Méditations sur la religion chrétienne

7.4 — Dieu et les prophètes

Un publiciste célèbre, libre penseur, et qui appartient à l’école radicale, un peu même à l’école positiviste, M. John Stuart Mill, a dit tout récemment, -dans son ouvrage sur le gouvernement : « La hiérarchie égyptienne et le despotisme paternel de la Chine étaient des instruments très propres à porter ces nations au degré de civilisation qu’elles ont atteint. Mais une fois arrivées à ce point, elles y ont fait une halte permanente, faute de liberté intellectuelle et de développement individuel, double condition de progrès interdite à ces peuples par les institutions mêmes qui avaient dominé leur carrière ; et comme ces institutions n’ont pas disparu pour faire place à d’autres, tout progrès ultérieur a été arrêté. Un autre peuple d’Orient, bien petit et bien insignifiant à côté de ces deux-là, les Juifs, offre un exemple tout contraire. Les Juifs aussi avaient une monarchie absolue et une hiérarchie, et leurs institutions étaient d’origine sacerdotale comme celle des Hindous. Et ces institutions firent, pour eux, ce qu’elles firent pour d’autres races en Orient ; elles leur donnèrent l’ordre, l’activité industrielle et une vie nationale. Mais ni les rois ni les prêtres des Juifs n’ont exercé sur eux, comme il est arrivé chez les autres peuples d’Orient, une domination exclusive. La religion hébraïque, qui autorisait des hommes de génie et d’un grand caractère religieux à être regardés et à se regarder eux-mêmes comme

inspirés du ciel, a donné naissance à une institution, non pas organisée, mais d’un prix inestimable, à l’ordre des prophètes, si l’on peut l’appeler un ordre. Sous la protection, sinon toujours, du moins en général efficace, de leur caractère sacré, les prophètes étaient, dans la nation juive, un pouvoir souvent supérieur à celui des rois et des prêtres ; et ils maintenaient, dans ce petit coin du monde, cette diversité, cette lutte des influences qui est la seule garantie réelle du progrès continu. La religion n’était pas, chez les Hébreux, comme elle l’a été si souvent ailleurs, la simple consécration de tout le régime établi, et un obstacle à tout progrès ultérieur. Un Israélite distingué, M. Salvador, a dit que les prophètes étaient, dans l’Église et l’État juifs, l’équivalent de la liberté de la presse chez les modernes ; c’est là une juste mais insuffisante image du rôle qu’a joué, dans l’histoire nationale et universelle, ce grand élément de la vie hébraïque : l’inspiration n’étant jamais complète, ni épuisée, tout homme d’un génie et d’un sens moral supérieurs pouvait non seulement dénoncer et réprouver, sous l’autorité directe de Dieu, tout ce qui lui semblait mériter la réprobation, mais encore mettre en avant de meilleures et plus pures interprétations de la religion nationale… Il est difficile d’imaginer des conditions plus favorables au progrès ; aussi les Juifs, loin de rester stationnaires comme les autres Asiatiques, ont-ils été, avec les Grecs, le peuple le plus progressif de l’antiquité ; et c’est chez eux, en même temps que chez les Grecs, que se trouvent le point de départ et le principal moteur de la civilisation moderneb. »

bConsidérations on representative government, by John Stuart Mill, Londres, 1861, p. 41-43.

M. Mill dit vrai ; seulement il n’en dit pas assez. C’est en effet des Juifs et des Grecs que dérive essentiellement la civilisation moderne. Les Grecs en ont été l’élément humain et intellectuel ; les Juifs, l’élément divin et moral. Et dans ces origines, la part des Juifs est, sinon la plus brillante, du moins la plus haute et la plus chèrement achetée. Après la puissance et l’éclat de David et de Salomon, l’histoire des Juifs n’est plus qu’une longue série de maux et de revers, une orageuse et douloureuse décadence. L’État hébraïque se divise en deux royaumes presque constamment en guerre l’un contre l’autre. Le royaume d’Israël est en proie à des usurpations et à des révolutions continuelles qui en font le théâtre d’une tyrannie violente et changeante. Le royaume de Juda a des alternatives de bons et de mauvais princes qui le tiennent dans une position incessamment troublée et précaire. La religion tombe sous le joug de la politique ; l’idolâtrie entre dans le royaume d’Israël, et brave audacieusement l’ancienne foi nationale. Le royaume de Juda demeure plus fidèle à Jéhovah et à sa loi, aux traditions de Moïse et à la race de David ; mais ; sa fidélité languissante ne suffit pas à l’arrêter dans sa décadence. Pour l’un et l’autre royaume, les désastres extérieurs s’ajoutent aux désordres intérieurs ; de grands empires s’élèvent et se succèdent autour d’eux ; Israël d’abord, puis Juda sont envahis par les étrangers ; les Assyriens, les Égyptiens, les Syriens, les Babyloniens les subjuguent tour à tour. Les Hébreux sont non seulement vaincus et assujettis, mais exilés, transportés, emmenés captifs loin de leur patrie. Un nouveau conquérant, Cyrus, leur permet le retour dans Jérusalem ; mais ils n’y retrouvent pas l’indépendance ; sujets des rois perses, ils passent bientôt de cette domination à celle des généraux grecs qui se partagent les conquêtes d’Alexandre ; puis, de la domination des Grecs à celle des Romains. A peine, en traversant tant de servitudes diverses, les Juifs rencontrent-ils quelques moments, quelques apparences d’existence nationale et libre ; la Judée est subjuguée comme la Grèce, et avec plus d’humiliations et de douleurs.

N’y aura-t-il, dans la société hébraïque, aucun élément de résistance efficace à ces revers ? Que deviendront, dans cette ruine de la nation juive, son Dieu et sa foi ? Les miracles du Sinaï n’auront-ils pas plus de vertu que les mystères d’Éleusis, et Jehovah ira-t-il languir et s’éteindre, comme Jupiter, dans les routines sacerdotales ou le scepticisme philosophique ?

Certainement non ; au milieu de la décadence de son peuple, le Dieu d’Israël conserve des interprètes qui luttent, avec une foi indomptable, contre les égarements et les revers publics. Le premier des prophètes, Moïse, a parlé au nom et selon le commandement de Jehovah. Après lui, les successeurs ou les prétendants à cette mission divine n’ont point manqué dans Israël : « Je leur susciterai un prophète comme toi, d’entre leurs frères, dit l’Éternel à Moïse, et je mettrai mes paroles en sa bouche, et il leur dira tout ce que je lui aurai commandé… Mais si quelque prophète a assez d’orgueil ! pour dire quelque chose en mon nom que je ne lui aurai point commandé de dire, ou s’il parle au nom d’autres dieux, ce prophète-là mourra (Deutéronome 18.18,20). » De Moïse à Samuel, la série des prophètes continue, quelques-uns célèbres, comme Nathan sous les règnes de David et de Salomon ; la plupart sans nom dans l’histoire et dispersés dans le cours des années. On les appelle des Voyants (Roéh ou Chozeh en hébreu) ou des Inspirés, (Nabi) dont la parole bouillonne comme une source sous le souffle de Dieu. Quand le régime des juges fait place à celui des rois, le grand acteur dans cette transition, Samuel, ouvre, pour les prophètes, une ère nouvelle ; voué à Dieu dès son enfance, il pressent et attend, avec un ferme respect, l’inspiration divine : « Parle, Seigneur, car ton serviteur écoute (1 Samuel 3.10). » Bientôt son renom devient populaire ; il n’est point pontife, ni même prêtrec ; mais il est le voyant par excellence : « Le voyant n’est-il pas ici ? » demandent à de jeunes filles ceux qui le cherchent. Saül le rencontre sans le connaître, et lui dit : « Je te prie, enseigne-moi où est la maison du voyant. — Je suis le voyant, » lui répond Samuel ; et, peu après, c’est Samuel qui, obéissant avec tristesse à la voix du peuple acceptée de Dieu, proclame Saül roi. Mais au moment où il change la théocratie d’Israël en monarchie, Samuel prévoit les vices et les périls du nouveau régime, et il leur oppose un élément de résistance qu’il puise dans les croyances et les traditions nationales ; il transforme les prophètes en institution permanente ; il fonde des écoles de prophètes, libres serviteurs de Jehovah, voués à la défense de sa loi et à la manifestation de sa volonté, sorte de congrégation indépendante de l’Église comme de l’État, menant dans des lieux déterminés, à Rama, à Béthel, à Jéricho, à Jérusalem, une vie commune, mais point privilégiée ni fermée ; les fils des prophètes sont élevés auprès de leurs pères, mais la mission prophétique est ouverte à tous ceux que Dieu y appelle : « Va-t’en ! dit avec colère au prophète Amos le sacrificateur Amasias, et t’enfuis au pays de Juda, et mange là ton pain et y prophétise ; mais ne continue plus à prophétiser à Béthel, car c’est le sanctuaire du roi et c’est la maison du roi. » Et Amos répondit et dit à Amasias : « Je n’étais ni prophète, ni fils de prophète ; j’étais un berger et je recueillais des figues sauvages ; et l’Éternel m’a pris dans le troupeau, et m’a dit : Va, prophétise à mon peuple d’Israël (Amos7.12-15). » Les prophètes ne sont ni des prêtres, ni des moines ; venus de toutes les classes de la nation juive, leur vocation est essentiellement libre ; ils appartiennent à Dieu seul, et attendent l’inspiration divine pour s’opposer tantôt à la tyrannie royale, tantôt à la passion populaire, tantôt à la corruption sacerdotale, armés uniquement des commandements de Dieu et des prédictions de l’avenir. Leurs rôles sont divers comme les lieux et les circonstances de leur vie, mais ils sont prêts à tous les rôles comme à tous les périls ; les uns, comme Élie et Élisée, sont des hommes d’action et de lutte ; les autres, comme Ésaïe, Jérémie, Ezéchiel, Amos, racontent, moralisent et prophétisent ; les uns s’attaquent aux violences et à l’impiété des rois, les autres aux vices et à la corruption du peuple ; mais le même esprit les anime tous ; ils sont tous les interprètes et les ouvriers de Jehovah ; ils défendent tous la foi au Dieu unique contre l’idolâtrie, la justice et le droit contre la tyrannie, l’indépendance nationale contre la domination étrangère. Au nom du Dieu d’Abraham et de Jacob, ils travaillent et ils réussissent à maintenir ou à ranimer la vie religieuse et morale au milieu de la décadence et de la servitude d’Israël : « Depuis que saint Samuel a commencé à prophétiser, dit saint Augustin, et ensuite jusqu’au jour où le peuple d’Israël a été emmené captif en Babylonie, tout ce temps est le temps des prophètesd. »

cSamuel propheta fuit, judex fuit, levita fuit, non pontifex, ne sacerdos quidem. (Saint Jérôme, adv. Jovinianum.)

dDe Civitate Dei, liv. XVII, chap. 1.

Ils ont, pour accomplir leur œuvre et obtenir leur difficile succès, d’autres armes, une autre force que celle des lamentations et des exhortations rétrospectives, des regrets et des reproches pieux. Ces défenseurs de l’ancienne foi mosaïque ne s’enferment point dans ses formes ni dans ses cérémonies extérieures ; ils en poursuivent le but moral ; ils veulent l’esprit qui vivifie : « Mon âme hait vos nouvelles lunes et vos fêtes solennelles, dit l’Éternel selon le prophète Ésaïe ; elles me sont fâcheuses ; je suis las de les souffrir. C’est pourquoi, lorsque vous étendrez vos mains, je cacherai mes yeux de vous ; même, lorsque vous multiplierez vos requêtes, je ne les exaucerai point ; vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous, nettoyez-vous, ôtez de devant mes yeux la malice de vos actions ; cessez de mal faire ; apprenez à bien faire ; recherchez la droiture ; protégez celui qui est opprimé ; faites droit à l’orphelin ; défendez la cause de la veuve. (Ésaïe 1.14-17) » — « Avec quoi préviendrai-je l’Éternel, dit le prophète Michée, et me prosternerai-je devant le Dieu souverain ? Le préviendrai-je avec les holocaustes, avec des veaux d’un an ? L’Éternel prendra-t-il plaisir à des milliers de moutons ou à dix mille torrents d’huile ? Donnerai-je mon premier-né pour mon forfait et mes enfants pour le péché de mon âme ? O homme ! il t’a déclaré ce qui est bon ; et qu’est-ce que l’Éternel demande de toi, si ce n’est de faire ce qui est droit, d’aimer la miséricorde et de marcher dans l’humilité avec ton Dieu (Michée 6.6-8) ? »

En même temps que les prophètes rappellent Israël à la foi de ses pères, ils lui ouvrent des perspectives nouvelles ; en lui reprochant ses égarements, source de sa décadence et de sa servitude, ils lui font entrevoir la délivrance et la régénération. C’est leur divin caractère de vivre à la fois dans le passé et dans l’avenir, de se confier également dans les lois de l’Éternel et dans ses promesses ; ils avancent sans changer ; ils croient et ils espèrent ; ils sont fidèles à Moïse et ils annoncent le Messie.

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