Méditations sur la religion chrétienne

I
l’essence de la religion chrétienne

1
les problèmes naturels

Depuis que le genre humain existe, partout où il a existé et où il existe, il y a des questions qui l’ont préoccupé et le préoccupent invinciblement. Non seulement à cause de sa curiosité naturelle et de son ardente soif de connaître, mais pour une autre raison bien autrement profonde et puissante : la destinée même de l’homme est intimement liée à ces questions ; elles contiennent le secret non seulement de ce qu’il voit, mais de ce qu’il est lui-même ; quand il aspire à les résoudre, ce n’est pas seulement pour comprendre le spectacle auquel il assiste ; il se sent, il se sait acteur dans le drame ; il veut savoir son rôle et son sort. Il s’agit, pour lui, de sa conduite et de son avenir comme de la satisfaction de sa pensée. Ces problèmes souverains ne sont pas, pour l’homme, des questions de science, mais des questions de vie ; en leur présence, il faut dire comme Hamlet : « Être ou n’être pas, c’est la question. »

D’où viennent le monde et l’homme au milieu du monde ? Comment ont-ils commencé ? Où vont-ils ? Quelles sont leur origine et leur fin ? Il y a des lois qui les gouvernent ; y a-t-il un législateur ? Sous l’empire de ces lois l’homme se sent et se dit libre ; l’est-il réellement ? Comment sa liberté se concilie-t-elle avec les lois qui le gouvernent, lui et le monde ? Est-il un instrument fatal ou un agent responsable ? Quels sont, avec le législateur du monde, ses liens et ses rapports ?

Le monde et l’homme lui-même offrent un étrange et douloureux spectacle. Le bien et le mal, moral et matériel, l’ordre et le désordre, la joie et la douleur y sont intimement mêlés et en lutte constante. D’où viennent ce mélange et ce combat ? Est-ce le bien ou le mal qui est la condition et la loi de l’homme et du monde ? Si c’est le bien, comment le mal y est-il entré ? Pourquoi la souffrance et la mort ? Pourquoi le désordre moral, le malheur si fréquent des bons, le bonheur si choquant des méchants ? Est-ce là l’état normal et définitif de l’homme et du monde ?

L’homme se sent à la fois grand et petit, fort et faible, puissant et impuissant. Il s’admire, il s’aime ; et pourtant il ne se suffit point à lui-même ; il cherche un appui, un secours au delà et au-dessus de lui-même ; il demande, il invoque, il prie. Que veulent dire ces troubles intérieurs, ces élans alternatifs d’orgueil et de faiblesse ? Ont-ils, ou non, un sens et un objet ? Pourquoi la prière ?

Ce sont là les problèmes naturels, tantôt obscurément pressentis, tantôt clairement posés, qui, dans tous les temps, chez tous les peuples, sous toutes les formes et à tous les degrés de la civilisation, par instinct ou par réflexion, se sont élevés et s’élèvent dans l’âme humaine. Je n’indique que les plus grands, les plus apparents ; j’en pourrais rappeler bien d’autres qui se rattachent à ceux-là.

Non seulement ces problèmes sont naturels à l’homme ; ils ne le sont qu’à lui ; ils sont son privilège. Parmi toutes les créatures à nous connues, l’homme seul les entrevoit et les pose, et éprouve un besoin impérieux de les résoudre. J’emprunte à M. de Chateaubriand ces belles paroles : « Pourquoi le bœuf ne fait-il pas comme moi ? Il peut se coucher sur la verdure, lever la tête vers les cieux, et appeler par ses mugissements l’Être inconnu qui remplit cette immensité. Mais non ; préférant le gazon qu’il foule, il n’interroge point, au haut du firmament, ces soleils qui sont la grande évidence de l’existence de Dieu. Les animaux ne sont point troublés par ces espérances que manifeste le cœur de l’homme ; ils atteignent sur-le-champ à leur suprême bonheur ; un peu d’herbe satisfait l’agneau ; un peu de sang rassasie le tigre. La seule créature qui cherche au dehors, et qui n’est pas à soi-même son tout, c’est l’hommea. »

aGénie du christianisme, t. Ier, p. 208, édit. de 1831.

De ces problèmes naturels et propres à l’homme sont nées toutes les religions ; elles ont toutes pour objet de satisfaire la soif qu’a l’homme de les résoudre. Comme ces problèmes sont la source de la religion, les solutions qu’ils reçoivent en sont la substance et le fond. C’est, de nos jours, une tendance assez commune de faire consister essentiellement, je pourrais dire uniquement, la religion dans le sentiment religieux, dans ces belles et vagues aspirations qui sont ce qu’on appelle la poésie de l’âme, en dehors et au-dessus des réalités de la vie. Par le sentiment religieux, l’âme entre en rapport avec l’ordre divin ; et ce rapport tout personnel, tout intime, indépendant de tout dogme positif, de toute Église organisée, suffit, dit-on, et doit suffire à l’homme ; c’est là, pour lui, la religion vraie et nécessaire.

Certainement le sentiment religieux, le rapport intime et personnel de l’âme avec l’ordre divin est essentiel et nécessaire à la religion ; mais la religion est autre chose encore, et bien davantage. L’âme humaine ne se laisse pas diviser et réduire à telle ou telle de ses facultés qu’on choisit et qu’on exalte en condamnant les autres au sommeil ; l’homme n’est pas seulement un être sensible et poétique qui aspire à s’élancer, par l’imagination et l’amour, au delà du monde matériel et actuel ; il pense en même temps qu’il sent ; il veut connaître et croire aussi bien qu’aimer ; ce n’est pas assez, pour lui, que son âme s’émeuve et s’élève ; il a besoin qu’elle se fixe et se repose dans des convictions en harmonie avec ses émotions. C’est là ce que l’homme cherche dans la religion ; il lui demande autre chose que des jouissances nobles et pures ; il lui demande la lumière en même temps que la sympathie. Si elle ne résout pas les problèmes moraux qui assiègent sa pensée, elle peut être une poésie ; elle n’est pas une religion.

Je ne puis contempler sans émotion les troubles de ces âmes élevées qui essayent de trouver, dans le sentiment religieux seul, un refuge contre le doute et l’impiété. Il est beau de conserver, dans le naufrage de la foi et le chaos de la pensée, les grands instincts de notre nature, et de persister à ressentir les besoins sublimes dont on n’obtient pas la satisfaction. Je ne sais à quel point des esprits éminents peuvent ainsi combler, par leur sincérité et leur ferveur sensible, le vide de leurs croyances ; mais qu’ils ne se fassent pas illusion ; pas plus sur les intérêts de leur avenir spirituel que sur ceux de la vie actuelle, les hommes ne se payent d’aspirations stériles et de beaux doutes ; les problèmes naturels que j’ai rappelés seront toujours le grand fardeau des âmes, et le sentiment religieux ne sera jamais la religion suffisante du genre humain.

A côté de l’apothéose du sentiment religieux se place aujourd’hui une autre tentative bien autrement grave et hardie. Loin de sonder les problèmes naturels auxquels correspondent les religions, des écoles philosophiques qui font bruit sur la scène intellectuelle, l’école panthéiste et l’école qui s’appelle positiviste, les suppriment absolument et les nient. A les entendre, le monde existe de toute éternité et par lui-même, ainsi que les lois en vertu desquelles il se maintient et se développe. Dans leurs principes et leur ensemble, toutes choses ont toujours été ce qu’elles sont et seront. Il n’y a, dans cet univers, point de mystère ; il n’y a que des faits et des lois qui s’enchaînent naturellement, nécessairement, et sur lesquels s’exerce la science humaine, incomplète mais indéfiniment progressive dans sa puissance comme dans son travail.

Ainsi la création, la providence divine et la liberté humaine, l’origine du mal, le mélange et la lutte du bien et du mal dans le monde et dans l’homme, l’imperfection de l’ordre actuel et du sort de l’homme, la perspective du rétablissement de l’ordre dans l’avenir, ce sont là de pures rêveries, des jeux de la pensée humaine ; il n’y a, dans la réalité, point de questions semblables ; de même qu’il est éternel, le monde, tel qu’il est, est complet, normal et définitif en même temps que progressif ; et ce n’est d’aucune puissance supérieure au monde, c’est du seul progrès des sciences et des lumières humaines qu’il faut attendre le remède au mal moral et matériel dont souffre le genre humain.

Je ne discute pas, en ce moment, ce système ; je ne le qualifie même pas par son vrai nom ; je ne fais que le résumer. Mais, au premier et simple aspect, quel mépris des instincts spontanés et universels de l’homme ! Quel oubli des faits qui remplissent l’histoire universelle et permanente du genre humain !

C’est pourtant là que nous en sommes. Non pas une solution, mais la négation des problèmes naturels dont l’âme humaine est invinciblement travaillée, c’est là ce qu’on lui offre pour toute satisfaction et tout repos. Soyez mathématicien, physicien, mécanicien, chimiste, critique, romancier, poète ; mais n’entrez pas dans ce qu’on appelle la sphère religieuse et théologique ; il n’y a là point de questions réelles à résoudre, rien à chercher, rien à faire, rien à attendre, rien, rien.

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