fûmes arrivés à Jérusalem, les frères nous reçurent cordialement. » Actes 22.1 : « Lorsqu’il eut été décidé que nous nous embarquerions pour l’Italie…, etc.]

Il est donc vraisemblable que Luc passa avec Paul en Palestine les deux années qui séparèrent cette arrivée et ce départ, et que ce fut alors qu’il eut l’occasion de prendre les informations et de rassembler les matériaux nécessaires à la composition de son évangile. De Césarée, où l’apôtre était captif, il n’y avait que deux journées de chemin jusqu’aux lieux qui avaient été le principal théâtre du ministère de Jésus, jusqu’aux bords du lac de Génézareth. Semblable à l’abeille qui s’en va butiner dans la prairie et qui revient élaborer dans sa ruche les rayons de miel, il recueillait sans doute, dans ses courses, les informations qu’il se proposait plus tard d’utiliser (Luc 1.3 : « Après m’être informé de tout exactement ») et préparait, de concert peut-être avec l’apôtre lui-même, cet admirable travail auquel il ne mit la dernière main que plus tard, peut-être à Antioche, sa patrie, vers la fin de la captivité de l’apôtre à Rome, en 63. Car il doit avoir quitté cette capitale pendant que Paul était encore en prison.

[L’apôtre ne salue pas de la part de Luc dans l’épître aux Philippiens, comme dans celles (un peu antérieures) adressées de Rome aux Colossiens et à Philémon ; et cependant il connaissait bien les membres de cette église où il doit avoir passé plusieurs années après sa fondation ; car il y resta depuis le départ de Paul (Actes 16.40) jusqu’à son passage dans cette ville, (Actes 20.6).]

Après avoir étudié l’origine de chacun des synoptiques en particulier, nous devons chercher encore à nous rendre compte de leurs rapports. De nombreux liens les unissent. Même division générale : le ministère galiléen et la Passion à Jérusalem. Mêmes séries de récits dans un assez grand nombre de cas ; nous n’en citerons que deux exemples : la relation qu’établissent les trois écrits entre le voyage de Gadara, la guérison de la femme malade et la résurrection de la fille de Jaïrus ; (Matthieu 8.23-9.26 ; Marc 4.36-5.48 ; Luc 8.22-56) et le parallélisme à peu près complet entre eux quant aux faits de la dernière partie du ministère galiléen. (Matthieu 16.13-18.35 ; Marc 8.27-9.51 ; Luc 9.18-50). Enfin, mêmes tournures de phrases, même choix d’expressions dans une foule innombrable de passages.

On a souvent pensé que ces ressemblances si frappantes devaient s’expliquer par l’emploi qu’aurait fait l’évangéliste postérieur de l’écrit de l’un ou de l’autre de ses devanciers. Mais comment arriverait-il que ce procédé de copiste, poussé parfois jusqu’à la littéralité la plus servile, fit place tout à coup à une indépendance de fond et de forme qui irait jusqu’à la contradiction, on pourrait dire jusqu’à l’usurpation complète ? Pourquoi, à côté de ces séries presque identiques, des transpositions, des suppressions ou des adjonctions de faits qui supposeraient chez l’évangéliste postérieur une défiance extraordinaire à l’égard du récit de son devancier, s’il l’avait eu sous les yeux ? Comment expliquer enfin dans le plan général une modification aussi considérable que celle par laquelle Luc intercale entre le ministère de Galilée et le séjour à Jérusalem tout un récit de voyage, comprenant dix chapitres, c’est-à-dire près de la moitié de son ouvrage, et qui reste presque sans analogue dans les deux autres évangiles ?

On s’est en conséquence demandé si, au lien d’expliquer la ressemblance par l’influence directe qu’un de ces récits aurait exercée sur les autres, il ne vaudrait pas mieux admettre qu’ils ont été puisés tous trois à des documents très semblables entre eux et déjà répandus dans l’église au moment de leur composition. Mais si ces écrits plus anciens, dont les trois évangélistes se seraient servis, se ressemblaient tellement qu’il fût possible d’expliquer par leur moyen l’identité même d’un si grand nombre d’expressions et de constructions dans nos trois évangiles, comment rendre compte par le même moyen des différences nombreuses et parfois si graves qui les distinguent ? Et si ces écrits antérieurs présentaient déjà des dissemblances aussi considérables, comment expliquer par leur emploi l’usage commun des termes les plus insignifiants ? On le voit, la difficulté n’est que reculée.

Quant à nous, nous sommes bien convaincu qu’il n’y a qu’un seul moyen d’expliquer ce mélange de ressemblance littérale et de dissemblance parfois considérable, qui fait de nos trois évangiles un phénomène unique dans toute l’histoire de la littérature. Saint Luc, énumérant les principes sur lesquels reposait l’union des membres de l’église de Jérusalem et qui faisaient de toute cette multitude un cœur et une âme, mentionne spécialement la doctrine des apôtres. (Actes 2.42) Il s’agissait évidemment du témoignage qu’ils rendaient à Jésus-Christ, de la narration qu’ils faisaient des événements principaux de sa vie, de l’exposé de ses enseignements plus ou moins systématiquement groupés ; tout cela, on le comprend, de vive voix uniquement. Cette évangélisation journalière était l’aliment de l’Église, son Nouveau Testament, — il n’y en avait pas d’autre à cette époque —, et comme on l’a dit, son ciel. Certains cycles de récits plus ou moins fixes durent se former alors ; c’étaient des séries de faits que l’on racontait volontiers dans une même instruction. Toute cette exposition était dominée par le sentiment d’un grand contraste, celui du ministère actif que Jésus avait accompli en Galilée et par lequel il avait fondé l’Église, et de l’issue tragique de sa vie terrestre en Judée. Ces récits, continuellement reproduits, par les apôtres d’abord, puis par les évangélistes formés à leur école, acquirent bientôt, comme toute narration fréquemment répétée par les mêmes bouches, une forme plus ou moins fixe et stéréotypée, et, malgré les variations qui résultaient nécessairement de l’individualité du narrateur et de la diversité des souvenirs personnels, le type primitif du récit apostolique marqua de son empreinte ferme et ineffaçable tout l’ensemble de cette tradition orale répandue dans les églises.

Ce type prit un caractère plus arrêté encore lorsque la tradition, après avoir circulé quelque temps sous la forme araméenne, fut jetée dans le moule de la langue grecque, en faveur des Juifs, très nombreux à Jérusalem et en Palestine, qui ne parlaient que cette dernière langue et qui, dès le commencement, étaient entrés en foule dans l’Église. (Actes 6.1-6) La distribution générale de la matière, les chaînes de récit déjà formées furent conservées. Certaines expressions grecques furent choisies et adoptées une fois pour toutes comme l’équivalent normal des termes araméens difficiles à traduire, dont Jésus s’était serviu.

u – Ainsi le terme grec épiousios que nous traduisons par quotidien., dans la quatrième demande de l’oraison dominicale.

Voilà, selon nous, le seul moyen d’expliquer la relation mystérieuse qui existe entre nos synoptiques et qui défie opiniâtrement depuis si longtemps les efforts de la critiquev. La tradition orale, ainsi formulée en araméen d’abord, puis en grec, possédait d’un côté une consistance suffisante pour que nous puissions nous expliquer, par son moyen, les ressemblances générales et de détail qu’on remarque encore dans sa triple rédaction canonique, et de l’autre côté aussi la souplesse et l’élasticité nécessaires pour que les dissemblances se présentent à nous comme un accident involontaire et non comme une protestation réfléchie de l’un des écrivains contre l’autre.

v – L’historien Gieseler a le mérite d’avoir le premier mis en relief ce moyen de solution.

Ce n’est que graduellement sans doute que la tradition orale fut mise par écrit. On commença probablement par rédiger certains écrits, certains discours particuliers. C’était un évangéliste qui désirait fixer dans sa mémoire la teneur d’un enseignement de Jésus, ou un auditeur qui voulait conserver exactement un trait de sa vie dont il avait entendu le récit.

Le moment arriva où ces petits écrits, devenus nombreux, furent réunis de manière à former des recueils de faits détachés. Tels étaient probablement les écrits auxquels fait allusion saint Luc dans les deux premiers versets de son préambulesw.

w – L’expression grecque dont Luc se sert (ἀνατάξασϑαι διήγησιν) est tout à fait propre à caractériser de telles compositions.

A ces évangiles rudimentaires ne tardèrent pas à succéder des compositions mieux ordonnées, comme les Logia de Matthieu et nos trois évangiles synoptiques, qui se distinguaient des premiers par un plan plus ferme et par la prépondérance d’une idée centrale ou d’une tendance dominante, formant l’unité du récit. Qu’on relise le préambule de Luc et l’on verra si cet exposé du cours des choses ne correspond pas à la marche tracée par l’évangéliste lui-même dans ce morceau remarquable :

  1. la tradition orale, provenant directement des apôtres, comme source première de tous les récits circulant dans l’église ;
  2. sa rédaction dans un assez grand nombre d’écrits qui n’atteignaient pas encore à la hauteur du sujet ;
  3. la rédaction de nos évangiles canoniques.

Cette étude des synoptiques nous conduit ainsi au résultat suivant :

Notre premier évangile contient la tradition apostolique primitive, travaillée et rédigée sous la forme spéciale sous laquelle la présentait l’apôtre Matthieu. Cette forme était caractérisée premièrement par les cinq grands enseignements, dans lesquels l’apôtre-péager avait résumé la doctrine de son Maître, et deuxièmement par la tendance à démontrer sa dignité de Messie, en faisant ressortir le rapport entre son histoire et les prophéties.

Le second évangile a pour contenu cette même tradition apostolique qui avait cours dès le commencement à Jérusalem et en Palestine ; mais elle se présente ici sous la forme en laquelle saint Pierre la répétait dans les églises, c’est-à-dire avec l’insertion libre et spontanée d’une foule de petits traits de détail que lui fournissaient au moment même ses souvenirs personnels, et que Marc recueillait avec empressement, en rédigeant ces récits.

Quoi de plus naturel, à ce point de vue, que les ressemblances frappantes que nous observons entre ces deux écrits qui reproduisent la même narration orale formulée en Palestine, et, en même temps, que toutes ces différences secondaires résultant de la diversité d’individualité et de situation des narrateurs !

L’évangile de Luc est une troisième branche sur le même tronc de l’évangélisation apostolique primitive, mais s’écartant bien plus des deux autres que celles-ci ne divergent entre elles. C’est que la rédaction de Luc ne provient pas directement de la tradition orale. Elle en est séparée par une élaboration intermédiaire, celle des écrits anecdotiques dont nous avons parlé d’après Luc lui-même et qui ont laissé leur cachet araméen fortement empreint dans les récits du troisième évangile. De plus, Luc a exercé une double critique sur la tradition reçue dans l’Église, d’abord en cherchant à la compléter à l’égard de certains faits particuliers, omis par elle ; puis en replaçant dans leur milieu naturel une foule de paroles de Jésus que la tradition avait groupées dans de grands corps d’enseignement. C’est ce que Luc dit lui-même dans les versets 3 et 4 de son préambule et ce que confirme tout son écrit.

Le premier évangile est donc un ouvrage de nature essentiellement liturgique, conformément à la tendance didactique de l’écrit primitif de Matthieu qui y a été inséré et qui demeure le trait saillant de sa physionomie.

Le second a plutôt un caractère anecdotique, c’est-à-dire à la fois plus familier et plus pittoresque, comme devaient être les récits d’un homme tel que Pierre, au jugement sûr et prompt, aux impressions vives, mais dont l’esprit n’avait pas subi l’action d’une haute culture intellectuelle.

Le troisième, et le troisième seul, mérite vraiment le nom d’histoire, dans le sens qu’avait pris ce mot chez le peuple grec, formé aux travaux élevés de l’intelligence. C’est un exposé gradué et critique des faits, propre à les mettre dans tout leur jour, et tel qu’on pouvait l’attendre d’un écrivain comme Luc, que sa profession de médecin avait initié aux procédés de la culture scientifique et littéraire de son temps.

La date que nous avons assignée à la composition de ces trois écrits (entre les années 60 et 70) convient parfaitement à la situation de l’Église en ce moment-là. C’était le temps où les rangs de la première génération, de chrétiens commençaient à s’éclaircir et où les porteurs de l’Évangile se dispersaient chez les nations pour disparaître bientôt les uns après les autres de la scène du monde. Comment n’aurait-on pas cherché à fixer alors par l’écriture les grands et saints souvenirs dont ces hommes étaient les dépositaires en quelque sorte officiels ? Si l’art de l’écriture n’eût pas encore existé, a dit Lange, on l’eût inventé à ce moment-là et pour cette tâche.

IV
L’évangile de saint jean

Saint Matthieu avait présenté l’apparition de Jésus au point de vue de ses relations avec le passé divin israélite. Saint Marc l’avait décrite simplement telle que l’avaient contemplée les premiers témoins, sans comparer le Christ à autre chose qu’à lui-même. Saint Luc avait vu s’ouvrir par elle un tout nouvel avenir, la conquête du monde païen par l’Évangile.

Tous les aspects semblaient épuisés : passé, présent, avenir, ne sont-ce pas là toutes les dimensions du temps ? S’il devait y avoir un quatrième évangile, et si cet écrit ne devait pas être, au moins quant à sa pensée fondamentale, la répétition de l’un des trois précédents, il devait trouver son point d’attache dans une sphère supérieure à celle du temps, dans celle de l’éternité. Tel est, en effet, le caractère spécial de l’évangile de Jean.

1. Commençons par rappeler les rapports que nous a transmis l’antiquité chrétienne sur l’origine de cet écrit, ainsi que les faits empruntés à la littérature du deuxième siècle qui peuvent nous éclairer sur cette question.

Irénée, qui avait vécu dans sa jeunesse en Asie Mineure auprès de Polycarpe, de Smyrne, l’ami et le disciple de Jean, écrit ce qui suit : « Après cela, Jean, le disciple du Seigneur qui avait reposé sur son sein, a, lui aussi, publié l’évangile pendant qu’il demeurait à Ephèse, en Asie. » Irénée rappelle en plusieurs endroits ce séjour de Jean en Asie, dont on a essayé, dans ces derniers temps, de contester la réalité. Tous les presbytes qui se sont rencontrés en Asie avec Jean, le disciple du Seigneur, déclarent que c’est lui qui leur a transmis ces choses ; car il a vécu là avec eux jusqu’aux temps de Trajan. On sait que cet empereur est monté sur le trône en l’an 98. Irénée ajoute que le but principal de Jean, en composant cet écrit, fut de combattre les fausses doctrines qui commençaient à se produire au sein des églises d’Asie.

Nous trouvons dans le fragment de Muratori, que nous avons déjà cité, le passage suivant : « Le quatrième évangile est de Jean. Jean, l’un des disciples, étant sollicité par ses condisciples et par ces coévêques, leur dit : Jeûnez avec moi ces trois jours, et nous nous communiquerons les uns aux autres ce qui aura été révélé à chacun. La nuit suivante, il fut révélé à André, l’un d’entre les apôtres, que Jean devait tout écrire en son propre nom, tous les autres devant contrôler ce qu’il aurait écrit… Qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que Jean dise dans ses épîtres en parlant de lui-même : « Ce que nous avons vu de nos yeux et entendu de nos oreilles et ce que nos mains ont touché, c’est là ce que nous vous annonçons. » Par là, il se déclare lui-même, non seulement le témoin oculaire et auriculaire, mais encore l’écrivain (scriptorem) de tous les faits admirables du Seigneur. » Le rôle que jouent dans ce récit quelques autres apôtres, nommément André, est remarquable. C’est la tradition qui doit avoir fourni cette donnée.

Clément d’Alexandrie raconte ce qui suit, toujours d’après la tradition que les presbytes s’étaient transmise jusqu’à lui : « Jean, le dernier, ayant remarqué que les choses corporelles (les faits extérieurs de la vie du Seigneur) étaient signalées dans les évangiles, à l’instigation des notables et poussé par l’Esprit, composa un évangile spirituel. » Par les évangiles il entend évidemment nos trois synoptiques dont il vient de raconter l’origine ; et par l’expression d’évangile spirituel il entend l’écrit destiné à initier l’église à l’esprit des faits plutôt encore qu’aux faits eux-mêmes.

A ces rapports passablement détaillés, il faut joindre une série de faits appartenant à l’histoire ecclésiastique du deuxième siècle et qui tous confirment la diffusion considérable et l’autorité vraiment apostolique de notre évangile à cette époque. C’est ainsi que nous constatons les traces, plus ou moins distinctes, de son influence dans les lettres les plus certainement authentiques d’Ignace, dans l’épître à Diognète, dans le Pasteur d’Hermas et surtout dans les écrits de Justin Martyrex. Tous ces ouvrages appartiennent à l’Église orthodoxe. Mais cette influence apparaît plus évidente encore chez les sectes des tendances les plus opposées ; chez le gnostique Basilide, dont les ouvrages renfermaient plusieurs citations expresses de Jean ; chez son successeur Valentin, dont tout le système était, comme l’a dit Bunsen, construit avec des matériaux empruntés au prologue de Jean et dont le principal disciple, Héracléon, écrivit un commentaire complet sur notre évangile ; chez Marcion, hérétique gnostique d’un tout autre genre, qui opposait absolument l’Évangile à la loi, la nouvelle alliance à l’ancienne, et dont les lettres, au rapport de Tertullien, attestaient qu’il reconnaissait notre évangile comme œuvre de Jean, toutefois sans lui accorder autorité, précisément parce qu’il envisageait son auteur comme entaché de judaïsme ; chez le parti judéo-chrétien essénien, d’où est sorti le livre fameux des Homélies clémentines, livre dans lequel notre quatrième évangile est plus d’une fois cité. Il est à remarquer que ce parti constituait l’antipode ecclésiastique de Marcion et des gnostiques précédemment nommés et qu’il s’accordait pourtant avec eux dans la reconnaissance de l’évangile de Jean. Une petite secte paraît seule avoir combattu l’authenticité de notre évangile, celle qui a reçu plus tard d’Epiphane le nom d’Alogesy. Mais ce rejet lui-même renferme un témoignage indirect en faveur de cet écrit ; car ces gens l’attribuaient à Cérinthe, l’adversaire bien connu de Jean à Ephèse ; ce qui prouve que dans leur conviction il avait réellement été composé dans cette ville et au temps de l’apôtre.

x – Keim ne croit pas pouvoir contester les traces de l’emploi du quatrième évangile dans tous ces récits échelonnés dans la première moitié du deuxième siècle ; il croit même les découvrir dans l’épître dite de Barnabas, que nous ne citons pas. Keim n’est pas suspect de partialité orthodoxe.

y – Qui ne croient pas au divin Logos, et en même temps par un jeu de mot : Qui sont destitués de raison.

Il serait difficile de comprendre comment tous ces rapports si détaillés auraient pu être fabriqués et adoptés sans contestation par l’église entière, et comment tant d’écrivains orthodoxes ou hérétiques, appartenant aux tendances les plus diverses, auraient pu accorder à notre évangile une si absolue créance, si une tradition très solide n’eût pas été le fondement de cette conviction générale de son origine apostolique.

Le résultat de cet exposé sommaire est, premièrement, que notre quatrième évangile a été composé par l’apôtre Jean ; deuxièmement qu’il l’a été en Asie Mineure pendant la dernière partie de la vie de cet apôtre, au sein des nombreuses églises fondées par saint Paul, et dans le but d’élever ces anciens païens à une hauteur de foi digne du divin objet de l’adoration chrétienne ; troisièmement qu’il l’a été à l’instigation des évêques de ces églises et même de quelques collègues de Jean dans l’apostolat, spécialement d’André, qui séjournaient alors dans ces contrées ; quatrièmement que Jean, en composant ce récit du ministère de Jésus, avait sous les yeux les trois premiers évangiles déjà répandus dans l’église.

2. C’est maintenant à l’étude de cet écrit à nous dire jusqu’à quel point nous pouvons nous fier à ces données fournies par l’histoire ecclésiastique.

La destination du quatrième évangile à des églises déjà avancées et parfaitement instruites des événements du ministère de Jésus, est un fait qu’il n’est pas difficile de constater. Comment l’historien pourrait-il parler des Douze, ainsi qu’il le fait (Jean 6.70), comme de personnages connus, sans avoir dit un mot de leur élection ? Comment omettrait-il, entre le retour de Jésus en Galilée (Jean 4.42) et son séjour en Judée (Jean 5.1), deux mois entiers ; puis, entre ce séjour et le miracle de la multiplication des pains (Jean 6.1), tout un mois ; de nouveau, entre ce dernier fait et le départ pour Jérusalem (Jean 7.1 et suivants), près de huit mois ; et enfin, entre ce voyage et le suivant à la fête de la Dédicace (Jean 10.22), plus de deux mois sans raconter quoi que ce soit de tous ces intervalles, s’il ne supposait pas connus de ses lecteurs tous les faits du ministère galiléen qui remplissent ce cadre, et cela par les récits des synoptiques ? Comment, (Jean 11.1), désignerait-il Béthanie comme le bourg de Marie et de Marthe, sa sœur, tandis qu’il n’avait point encore nommé ces deux personnes ? Comment (Jean 11.2), désignerait-il Marie comme la femme qui avait oint le Seigneur de parfum, tandis qu’il n’avait point encore raconté ce trait ? On constate d’un bout à l’autre du livre, que l’auteur suppose l’histoire de Jésus connue des lecteurs, et qu’il veut uniquement faire ressortir certains faits ou discours omis dans la tradition, ou les replacer sous leur vrai jour.

Les églises auxquelles cet évangile est destiné appartenaient à la gentilité. Car l’auteur non seulement aime à faire ressortir tout particulièrement le rôle des Hellènes dans le ministère de Jésus (Jean 7.35 ; 12.20) mais encore il donne des explications sur les mœurs juives (Jean 2.6 ; 4.9 ; 19.40) et traduit à deux reprises le terme hébreu de Messie par le terme grec de Christ. (Jean 1.41 ; 4.25)

Enfin ces Grecs, c’est en Asie-Mineure, et non dans la Grèce proprement dite, qu’il faut les chercher. Car c’est plutôt en Asie qu’avaient cours les théories auxquelles l’évangéliste fait allusion dans son prologue, quand il invite ses lecteurs à voir en Jésus l’apparition du Logos ou Verbe divin. N’est-ce pas également aux églises de ces contrées que Paul, dans les épîtres aux Ephésiens et aux Colossiens, a exposé plus particulièrement la divinité de la personne du Christ, parce que c’était dans cette région de l’Église que s’agitaient déjà alors les questions relatives à ce grand sujet ? La destination de notre évangile aux églises de l’Asie-Mineure ne saurait donc être révoquée en doute. Ajoutons que la destination de la première épître de Jean aux églises d’Asie ressort clairement de la nature de la fausse doctrine qui y est combattue, celle de Cérinthe.

Le but que se proposait l’auteur se trouve formulé de sa propre main au ch. 20, dans les versets 30 et 31. Il a voulu, par ces quelques traits choisis dans l’histoire de son Maître, amener ses lecteurs à croire parfaitement en lui, comme Christ et comme Fils de Dieu, et à posséder par lui la vie. Pour cela les évangiles déjà répandus ne lui paraissaient pas suffisants. Sous le rapport même de l’histoire, il y trouvait des choses à compléter : une année presque entière d’activité en Judée, avant le moment où a commencé ce ministère galiléen, dont les évangiles Synoptiques font l’objet principal de leur récit ; puis, quatre séjours à Jérusalem et une visite à Béthanie, avant son dernier séjour dans la capitale, voyages qu’avaient complètement omis les synoptiques. Voilà des lacunes historiques qu’il tenait à combler. A ces omissions s’en rattachaient d’autres plus graves. C’était presque toujours à l’occasion des grandes des fêtes de la nation que Jésus avait prononcé ces discours importants sur sa personne, dans lesquels il avait spiritualisé les symboles de l’ancienne alliance pour se les appliquer à lui-même. Or, si l’on excepte le grand discours sur le pain de vie (Jean 6), discours prononcé en Galilée à l’occasion d’une fête de Pâques célébrée dans cette contrée, c’était à Jérusalem qu’il s’était rendu à lui-même tous ces grands témoignages messianiques.

A la fête de Pâques, ch. 2, l’entretien avec Nicodème ; à la fête de Purim, ch. 5, le discours sur ses relations avec le Père ; à la fête des Tabernacles, ch. 7 v. 10, le discours sur la source d’eau vive ; à la fête de la Dédicace, ch. 10 v. 22 le discours sur le thème : « Moi et le Père. »

La tradition orale n’en avait conservé que de faibles traces, aussi bien que des séjours mêmes à Jérusalem. Elle avait naturellement gardé plutôt les souvenirs des prédications populaires et des entretiens familiers qui avaient rempli le ministère de Jésus dans les bourgades et les campagnes de Galilée. Il importait donc de conserver à l’Église ces trésors qu’elle courait risque de perdre pour toujours, et de reproduire à ses yeux d’une manière ineffaçable ces manifestations de la conscience de Christ, telles qu’elles s’étaient profondément gravées dans le cœur du disciple bien-aimé. Par là seulement tout croyant pouvait être amené à répéter cette profession parfaite sortie de la bouche de Thomas et qui est le dernier mot du quatrième évangile : « Mon Seigneur et mon Dieu ! »

Voilà le but positif de notre évangile. Et par là, en même temps, l’auteur faisait indirectement tomber toutes les erreurs qui commençaient à se produire en Asie touchant la personne du Seigneur : celle des disciples de Jean-Baptiste, qui mettaient leur maître au-dessus de Jésus ; celle des Ebionites, qui ne voyaient en Jésus que le fils de Joseph et de Marie, élevé à la dignité de Messie ; celle de Cérinthe, qui faisait de Jésus un simple homme auquel s’était uni, à un certain moment de sa vie, le Christ céleste ; celle des hérétiques appelés Docètes, qui prétendaient que le corps de Christ n’avait été qu’une simple apparence. Tous ces faux systèmes croulaient devant cette parole dont notre évangile tout entier est la démonstration : la parole a été faite chair. La perfection de la vie divine a été réalisée sous forme de l’infirmité humaine ; l’abîme entre l’infini et le fini a été pratiquement comblé, et ce Logos des philosophes, qu’ils n’entrevoyaient qu’à travers les nuages de leur spéculation, est devenu pour la foi un être contemplé, connu, possédé. Tel a été le Jésus de l’histoire ; tel est le Jésus de Jean : un être aussi complètement humain que complètement divin.

On a souvent prétendu que le Jésus de Jean n’était pas un être réellement humain. Rien de plus faux. S’il y a un vrai fils de l’homme, c’est le Jésus du quatrième évangile. Il s’assied exténué de fatigue au bord du puits de Jacob ; il frémit en voyant ses amis pleurer ; il pleure lui-même devant la tombe de son ami ; son âme se trouble à la pensée de son prochain supplice. (Jean 4.6 ; 11.33-35 ; 12.27) Le Jésus de Jean est chair de part en part.

Quel est l’auteur auquel nous devons attribuer un pareil tableau ? Il se donne lui-même pour l’un des témoins oculaires de la vie de Jésus. « Nous avons contemplé sa gloire, » dit-il Jean 1.14 ; et si l’on pouvait douter du sens littéral de ce mot contempler, la question serait tranchée par cette autre parole de l’auteur Jean 19.35 : Celui qui l’a vu en a rendu témoignage ; et il sait qu’il dit vrai ; et par ce préambule de la première lettre du même auteur : « Ce que nous avons ouï, ce que nous avons vu de nos yeux et que nous avons contemplé, et que nos mains ont touché, de la Parole de vie, c’est ce que nous vous annonçons. » (1 Jean 1.1-3) Ou celui qui parle ainsi est un audacieux imposteur, ou il a été témoin lui-même de ce qu’il raconte. Or, il n’est point si aisé de faire de l’ouvrage le plus saint qui soit sorti d’une plume humaine un long acte de faux. Il y a des contradictions morales qui sont des obstacles aussi infranchissables que les contradictions logiques.

La réalité de cette qualité de témoin que s’attribue l’auteur ressort d’ailleurs de la position souveraine qu’il prend à l’égard de la tradition reçue dans l’Église et rédigée dans nos synoptiques. Il n’hésite pas à rectifier un malentendu que devait faire naître leur récit, par exemple quand il dit (Jean 3.24) : « Car Jean [Baptiste] n’avait pas encore été mis en prison, » allusion évidente à cette parole de Matthieu 4.12 : « Or Jésus ayant appris que Jean avait été mis en prison, se retira en Galilée, » et au passage parallèle de Marc, d’où il paraissait ressortir que Jésus n’était revenu de Judée en Galilée pour y commencer son ministère qu’après l’arrestation de Jean-Baptiste. Même position indépendante à l’égard des nombreux séjours à Jérusalem, que n’avaient point racontés les synoptiques, et relativement au jour de la mort du Christ, qui était indiqué chez eux sans précision suffisante, etc., etc. Dans tous ces cas, l’auteur du quatrième évangile parle en homme qui connaît les choses mieux que tout autre et qui sait que son témoignage personnel sera admis sans contestation dans toute l’Église, lors même qu’il ne s’accorde par de tous points avec la tradition reçue. Cette position, prise hardiment en face des synoptiques eux-mêmes, serait incompréhensible chez tout autre qu’un témoin, qu’un apôtre.

Faisons encore un pas. Cet apôtre ne peut être que le disciple que Jésus aimait. Le disciple ainsi désigné est souvent mentionné dans le récit, mais sans que son nom soit jamais indiqué. Comment se fait-il que, tandis que l’auteur nomme sans scrupule tous les autres apôtres, il étende constamment sur celui-ci le voile de l’anonymat ? Remarquons de plus que tous les récits où est mis en scène ce disciple non nommé ont un caractère autobiographique bien marqué. Ainsi le passage Jean 1.37-41, où est racontée sa vocation ; ainsi surtout le récit Jean 20.1-9, où est décrite la manière dont se forma chez lui la foi à la résurrection de Jésus, par la simple vue du suaire plié et déposé à part. Ce trait, qui appartenait à la vie intime du disciple que Jésus aimait, est raconté par l’auteur à la troisième personne du singulier : « il vit, et il crut, » v. 8, tandis que dans ce qui précède (versets 3 et 4) et même dans ce qui suit (v. 9), il parle à la troisième personne du pluriel de ce qui se rapporte à la fois à Pierre, son compagnon, et à lui. On comprend par là que Pierre ne parvint pas si promptement à la même foi ; il fallut pour cela un autre moyen, l’apparition de Jésus dont il est parlé ailleurs (Luc 24.34).

Il est un autre trait remarquable. L’auteur du quatrième évangile, d’après Jean 19.35, était au pied de la croix quand Jésus expira. Or, aucun autre disciple ne nous est indiqué dans cet évangile comme ayant assisté au supplice de Jésus(v. 24) ; l’identité de ces deux personnages ressort de ce rapprochement. Ce sont ces traits qui ont forcé Baur lui-même à reconnaître non que l’auteur est le disciple que Jésus aimait, mais qu’il a voulu se faire passer pour tel.

Enfin, l’auteur ne peut être qu’un des fils de Zébédée. Cela ressort d’abord de ce que non seulement Jean, mais son frère Jacques et leur mère Salomé, qui jouent tous un rôle plus ou moins important dans les autres évangiles, ne sont point désignés nommément dans celui-ci. Cela résulte ensuite du passage Jean 21.2 ; si ce récit du ch. 21 n’est pas de la plume de l’auteur, il est dû, en tout cas, à une tradition émanant de lui. Or, dans cette énumération, les fils de Zébédée sont placés à la suite des autres apôtres présents (Simon Pierre, Thomas, Nathanaël). Et l’on sait que dans toutes les listes apostoliques Jean et Jacques sont constamment placés en tête des Douze avec Pierre et André. Il y a là un indice significatif que c’est de l’un des deux que provient ce récit, en d’autres termes qu’il provient de Jean, puisque Jacques, l’autre fils de Zébédée est mort de trop bonne heure (Actes 12) pour que cet évangile puisse lui être attribué.

Ce résultat de l’étude du livre lui-même est confirmé par l’attestation très remarquable qui le termine. Les versets 21 et 25 du ch. 21 ne sauraient en effet provenir de la main de l’auteur. Le pluriel : « nous savons » (v. 24) prouve que c’est ici une apostille ajoutée par des personnes de confiance qui connaissaient personnellement l’auteur et à qui celui-ci avait remis son ouvrage pour le transmettre à l’Église en temps convenable. C’étaient sans doute ces apôtres et ces évêques dont il est parlé dans le passage du fragment de Muratori cité plus haut, et qui avaient insisté auprès de l’apôtre pour qu’il composât cet écrit. Le terme au singulier : « je pense, » dans le v. 25 se rapporte particulièrement à l’un d’entre eux qui écrivait et signait pour tous les autres. Ce sont ces personnages connus de l’Église qui déclarent ici solennellement que cet évangile est œuvre du disciple que Jésus aimait, lequel était encore vivant au moment où ils revêtaient son ouvrage de cette attestationz.

z – Voir l’opposition entre le verbe passé, qui a écrit et le présent et qui témoigne, v. 28.

N’aurions-nous donc pas le droit, même si toute tradition relative à cet écrit nous faisait défaut, de conclure en disant avec un critique allemand, peu favorable cependant à l’orthodoxie évangéliquea : « La nature de la langue, la fraîcheur et la vivacité du récit, l’exactitude et la précision des données, la manière particulière en laquelle sont mentionnés le Précurseur de Jésus et les fils de Zébédée, l’amour, la tendresse ardente qui se trahit chez l’écrivain pour la personne de Jésus, le charme irrésistible répandu par son récit sur l’histoire évangélique…, tout cela nous conduit à la conviction que l’auteur d’un tel évangile ne peut être qu’un homme originaire de Palestine, un témoin oculaire, qu’un apôtre, que le bien-aimé de Jésus, que ce Jean dont la tête avait reposé sur son sein et qui s’était tenu près de sa croix, ce Jean qu’un séjour subséquent dans une capitale telle qu’Ephèse avait mis en état d’accomplir la tâche d’écrire une telle histoire pour des lecteurs grecs distingués par leur culture littéraire. »

a – Credner.

Toute autre explication de l’origine de cet écrit soulève plus de problèmes qu’elle n’en résout. Où trouver au deuxième siècle, après l’époque de Jean, un homme capable d’écrire un pareil récit, de composer de tels discours, de peindre de la sorte des scènes si élevées ? On l’a appelé le grand inconnu. Mais les hommes éminents du deuxième siècle, nous les connaissons et nous possédons quelques-uns de leurs écrits ; ils se nomment Ignace, Polycarpe, Papias, Justin, etc. Quelle n’est pas leur médiocrité en comparaison de la sublimité johannique ! Et ces hommes, pieux sans doute, mais si inférieurs à notre auteur, auraient brillé dans ce temps au ciel de l’Église comme des astres de première grandeur, tandis qu’un génie d’une originalité si puissante serait resté complètement inconnu et aurait passé inaperçu au milieu de ses contemporains ! Cette invraisemblance surpasse de beaucoup toutes celles dont on se plaît à accuser l’opinion traditionnelle.

Voici donc le résultat auquel nous parvenons en tenant compte de toutes ces données réunies :

Jean, quelques apôtres et quelques anciens disciples de Jésus restaient seuls, vers la fin du premier siècle, de tout le cercle de témoins qui l’avait entouré pendant sa vie. Quelques-uns d’entre eux se trouvaient à Ephèse. C’était André, qui avait, le premier de tous, avec Jean (Jean 1), abordé Jésus ; c’était Philippe, qui demeurait tout près de là, à Hiérapolis. Ils avaient le sentiment que l’image de leur Maître, léguée à l’Église par les trois premiers évangiles, déjà en cours, tout en étant foncièrement exacte, ne reproduisait pourtant qu’imparfaitement la figure de Celui dont la gloire avait illuminé leurs cœurs. C’est ce que sentaient aussi les chefs des églises d’Asie, qui connaissaient Jean l’évangéliste depuis longtemps et qui avaient entendu de sa bouche des choses qu’ils ne retrouvaient pas dans ces livres. A l’ouïe des sollicitations qu’ils lui adressaient, l’Esprit lui mit la plume à la main. Tenant compte des écrits déjà publiés, il composa son récit d’un jet, en homme indépendant de la tradition orale, non dans l’intention de raconter toute cette histoire, qu’il savait déjà connue de ses lecteurs, mais afin de faire tomber sur cette vie le rayon supérieur dont elle était éclairée pour lui-même. Comme en un temps de lent et irrésistible soulèvement surgissent à la lumière, du sein de la terre, les couches de rocher, puissantes assises qui se sont déposées paisiblement durant des siècles au fond de l’Océan, ainsi en ce jour apparut, dans ce quatrième évangile, tout le trésor des souvenirs qui pendant un demi-siècle s’étaient amassés et classés dans l’âme recueillie du disciple bien-aimé. Le plan de l’œuvre, ce ne fut point lui qui le fit ; il se trouva tout fait :

  1. la gloire de Jésus, dans sa manifestation croissante ; le Fils de Dieu réalisant sous la forme de l’existence humaine la vie filiale par rapport à Dieu, et élevant ainsi notre nature à une relation avec Dieu toute nouvelle ;
  2. l’incrédulité, se produisant en même temps chez ceux que cette apparition repousse, personnifiée dans les autorités juives et dans la masse du peuple, et comme incarnée en Judas.
  3. la foi, se développant chez ceux qu’attire cette apparition unique, et représentée en la personne des disciples et de l’auteur lui-même ;

Telles furent les trois faces sous lesquelles lui apparut son sujet. Elles sont déjà présentées distinctement dans le prologue (Jean 1.1-18) ; elles reparaissent dans tout le tableau comme les trois côtés essentiels du fait raconté. Un tel plan n’est pas dû à l’homme ; c’est œuvre de l’Esprit de vérité. C’est l’histoire saisie jusque dans sa plus profonde réalité. Nous constatons ici chez Jean, à un degré unique, l’accomplissement de la promesse de Jésus, lorsque, annonçant la venue de l’Esprit, il dépeignait ainsi son œuvre : « Il me glorifiera en vous. » Ainsi se produisit ce mystérieux écrit. Il a déjà arraché plusieurs rétractations à ses adversaires et il obtiendra du siècle présent, quand se dissipera l’enivrement d’une fausse critique, l’hommage qui le lavera pour jamais de tous les opprobres qu’il subit à cette heure.

Quatre portraits, voilà toute la richesse que Jésus a laissée à sa famille terrestre. Ils lui suffisent, parce qu’en les contemplant, l’Église reçoit, par les communications de l’Esprit, la vie de Celui dont ils retracent les traits.

Ces quatre tableaux sont nés spontanément et (les trois premiers du moins) indépendamment l’un de l’autre. Ils proviennent, en quelque sorte accidentellement, de quatre d’entre les régions principales qu’embrassait l’église au premier siècle, la Palestine, l’Italie, la Syrie et l’Asie-Mineure.

Ces quatre milieux ont contribué à déterminer l’aspect sous lequel le Christ a été présenté dans chacun de ces tableaux. En Palestine, Matthieu a proclamé Jésus comme le consommateur du saint royaume de Dieu, annoncé par les prophètes et attendu par Israël. A Rome, Marc l’a présenté comme l’irrésistible conquérant qui fonde sur son pouvoir miraculeux son droit divin à la possession du monde. Au sein du peuple grec, si généreux, si affable, Luc l’a décrit comme le divin philanthrope chargé d’accomplir œuvre de la grâce et des compassions divines auprès du dernier des pécheurs. En Asie-Mineure, ce berceau de la théosophie antique, Jean l’a dépeint comme le Verbe fait chair, la vie et la lumière éternelles descendues dans le temps. C’est ainsi que sous l’empire d’une profonde sympathie pour le cercle qui l’entourait, chaque évangéliste a fait ressortir en Christ le côté par lequel il répondait le mieux à l’idéal de ses lecteurs.

Mais, en retour, chacun des évangélistes a exercé aussi, par le tableau qu’il a tracé, un saint jugement sur ce qu’il y avait d’impur dans ces aspirations auxquelles il cherchait à répondre. Le messianisme spirituel et divin de Matthieu a jugé le messianisme politique et charnel qui est l’âme du faux judaïsme. Le romaniste saint et moral de Marc a fait le procès au césarisme de la force brutale. Le céleste atticisme de Luc s’est substitué à l’hellénisme frivole et corrompu avec lequel Paul s’était rencontré à Tarse, Antioche, Athènes et Corinthe. L’humanisme, enfin, l’humanisme divin de Jean demeure là comme l’éternelle sentence condamnant l’humanisme profane, antidivin, d’un monde ébloui de lui-même et plongé dans le mal.

Nos évangiles sont tout à la fois des aimants pour tout ce qu’il y a encore de divin dans les profondeurs de la nature humaine, et des scribes destinés à écarter tout ce qu’elle renferme de pécheur. Voilà pourquoi ils attirent et repoussent en même temps si puissamment le cœur de l’homme.

On a demandé parfois pourquoi, au lieu de quatre évangiles, Dieu n’en avait pas fait composer un seul, dans lequel tous les faits eussent été rangés dans leur ordre chronologique, et l’histoire de Jésus retracée avec une exactitude diplomatique. Si la rédaction évangélique eût été œuvre du calcul humain, elle eût sans doute revêtu cette forme ; mais c’est précisément ici que nous pouvons toucher du doigt la nature divine de l’impulsion qui l’a provoquée.

Ainsi qu’un peintre habile, voulant conserver à une famille l’image complète du père qui a été sa gloire, se garderait bien de réunir dans un seul et unique portrait les insignes des fonctions diverses qu’il a revêtues, de le montrer, par exemple, dans le même tableau à la fois comme général d’armée et comme magistrat, comme savant et comme père, et ferait plutôt quatre portraits différents, consacrés chacun à le représenter dans l’un de ces rôles, ainsi l’Esprit de Dieu, ce peintre délicat, pour conserver à l’humanité la complète image de celui qui fut son représentant d’élite, Dieu en elle, a pris soin d’évoquer dans l’âme de ses agents quatre images différentes : celle du Roi d’Israël (Matthieu) et celle du Sauveur du monde (Luc) ; celle du Fils qui gravit, comme homme, les marches du trône divin (Marc), et celle du Fils qui descend au sein de l’humanité pour sanctifier le monde (Jean).

L’unité de ces quatre aspects de la gloire de Jésus-Christ ne pouvait être reproduite en un livre : elle ne peut reparaître pleinement que sous la forme de sous laquelle elle est apparue primitivement, en Christ, sous la forme de la vie. Elle revit dans l’Église d’abord, ce corps de Christ destiné à renfermer et à déployer toute la richesse de son Chef, puis dans chaque croyant, s’il est vrai que Jésus ne nous ait pas trompés en disant : « Vous en moi, moi en vous. » C’est nous-mêmes qui sommes appelés chacun à faire reparaître incessamment la personnalité de Jésus, dans la pleine harmonie de ses perfections.

L’harmonie des quatre évangiles est quelque chose de mieux que le meilleur des livres : c’est le nouvel homme dans chaque fidèle, la nouvelle humanité, l’Église.

On a, dès les temps les plus anciens, comparé nos évangiles canoniques aux quatre faces de chacun des chérubins qui dans Ezéchiel portent le trône de Dieu. Cette comparaison a donné lieu à bien des rapprochements arbitraires et puérils. Comparons-les plutôt aux quatre ailes sur lesquelles l’ange de l’Apocalypse (Apocalypse 14.6) porte au travers du monde l’Évangile éternel, le trône de la gloire divine.

Que la critique y prenne garde : abattre l’une de ces ailes, c’est mutiler ce qu’il y a de plus saint.

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