Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE II

CHAPITRE IX
Souffrances qu’eurent à subir les Hébreux en Égypte durant 400 ans.

Oppression des Israélites par les Égyptiens.

1.[1] Comme les Égyptiens étaient voluptueux et nonchalants au travail et se laissaient dominer, en général, par tous les plaisirs et, en particulier, par l'appât du lucre, il advint qu'ils furent fort mal disposés pour les Hébreux, dont ils enviaient la prospérité. En effet, voyant que la race des Israélites était dans la fleur de son développement, que leurs vertus et leurs aptitudes naturelles au travail leur valaient déjà l'éclat de grandes richesses, ils se crurent menacés par cet accroissement. Les bienfaits dont ils étaient redevables à Joseph, après un si long temps, ils les avaient oubliés, et comme la royauté avait passé dans une autre dynastie[2], ils faisaient subir de cruelles violences aux Israélites et imaginaient contre eux toute espèce de tourments. Ainsi, ils les astreignirent à diviser le fleuve en nombreux canaux, à bâtir des remparts pour les villes et des digues pour contenir les eaux du fleuve et les empêcher de rester stagnantes quand elles déborderaient ; bâtissant pyramides sur pyramides, ils épuisaient ceux de notre race en les assujettissant à toute sorte de nouveaux métiers et de fatigues. Ils demeurèrent quatre cents ans[3] dans ces souffrances ; les Égyptiens s'acharnaient à faire mourir à la peine les Israélites, et ceux-ci à paraître toujours au-dessus de leur tâche.

[1] Exode, I, 7.

[2] Ex., I, 8. Cf. pour tout le commencement de l'histoire de Moïse l'historien Artapanos, cité par Eusèbe, Praep. ev., IX, 18, 27.

[3] Ce chiffre, incompatible avec les données chronologiques du premier livre et celles que Josèphe présente plus loin, n'est qu'un chiffre rond, indiqué, d'ailleurs, par la Bible elle-même (Genèse, XV, 13).

Ordre de faire périr les nouveau-nés.

2. Pendant que leurs affaires en étaient là, un événement se produisit qui eut pour effet d'exciter davantage les Égyptiens à faire périr notre race. Un des hiérogrammates[4] — ces gens sont fort habiles à prédire exactement l'avenir — annonce au roi qu'il naîtra quelqu'un[5] en ce temps chez les Israélites, lequel abaissera la suprématie des Égyptiens, relèvera les Israélites, une fois parvenu à l'âge d'homme, surpassera tout le monde en vertu et s'acquerra une renommée éternelle. Le roi, effrayé, sur l'avis de ce personnage, ordonne de détruire tous les enfants mâles qui naîtraient chez les Israélites, on les précipitant dans le fleuve, et recommande aux sages-femmes des Égyptiens d'observer les douleurs de l'enfantement chez les femmes des Hébreux et de surveiller leurs accouchements. Il voulait, on effet, qu'elles fussent délivrées par des femmes qui, en qualité de compatriotes du roi, ne seraient pas tentées d'enfreindre sa volonté[6] ; ceux qui cependant dédaigneraient cet ordre, et oseraient sauver clandestinement leur progéniture, il enjoignait qu'on les fît périr avec elle. C'était un terrible malheur qui les menaçait ; non seulement ils étaient privés de leurs enfants, non seulement ces parents devaient prêter la main au meurtre de leurs rejetons, mais, de plus, la pensée que leur race allait s'éteindre par la disparition de ceux qui naîtraient et par leur propre fin leur présentait une image sinistre et désespérée. Ils étaient donc plongés dans cette affliction ; mais nul ne peut l'emporter sur la volonté divine, quelques ruses infinies qu'il emploie ; car cet enfant même qu'avait prédit le hiérogrammate s'élève en échappant à la surveillance du roi, et ses actions vont vérifier la prédiction qui le concerne. Les choses se passèrent de la façon suivante.

[4] Nom des prêtres égyptiens qui interprétaient les Écritures.

[5] On trouve des légendes analogues dans Sanhédrin, 101 b. Rab Hama bar Hanina (Amora palestinien du IIIe siècle) dit que les mots « Ce sont là les eaux de Mériba » (Nombres, XX, 13) font allusion à la prédiction des astrologues égyptiens ; ceux-ci avaient annoncé que le sauveur des Hébreux devait périr par l’eau ; c'est pourquoi ils donnèrent à Pharaon l'avis de faire jeter les nouveau-nés dans le Nil ; ils ne savaient pas que l'eau dont il s'agissait était l'eau du rocher de Mériba.

[6] Josèphe corrige la Bible, d'après laquelle cet ordre est donné à des sages-femmes israélites (Exode, I, 15-21).

Prédiction de Dieu à Amram.

3.[7] Amaram(ès)[8], qui appartenait à une famille noble parmi les hébreux, craignant que sa race tout entière ne s'éteignit par suite de l'insuffisance de la prochaine génération, et très tourmenté pour son compte, car sa femme était enceinte, se trouvait dans un profond désarroi. Il recourt aux prières à Dieu, le supplie de prendre enfin un peu en pitié des hommes qui n'ont rien négligé dans les honneurs qu'ils lui rendent, de les délivrer des misères qu'ils souffrent en ce moment et de leurs soucis touchant l'extinction de la race. Dieu a compassion de lui et, se laissant fléchir par cet appel suppliant, il lui apparaît pendant son sommeil[9], l'exhorte à ne pas désespérer de l'avenir et dit qu'il garde le souvenir de leur piété et qu'il les en récompensera toujours. Déjà il avait accordé à leurs ancêtres cette singulière multiplication d'une race issue de quelques hommes. Abram, parti seul de Mésopotamie pour venir en Chananée, avait eu toutes les félicités et, de plus, sa femme, précédemment stérile, était par la suite devenue féconde, grâce à la volonté divine ; elle lui avait donné des enfants : il avait laissé à Ismaël et à ses descendants le pays des Arabes, aux enfants de Chetoura la Troglodytide et à Isac la Chananée. « Tous les succès, dit-il, qu’il a eus à la guerre, grâce à mon intervention, ce serait impie à vous de n'en pas conserver la mémoire. Jacob, lui, est devenu célèbre même chez des impies étrangers, par le haut degré de prospérité où il parvint pendant sa vie et qu'il a transmis à ses enfants. Lui et soixante-dix personnes, en tout, arrivèrent en Égypte, et vous voilà déjà plus de six cent mille ! Et maintenant sachez que je veille à vos intérêts à tous et en particulier à ta renommée : cet enfant, dont la venue a inspiré tant de crainte aux Égyptiens, qu'ils ont décrété de faire mourir tous ceux qui naîtraient des Israélites, cet enfant, ce sera le tien ; il échappera aux gens qui le guettent pour le perdre ; élevé dans des circonstances merveilleuses, il délivrera la race des Hébreux de la contrainte des Égyptiens et, aussi longtemps que durera le monde, on se souviendra de lui dans l’humanité, non seulement parmi les Hébreux, mais même chez les peuples étrangers ; c'est la faveur que j'accorde à toi et à ceux qui naîtront de toi : il aura aussi un frère digne d'occuper mon sacerdoce, lui et ses descendants à perpétuité ».

[7] Exode, II, 1.

[8] Amram n'est nommé dans la Bible qu'au chapitre VI, 20, de l'Exode. LXX : Ἀβράμ.

[9] Tout ce passage est surajouté au récit biblique. Le songe d'Amram est connu cependant de la tradition. Voir Mekhilta (le plus ancien commentaire halachique de l'Exode), éd. Weiss, p. 52. Dans le Talmud, Meguilla, 14 a, c'est Miriam, sœur de Moïse, qui prévoit ses destinées, selon une opinion de Rab Nahman (Amora babylonien du commencement du IVe siècle). Cette légende est reproduite dans la Chronique de Moïse (Jellinek, Bet hamidrasch, II. p. 2) et le Séfer hayaschar.

Naissance et exposition de Moïse.

4. Après que l'apparition lui eut fait ces révélations, Amaram se réveilla, en fit part à Jochabél(é)[10] sa femme, et leur crainte ne fit que s'accroître par les prédictions de ce songe. Ce n'était pas seulement pour l'enfant qu'ils étaient anxieux, c'était pour cette haute fortune à laquelle il était destiné. Cependant ils ajoutèrent foi aux promesses divines quand la femme accoucha ; en effet, elle put tromper la surveillance, grâce à la bénignité de son accouchement, qui ne donna pas lieu chez elle à de violentes souffrances[11]. Ils élèvent l'enfant trois mois en secret : après cela, Amaram, craignant d'être pris sur le fait et d'encourir ainsi la colère du roi, ce qui le perdrait, lui et son fils, et ferait évanouir la promesse divine, résolut de s'en remettre à Dieu du soin de préserver l'enfant et de veiller sur lui plutôt que de se lier à une dissimulation, expédient peu sûr et qui eût été dangereux, non seulement pour l'enfant élevé en cachette, mais pour lui-même : il estimait que Dieu ferait tout pour leur sécurité, afin que rien ne se démentit de ce qu'il avait prononcé. Ayant pris cette résolution, ils fabriquent une tresse de fibres de papyrus, qu'ils arrangent en forme de corbeille. Ils lui donnent les dimensions suffisantes pour que le nouveau-né s'y trouve au large. Ensuite ils l'enduisent de bitume — le bitume a pour propriété d'empêcher l’eau de passer à travers les mailles —, ils y déposent l'enfant et, la lançant sur le fleuve, confient à Dieu le soin de le préserver. Le fleuve reçoit l'objet et l'emporte ; Mariamme[12], sœur de l'enfant, sur l'ordre de sa mère, va longer l'autre rive du fleuve pour voir où il entraînerait la corbeille. Là, Dieu fit voir clairement que l'intelligence humaine ne peut rien, mais que tout ce qu'il entend accomplir finit par se réaliser heureusement et que ceux qui, en vue de leur propre sécurité, décrètent la mort d'autrui échouent malgré toute l'ardeur qu'ils déploient, tandis que ceux-là se sauvent d'une façon inattendue et, au milieu presque de leurs malheurs, rencontrent le succès, qui courent des dangers selon le dessein de Dieu. C'est ainsi que la destinée de cet enfant manifesta la puissance divine.

[10] En hébreu et LXX : Jocabed.

[11] Cf. Sota, 12 a (sur Ex., II, 2) ; il y eût dit aussi que Jocabed accoucha sans douleurs.

[12] En hébreu : Miriam.

Moïse sauvé des eaux.

5. Le roi avait une fille, Thermouthis[13]. Jouant près des rives du fleuve et apercevant la corbeille que le courant emportait, elle dépêche des nageurs avec l'ordre de lui rapporter cette corbeille. Quand ceux-ci furent revenus, elle vit l'enfant et se prît pour lui d’une grande tendresse à cause de sa taille et de sa beauté. Telle était la sollicitude dont Dieu entoura Moïse que ceux-là même qui avaient décrété à cause de lui la perte de tous les enfants qui naîtraient de la race des Hébreux crurent devoir l'élever et prendre soin de lui. Thermouthis ordonne aussi qu'on fasse venir une femme pour allaiter l'enfant. Mais comme, loin de prendre le sein, il se détournait[14] et qu'il témoigna de même sa répugnance pour plusieurs autres femmes, Mariamme, qui était venue sur ces entrefaites sans dessein apparent et comme une simple curieuse : « C'est peine perdue, dit-elle, ô reine, que d'appeler pour nourrir cet enfant des femmes qui n'ont aucun lien d'origine avec lui, si tu faisais venir une femme de chez les Hébreux, peut-être prendrait-il le sein d'une femme de sa race ». Son avis parut judicieux et la princesse la pria de lui rendre ce service et d'amener une nourrice. Elle use de la permission, et revient, amenant la mère, que nul ne connaissait. Alors l'enfant, avec une sorte de joie, s'attache au sein et, sur la demande de la reine, la mère se charge entièrement de le nourrir.

[13] La Bible ne nomme pas la fille de Pharaon. Le Talmud (Meguilla, 13 a), l'appelle Bithia, se fondant sur le verset, I Chr., IV, 18 : « Et tels sont les fils de Bithia, fille de Pharaon ». Elle a encore d'autres noms ailleurs : Merris dans Artapanos (Eus., Praep. ev., IX, 27). Le Syncelle l'appelle a différentes reprises Pharié. Le nom de Thermouthis est certainement égyptien (voir sur ce nom G. Ebers, Durch Gosen zum Sinaï ; pp. 84, 539). C'est le nom d'une divinité égyptienne et aussi d'une localité de la Basse Égypte d'après Étienne de Byzance.

[14] Cf. Sota, 12 b ; Ex. Rabba, I. Pour expliquer le verset, Ex., II, 7, on dit aussi que Moïse ne voulait pas de nourrice égyptienne.

Sa beauté ; son nom.

6. Dans la suite, la princesse lui donna un nom qui rappelait son immersion dans le fleuve ; car les Égyptiens appellent l'eau et ceux qui sont sauvés ysès[15] ils lui donnent donc un nom composé de ces deux termes. Et conformément aux prédictions de Dieu, il fut le plus illustre des Hébreux par la grandeur de son intelligence et son mépris des épreuves. [Abram était le septième de ses ascendants ; car il était fils d'Amaram, lequel était fils de Caath, et le père de Caath était Lévi, fils de Jacob, fils d'Isac, fils d'Abram.[16]] Son intelligence n'était pas celle d'un enfant de son âge ; elle était bien plus profonde et plus mûre que cet âge ne le comporte ; il en fit voir clairement toute l'étendue dans ses jeux, et présagea par ses premiers actes les choses plus grandes qu'il allait accomplir à l'âge d'homme. Quand il eut trois ans[17], Dieu le fit grandir d'une façon étonnante. Quant à la beauté, personne n'y était assez indifférent pour n'être pas frappé, en apercevant Moïse, du charme de ses traits et il arrivait à bien des gens, quand ils rencontraient Moïse sur leur chemin, de se retourner pour regarder l'enfant et d'abandonner leurs affaires pressantes pour le considérer à loisir : la grâce enfantine était chez lui si parfaite et si pure qu'elle retenait les regards[18].

[15] Josèphe substitue ici à l'étymologie biblique de ce nom (Ex., II, 10 : « Car je l'ai tiré des eaux », la racine hébraïque signifiant « tirer ») une étymologie égyptienne ou prétendue telle (cf. C. Apion, I, § 286). Cette étymologie n'a probablement pas plus de valeur historique que celle qu'il donne de Jérusalem par exemple (v. Ant., I, X, 2 et la note). Comparer l'étymologie donnée par Philon dans le De vita Moysis, 4, M., II, p. 83 τὸ γὰρ ὕδωρ "μῶς" ὀνομάζουσιν Αἰγύπτιοι, : les Égyptiens appellent en effet, l'eau : μῶς. Sur l'origine égyptienne du nom de Moïse, consulter G. Ebers, op. cit., p. 539.

[16] Cette phrase a été condamnée par Eruesti et la plupart des éditeurs ; elle interrompt, en effet, le développement. Mais peut-être trouvait-elle sa place ailleurs et le texte présente-t-il une lacune.

[17] Le Midrash (Ex. R., I) dit que sa mère l'allaita 24 mois et qu'il grandit d'une façon extraordinaire. Dans un texte cité par le Yalkout, I, 168, Rabbi Yehouda (?) dit qu'à cinq ans Moïse, pour la taille et l'intelligence, en paraissait onze.

[18] Le Midrash Tanhouma, sur Ex., II, 7 (cf. Ex. R., I), dit : « Telle était la beauté de Moïse que la fille de Pharaon ne voulait pas le faire sortir du palais, car tout le monde désirait le voir et quiconque le voyait avait peine à détacher ses regards de son visage ».

Moïse enfant et le Pharaon.

7.[19] Cet enfant si remarquable, Thermouthis l'adopte, le sort ne lui ayant pas donné de progéniture ; un jour, elle amène Moïse à son père pour le lui faire voir et, comme il se préoccupait de son successeur, la volonté de Dieu lui ayant refusé un fils légitime, elle lui dit : « J'ai élevé un enfant d'une beauté divine et d'un esprit généreux ; je l'ai reçu merveilleusement de la grâce d’un fleuve et j'ai songé à en faire mon fils et l'héritier de ta royauté ». Cela dit, elle met l'enfant entre les bras de son père ; celui-ci le prend, le presse avec bienveillance contre sa poitrine et, par amitié pour sa fille, lui met sur la tête son diadème ; mais Moïse jette le diadème à terre après l'avoir ôté de dessus sa tête par une espièglerie d’enfant et le foule même aux pieds[20]. Et l'on voulut voir là un présage relatif à la royauté. A ce spectacle, le hiérogrammate qui avait prédit que la naissance de l'enfant entraînerait l'abaissement de la puissance égyptienne se précipite pour le tuer en poussant des cris violents : « C'est lui, dit-il, Ô roi, c'est cet enfant qu'il faut tuer, selon ce que le Dieu a révélé, pour nous délivrer d'inquiétude ; il rend témoignage à cette prédiction en foulant aux pieds ton autorité et en marchant sur ton diadème. En le faisant disparaître, dissipe la crainte qu'il inspire aux Égyptiens et enlève aux Hébreux l'espérance de son audacieuse initiative ». Mais Thermouthis s'empresse de lui arracher l'enfant des mains ; et le roi était peu disposé au meurtre, indécision qui lui était inspirée par Dieu, car il veillait au salut de Moïse. Il grandit donc, entouré de tous les soins, et les Hébreux pouvaient, grâce à lui, concevoir toutes les espérances, tandis que les Égyptiens le voyaient élever pleins de défiance. Mais, comme il n'y avait aucun motif visible pour qu'il fût tué soit par le roi — dont il était parent par adoption — soit par quelque autre, qui eût le droit d'être plus hardi dans l'intérêt des Égyptiens et par prévision de l'avenir, ils s'abstinrent de le faire disparaître[21].

[19] Exode, II, 10.

[20] La même légende se lit dans Tanhouma (ibid.) : tandis que le roi Pharaon caressait l'enfant, celui-ci se saisissait du diadème et le jetait à terre, comme il était destiné à le faire plus tard. La Chronique de Moïse fait un long récit où l’on voit également Moïse, en présence de Pharaon et de toute la cour, s'emparer et se coiffer du diadème, ce qui effraye les assistants. Alors Balaam, un des devins, rappelle à Pharaon un songe où celui-ci avait vu la même scène et l'avertit du danger que Moïse lui fera courir.

[21] Le texte paraît altéré.

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