Méditations sur la religion chrétienne

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l’ignorance chrétienne

Je ne veux pas qu’on se méprenne sur mon intention en employant ces mots : l’ignorance chrétienne, et sur le sens que j’y attache. Je n’entends interdire à l’homme aucun exercice de son intelligence, aucune libre recherche de la vérité, de tous les genres de vérité. Le champ ouvert à l’esprit humain est-il limité dans son étendue ? L’esprit humain lui-même est-il limité dans la portée de ses facultés ? Y-a-t-il des degrés divers dans la connaissance humaine selon les divers objets auxquels elle s’applique ? Ce sont là les questions contenues, pour moi, au fond de ces mots : l’ignorance chrétienne, et dont je désire faire entrevoir la solution, telle qu’elle m’apparaît.

Je suis en présence de quatre sciences et de six écoles ou systèmes qui ont fait, font encore et feront toujours beaucoup de bruit dans le monde. Les sciences sont la physiologie, la psychologie, l’ontologie et la théologie. Les systèmes qu’ont fait naître ces sciences sont le matérialisme, le positivisme, le scepticisme, le spiritualisme, la théologie scientifique, la théologie mystique. Je n’ai garde de songer à discuter ici les principes de ces systèmes et à en apprécier la valeur ; ce serait entreprendre l’examen de toute la philosophie et de toutes les philosophies ; je ne veux toucher qu’à l’une des questions spéciales qui sont, de nos jours, l’objet du débat entre la religion chrétienne et ces diverses écoles. C’est ainsi, et seulement ainsi, que je puis établir clairement ce que j’entends par ces mots : l’ignorance chrétienne, et déterminer en même temps leur portée et leur limite.

J’ai peu de chose à dire, et par des raisons fort simples, des trois premiers systèmes que je viens de rappeler. En n’admettant pas la distinction entre l’âme et le corps, l’esprit et la matière, le matérialisme nie la psychologie et n’aboutit, en fait d’ontologie, qu’à l’athéisme ou au panthéisme. Des quatre grandes sciences philosophiques la physiologie est la seule dont le matérialisme ait à s’occuper. Parmi les positivistes, quelques-uns, les plus éminents, admettent la réalité de l’objet ou, pour parler plus exactement, du domaine de la psychologie et de l’ontologie ; mais, en l’admettant, ils le déclarent inaccessible à l’esprit humain : « Inaccessible, dit M. Littré, ne veut pas dire nul ou non existant ; c’est un océan qui vient battre notre rive et pour lequel nous n’avons ni barque ni voile. » C’est-à-dire que, selon les positivistes, la psychologie, l’ontologie et la théologie ne sont et ne peuvent pas être des sciences. Quant aux sceptiques, ils contestent à l’esprit humain toute certitude, spécialement celle de la psychologie, de l’ontologie et de la théologie. Le principe fondamental des croyances chrétiennes est donc trop absolument étranger à ces trois écoles pour que j’aie à débattre avec elles la source, la portée et la légitimité de ce que j’appelle l’ignorance chrétienne.

C’est seulement avec les spiritualistes, les théologiens scientifiques et les théologiens mystiques que la question de l’ignorance chrétienne peut être posée et débattue, car ces trois écoles sont les seules qui, comme le christianisme, ouvrent à l’esprit humain le domaine des quatre sciences, la physiologie, la psychologie, l’ontologie et la théologie, et qui lui reconnaissent la possibilité comme le droit d’y chercher et d’y découvrir la vérité.

Quand je parle des spiritualistes, une observation préliminaire est indispensable. Le christianisme est spiritualiste, autant, pour ne pas dire plus, que le spiritualisme lui-même. Ce n’est donc pas au spiritualisme en général et à tous les spiritualistes indistinctement que le christianisme a affaire dans la question de l’ignorance chrétienne comme dans toutes les autres ; c’est entre le spiritualisme rationaliste seul et le christianisme qu’il y a débat. Et ce n’est pas seulement entre le rationalisme et l’ignorance chrétienne, c’est aussi entre la science rationaliste et la science chrétienne qu’est le débat.

Le spiritualisme rationaliste admet la réalité de la psychologie, de l’ontologie et de la théologie aussi bien que celle de la physiologie ; il reconnaît que ces diverses sciences naissent et se développent nécessairement devant le spectacle de l’univers, personnes et choses, et pour la solution des questions que ce spectacle soulève. Mais ce grand fait une fois convenu, le rationalisme place dans la psychologie, et dans la psychologie seule, le point de départ et le point d’appui de l’ontologie et de la théologie ; il n’admet dans ces deux sciences que les résultats auxquels l’esprit humain atteint par son propre et seul travail, c’est-à-dire par la voie de l’observation et du raisonnement ; il ne reconnaît, à la connaissance humaine, en fait d’ontologie et de théologie, point d’autre source que la raison humaine. Le christianisme ouvre à l’ontologie et à la théologie une sphère plus large et d’autres sources de connaissance ; outre les faits psychologiques fournis à ces deux sciences par l’observation et le raisonnement, il reconnaît des faits historiques qu’elles sont en droit et en devoir d’admettre ; le christianisme ne croit pas seulement à l’esprit humain, il croit aussi à l’histoire de l’humanité, et il rencontre dans cette histoire des faits que, sur l’autorité du témoignage et de la tradition des siècles, il tient et doit tenir pour aussi avérés, aussi certains que les faits physiques ou psychologiques constatés par les observations de la science contemporaine. La création, la révélation primitive, la révélation mosaïque, la révélation évangélique sont, dans la doctrine chrétienne, des faits historiques que l’ontologie et la théologie, prennent avec raison pour des données premières et des bases légitimes de la science.

Je rencontre ici l’objection fondamentale élevée contre ces faits et leur autorité scientifique : ils sont, dit-on, contraires aux lois permanentes de la nature et de la raison comme à l’expérience humaine ; la science ne peut admettre des faits surnaturels. Je n’ai nul dessein de rentrer ici en passant, dans cette grande question ; j’en ai déjà exprimé sans réserve ma pensée, et j’y reviendrai un jour, car, si je ne m’abuse, on n’y a pas encore pénétré assez avant. Je me bornerai en ce moment à rappeler deux idées, ou plutôt deux faits qu’oublient ou méconnaissent absolument les adversaires systématiques du surnaturel.

La liberté, le libre arbitre moral, en présence des causes extérieures ou intérieures qui sollicitent la volonté, est le caractère propre et distinctif de l’homme. C’est par la liberté que l’homme se sépare et s’élève au-dessus de la nature, qui est l’ensemble des faits déterminés par des lois générales, antérieures et permanentes. L’homme seul peut commencer une série de faits étrangers à toute loi générale et suscités à leur origine par sa seule volonté. Pour nier de tels faits, il faut nier que l’homme soit un être libre, et faire de lui une machine réglée par des lois extérieures et fatales, c’est-à-dire rejeter l’homme dans la condition de la nature, essentiellement gouvernée par des lois de ce genre, et abolir ainsi du même coup la moralité humaine avec la liberté.

Le coup porte encore plus haut ; c’est aussi abolir Dieu. Dieu, qui a créé l’homme, est, avant sa créature, un être essentiellement libre, car la liberté ne peut être la fille de la fatalité. C’est dans la libre volonté divine que la liberté humaine a sa source, et la liberté humaine atteste la source dont elle émane. En niant la liberté humaine, on rejette Dieu, comme l’homme, dans la condition de la nature, c’est-à-dire dans l’ensemble des causes fatales et dénuées de moralité. C’est-à-dire qu’on s’enfonce dans le panthéisme qui, malgré Spinoza et Goethe, malgré tous les efforts de la déduction logique ou de l’imagination poétique, n’est, en dernière analyse, que l’athéisme.

Il faut que les adversaires systématiques du surnaturel se résignent à cette conséquence. La plupart d’entre eux, j’en suis sûr, sont fort éloignés de l’accepter, et s’en défendraient avec la plus honorable persévérance. Vains efforts : de retranchement en retranchement et de chute en chute, ils seraient réduits à cette déplorable extrémité ; et si la sagesse divine n’avait assigné des bornes à la puissance de la logique humaine, les conséquences pratiques du système ne tarderaient pas à éclater dans l’état moral et social de l’humanité.

Voici la seconde nécessité que les adversaires systématiques du surnaturel sont obligés de subir. Il faut qu’ils affirment que les lois qu’ils proclament comme les lois générales, immanentes et permanentes de ce qu’ils appellent la nature, sont, en effet, les lois essentielles de toute la nature, de l’univers entier et de tous les êtres qui y sont semés. On n’aurait pas le droit de repousser absolument des faits comme surnaturels s’ils n’étaient pas surnaturels nécessairement et partout, s’ils étaient quelque part en harmonie avec des lois de la nature autres que celles de cet imperceptible coin de la nature où réside l’homme. Si les lois de notre monde ne sont pas universelles et absolues, qui oserait dire qu’elles ne peuvent pas être changées ou suspendues là même où elles règnent ? La science humaine est-elle prête à affirmer que les lois qu’elle découvre de son infiniment petit observatoire sont, en effet, universelles et absolues partout où la matière existe et où la vie se manifeste au sein de l’espace et du temps ?

C’est ici que l’ignorance chrétienne commence à prendre sa place : elle admet l’inconnu et la variété dans l’univers, un inconnu incommensurable, une variété infiniment possible. Je respecte et j’admire profondément la science ; je suis aussi ému, aussi fier que pouvait l’être M. de Laplace, à l’aspect de cet essor sublime de l’esprit humain qui se promène d’un pas sûr, dans l’espace, à travers les mondes, mesure leurs distances et sait combien d’années il faut à la lumière de la plus voisine de ces étoiles pour parvenir jusqu’à nous, tandis que celle de notre soleil nous arrive en quelques minutes. Je ne suis pas moins touché des travaux et des découvertes des grands physiologistes modernes qui, sur les traces de Bichat, observent et constatent, jusque dans leurs plus fins et plus obscurs détails, les divers phénomènes de la vie au sein de la matière. Mais quand j’ai rendu hommage à ces triomphes de la science humaine, je les mets en regard de la réalité des choses, en regard de cet univers infiniment grand et infiniment petit que l’homme étudie, et je ne puis m’empêcher de reconnaître que l’univers contient infiniment plus d’objets que n’en atteint l’esprit humain, et infiniment plus de secrets qu’il n’en découvre. Quel astronome oserait dire qu’il a compté les mondes et qu’il a porté sa vue jusque là où ils s’arrêtent ? Quel physiologiste, quel naturaliste affirmera que la vie existe ou n’existe pas dans tous ces mondes, et que, si elle y existe, ce ne peut être que sous les formes, aux conditions et selon les lois qui la gouvernent sur notre terre ? Notre science devient bien modeste quand elle se place à côté de notre ignorance scientifique ; et quelque étendues, quelque variées que soient les conquêtes de l’esprit humain, l’univers est infiniment plus vaste et plus varié que le génie et la force de ce superbe conquérant. L’ignorance chrétienne sait cela, et sans cesser d’admirer les œuvres de la science humaine, elle s’incline humblement devant l’œuvre de Dieu qui les dépasse et les surpasse au delà de toute mesure.

Ainsi, par deux côtés et deux procédés différents, le christianisme voit de plus haut et pénètre plus avant dans la réalité des choses que le spiritualisme rationaliste. D’une part, en tenant compte des faits historiques, qui sont la vie du genre humain, aussi bien que des faits psychologiques qui sont la vie de l’âme humaine, il donne à la science chrétienne des bases plus profondes et plus larges que celles de la science rationaliste. D’autre part, il reconnaît à la fois, plus grandement et plus modestement que le rationalisme, l’insondable immensité de l’univers comme l’infinie variété de ses lois possibles ; et, par l’aveu de l’ignorance chrétienne, il se place du moins au point de vue le plus élevé de ce spectacle dont la science humaine ne saurait parcourir ni mesurer l’étendue.

C’est en présence d’un autre rival, je ne dis pas d’un autre adversaire, que j’ai maintenant à mettre l’ignorance chrétienne. Je demande pardon d’avance aux théologiens savants de la liberté de ma pensée et de mon langage ; je leur porte un respect sincère, je dirai volontiers un respect fraternel, car dans la question que j’aborde, c’est à des chrétiens que j’ai affaire. Mais avec le même sentiment dont j’étais plein naguère en parlant des rapports entre les livres saints et les sciences humaines, je suis profondément convaincu qu’il s’agit encore ici d’un pressant intérêt de la religion chrétienne dans la grande lutte où elle est engagée.

C’est sur des faits, sur une série non interrompue de faits rapportés dans des documents existants, que la religion chrétienne se fonde. Que l’on conteste l’authenticité ou l’autorité de telle ou telle partie de ces documents, la réalité ou même la possibilité de tels ou tels des faits qu’ils rapportent, il n’en est pas moins vrai que le christianisme n’est pas, comme le paganisme grec, une mythologie poétique placée dans les temps fabuleux, ni, comme la religion de Zoroastre, une personnification des grandes forces et des grands phénomènes de la nature, ni, comme les écrits de Confucius, un recueil de méditations philosophiques et de préceptes ou de conseils moraux à l’usage des sages ou des simples, des princes ou des peuples. Que la poésie et la philosophie, l’imagination et la méditation humaines aient leur part dans les livres qui sont les documents du christianisme, je n’ai garde de le contester ; ce qui est également incontestable, c’est que le caractère propre et essentiel du christianisme, depuis sa première origine jusqu’à ses derniers développements, c’est d’être historique ; nous voyons la religion chrétienne naître, vivre, traverser les siècles, grandir et se maintenir, comme la société civile, dans une série de faits successifs et variables. Le christianisme n’est pas seulement une doctrine religieuse ; c’est l’histoire des événements où se sont manifestés les rapports de Dieu avec l’homme et l’action de Dieu dans les destinées du genre humain.

A mesure que ces événements se sont développés et répandus avec puissance, deux grandes tentations, qui sont à la fois l’honneur et le péril de l’esprit humain, se sont élevées, la tentation de l’explication et celle de la controverse. Curieux avec passion et fiers de leur intelligence, les hommes aspirent à être plus encore que les instruments et les spectateurs des œuvres de Dieu ; ils veulent les comprendre, en pénétrer la marche comme le but, et s’y associer intimement par la science. L’étude des faits qui ont constitué la religion chrétienne a enfanté la théologie, c’est-à-dire la science de Dieu dans ses rapports avec l’homme et l’explication systématique de ces rapports. Et ici comme ailleurs, la science a enfanté la dissidence et la controverse.

Quelle entreprise que celle d’expliquer Dieu, ses rapports avec l’homme et les moyens ou les procédés de son action sur l’homme ! Déjà, quand il essaye d’étudier et de décrire la nature du Dieu auquel il croit, la vue de l’homme se trouble devant cette éblouissante lumière ; sa pensée s’épuise et s’égare en vains efforts pour atteindre, par toutes sortes de comparaisons et de figures, jusqu’à la personne divine ; il la conçoit, il l’affirme, il la contemple ; il ne saurait la connaître et l’expliquer. Plus il se sent près de Dieu, plus l’homme baisse les yeux et s’incline pour adorer sans prétendre à observer. La présence de Dieu n’en donne nullement la science. Que sera-ce quand l’homme voudra suivre de près l’action de Dieu dans les faits où il l’entrevoit, quand il tentera de porter, dans les profondeurs des œuvres divines, le flambeau de la science humaine ?

J’entre ici dans le domaine de l’ignorance chrétienne. Deux exemples me suffiront, j’espère, pour mettre en pleine lumière ma pensée.

La divinité de Jésus-Christ, l’incarnation de Dieu dans Jésus-Christ, Jésus-Christ Dieu et homme, c’est là le fait reconnu, proclamé, incessamment répété, sous des formules diverses, dans les Évangiles et dans les documents primitifs du christianisme. Je l’ai déjà dit dans ces Méditations : « C’est le fait même de l’incarnation qui constitue la foi chrétienne. Nier la divinité de Jésus-Christ, c’est nier, c’est renverser la religion chrétienne qui n’aurait jamais été ce qu’elle est et n’aurait jamais fait ce qu’elle a fait si elle n’avait pas eu l’incarnation divine pour principe et Jésus Dieu et homme pour auteur. » Mais les chrétiens ne s’en sont pas tenus à la profession de ce fait sublime ; ils ont tenté de l’expliquer ; ils ont voulu savoir et définir comment la nature divine et la nature humaine s’étaient unies dans Jésus-Christ, à quelle date, à quel degré, avec quels effets personnels. Dès lors se sont élevées, sur le mode et les conséquences de l’incarnation divine dans Jésus-Christ, toutes les questions, toutes les controverses qui, au ve siècle, sous les noms de Nestorius et d’Eutyches, dans les conciles de Constantinople, d’Éphèse et de Chalcédoine, ont divisé et agité, en Orient surtout, l’Église chrétienne. L’esprit humain avait entrepris de construire, sur ce point, la science de la religion et de l’histoire divine.

Les Évangiles, les Actes des Apôtres, les Épîtres contiennent et proclament, avec la même unanimité et la même constance que pour l’incarnation, un autre grand fait chrétien ; le Père, le Fils et le Saint-Esprit coexistant et agissant d’accord sur l’âme humaine. La Trinité est écrite dans le Nouveau Testament, et prend place, dès l’origine, dans l’histoire et dans la croyance chrétiennes. Ici encore les hommes ne se sont pas renfermés dans l’histoire et dans la croyance à l’histoire ; ils ont entrepris de déterminer les éléments et le comment du fait religieux, c’est-à-dire de transformer l’histoire en science. De là toutes les controverses, toutes les luttes, toutes les décisions qui ont eu pour objet la nature, le rang, les rapports des trois personnes divines, le mode d’existence et d’action de Dieu unique dans la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Je n’entre dans aucune de ces controverses : je n’examine aucune des doctrines et des décisions qu’elles ont suscitées ou contestées ; je ne veux, en ce moment, qu’en déterminer le caractère essentiel : c’est la transition du fait divin à la science humaine ; c’est la théologie plus ou moins légitimement issue de la religion.

Quand je dis plus ou moins légitimement, quand je garde, envers la science théologique, cette réserve, je n’ai nul dessein de ne pas exprimer, à ce sujet, toute ma pensée. J’admire souvent et je respecte toujours la théologie scientifique chrétienne ; dans ses efforts pour expliquer les grands faits bibliques et évangéliques, elle a tenté une œuvre glorieuse ; en poursuivant cette œuvre, elle a rencontré et mis en lumière des vérités sublimes ; elle a soutenu, en l’honneur du christianisme, des luttes redoutables ; elle a prêté, aux institutions et aux autorités chrétiennes, une force morale souvent efficace. Mais elle a été encore plus ambitieuse que forte et plus compromettante qu’efficace ; elle a méconnu, tout en en répétant sans cesse le nom, les limites de la science humaine. C’était son point de départ, sa donnée fondamentale, que la religion chrétienne est la révélation, l’œuvre miraculeuse de Dieu ; elle a oublié ce fait après l’avoir affirmé ; elle a voulu ; elle a cru assurer le triomphe de l’œuvre divine en l’expliquant ; elle l’a altérée et obscurcie en y mêlant une œuvre humaine. Il est donné à l’homme de reconnaître la réalité et l’empire des faits qui sont à la fois les dogmes et les mystères chrétiens ; il ne lui est pas donné d’en construire la science.

Bossuet aussi à essayé de sonder la Trinité évangélique ; et au milieu de ses explications et de ses comparaisons, il s’écrie tout à coup : « Je ne sais qui se peut vanter d’entendre cela parfaitement, ni qui pourra se bien expliquer à soi-même ce que les manières d’être ajoutent à l’être, ni d’où vient leur distinction dans l’unité et identité qu’elles ont avec l’être même. Tout cela ne s’en tend pas bien ; tout cela est pourtant chose véritablea. » Ainsi, après les suprêmes efforts de son génie, c’est dans l’ignorance chrétienne que le dernier des grands docteurs de l’Église vient se réfugier.

aÉlévations sur les mystères ; Œuvres de Bossuet, t. IX, p. 49.

Au mal de l’insuccès les tentatives de la théologie scientifique ajoutent un péril grave et douloureusement révélé par l’expérience. L’orgueil est le compagnon ordinaire de la science, et quel orgueil pourrait égaler celui de la science qui croit avoir pénétré les secrets de l’action divine et de la destinée humaine ? C’est à la théologie scientifique que revient la plus grande part dans les persécutions religieuses ; les docteurs ont eu à défendre en même temps la foi et leur système, l’œuvre divine et leur œuvre propre ; aussi les plus systématiques ont-ils été en général les plus tyranniques ; l’histoire confirme pleinement en ceci la conjecture morale ; à égalité de foi, l’ignorance chrétienne est, bien plus naturellement et plus aisément que la science théologique, portée à la modestie et à la charité.

Les théologiens scientifiques ne sont pas les seuls dont l’ambition et les efforts dépassent la sphère de la science humaine ; d’autres encore tombent, par une autre voie, dans la même erreur et le même péril. Ce n’est pas à la dialectique et au raisonnement, c’est au sentiment et à l’inspiration que les théologiens mystiques demandent la lumière sur les rapports de Dieu avec l’homme ; ils admettent, entre Dieu et les âmes, un commerce direct et mystérieux qui, dans certains cas et à certaines conditions, apporte à l’être humain des révélations divines toutes personnelles. C’est avec ce flambeau qu’ils entrent dans les questions de la grâce, de la prière, de la destinée providentielle de chaque créature, et qu’ils se flattent de soulever les voiles dont ces questions sont couvertes.

Je ne contemple qu’avec une profonde émotion ces pieux élans de l’âme humaine à la découverte des secrets de Dieu. Quoi de plus excusable que cette curiosité ardente et tremblante au milieu des ténèbres de notre vie et de notre destinée ? Quiconque croit vraiment en Dieu ne peut pas ne pas se croire sous l’œil et la main de Dieu ; comment la créature admettrait-elle l’indifférence et l’impuissance de son créateur ? Il est d’ailleurs bien peu d’âmes qui, à certains moments et dans certaines circonstances, n’aient ressenti, au plus intime fond de leur être, une action, une impulsion qui ne leur venaient pas d’elles-mêmes ni du monde autour d’elles, et qu’elles ne pouvaient s’expliquer qu’en les rapportant à une source, à une puissance supérieure. Qui de nous aussi n’a quelquefois entrevu, dans les événements de sa vie, un dessein étranger à notre volonté, à notre prévoyance propre, et qui nous conduit vers un but que nous ne nous étions pas proposé ? Et enfin, dans le nombre infini de prières qui montent à Dieu du sein des misères et des douleurs humaines, n’y en a-t-il pas auxquelles l’événement donne satisfaction comme d’autres auxquelles il la refuse ? Ainsi s’élèvent les problèmes de la grâce divine, de la Providence divine, de l’efficacité de la prière. Certes, c’est une passion bien naturelle que celle qui aspire à la solution de ces grands problèmes, et qui, dans cet espoir, tente de s’élever jusqu’à la communication directe et personnelle avec leur divin auteur. Mais autant la passion est naturelle, autant l’erreur est profonde : sans doute, par sa providence et par sa grâce, Dieu agit sur nous, sur notre âme et sur notre destinée ; sans doute il entend et écoute nos prières ; mais il ne nous est pas donné de prévoir son action et sa réponse, ni de les apprécier dans leurs motifs et dans leurs effets : « Les voies de Dieu ne sont pas nos voies. » Soit qu’il s’agisse des problèmes généraux posés devant son intelligence ou des questions personnelles qui troublent son âme, soit que des docteurs théologiques construisent des systèmes ou que des théologiens mystiques se livrent à des extases, dans l’un et l’autre cas l’homme arrive à des limites que ni sa vue scientifique ni ses pieux élans ne sauraient dépasser. Au delà de ces limites, la confiance malgré l’ignorance, telle est la condition que Dieu a faite à l’homme. C’est là l’ignorance chrétienne, gage de sagesse, de charité et de liberté.

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