Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE III

CHAPITRE V
Moïse, étant monté sur le mont Sinaï et ayant reçu de Dieu les lois, les transmet aux Hébreux.

Moïse monte au Sinaï.

1.[1] Moïse, ayant convoqué le peuple, leur dit qu'il partait, lui, vers le mont Sinaï pour s'entretenir avec Dieu et qu'après avoir reçu de lui un oracle[2], il reviendrait le leur apporter ; quant à eux, il leur commanda de transférer leur campement près de la montagne, par préférence pour le voisinage de Dieu. Cela dit, il monte au Sinaï, qui était la montagne la plus haute de ces parages et dont les dimensions étaient si extraordinaires et les escarpements si abrupts que, non seulement elle était impossible à gravir, mais qu’on ne pouvait même la contempler sans se fatiguer le regard, d'autant plus que ce qu’on disait du séjour de Dieu la rendait redoutable et inaccessible. Cependant les Hébreux, conformément aux instructions de Moïse, changent leur camp de place et viennent occuper le pied de la montagne, s'exaltant à la pensée que Moïse reviendrait d'auprès de Dieu avec l'annonce de ces biens qu'il leur avait fait espérer. Tous en fêtes, ils attendent leur chef, observant toute pureté en général et, en particulier, s'abstenant du commerce des femmes durant trois jours, comme il le leur avait prescrit, et priant Dieu qu'après un accueil favorable, il donne à Moïse un présent qui les fasse vivre heureux. Ils font aussi des repas plus somptueux et mettent un soin particulier à se parer en même temps que leurs femmes et leurs enfants.

[1] Exode, XIX, 1.

[2] Nous lisons « un oracle ». Le Laurentianus a « quelque chose d'utile », leçon très défendable (voir plus bas).

Orage miraculeux sur la montagne.

2.[3] Ils passent ainsi deux jours en festins. Le troisième avant le lever du soleil, une nue se pose sur tout le camp des Hébreux, qui n'avaient jamais vu encore pareil phénomène, et environne l'emplacement où ils avaient établi leurs tentes. Et, tandis que le reste du ciel restait serein, des vents impétueux, amenant des pluies violentes, font rage, des éclairs terrifient les regards, et la foudre qui s'abat atteste la présence d'un Dieu propice aux vœux de Moïse. Au sujet de ces événements chacun de mes lecteurs peut penser ce qu'il voudra ; quant à moi, je suis obligé d'en faire un récit conforme à ce qui est consigné dans les saints Livres. Pour ce qui est des hébreux, ce qu'ils virent et le fracas qui frappait leurs oreilles les mit dans une vive agitation, car ils n'y étaient pas accoutumés et la rumeur qui courait au sujet de cette montagne, qui passait pour le séjour de Dieu, frappait singulièrement leur imagination. Ils se tenaient contre leurs tentes, mornes, croyant que Moïse avait péri victime de la colère de Dieu, et s'attendant pour leur part au même sort.

[3] Exode, XIX, 16.

Discours de Moïse aux Hébreux.

3.[4] Tel était leur état d'esprit quand apparaît Moïse, rayonnant et plein de hautes pensées. Sa vue les délivre d'inquiétude et leur fait concevoir pour l'avenir de meilleures espérances ; l'air redevint serein et pur des récentes perturbations, quand Moïse arriva. La-dessus, il convoque le peuple en assemblée pour entendre ce que Dieu lui a dit. Dès qu'ils sont réunis, il se place sur une hauteur, d'où tous pouvaient l'entendre, et dit[5] : « Hébreux, Dieu, comme naguère, m'a accueilli avec bonté et, pour vous prescrire des règles de vie heureuse et un gouvernement ordonné, il va paraître lui même dans le camp. C'est pourquoi, par égard pour lui et tout ce qu'il a déjà fait pour vous, ne méprisez pas ce que je vais dire en me considérant, moi qui vous parle, ou sous prétexte que c'est une bouche humaine qui vous le transmet. Car, si vous considérez l'excellence de mes paroles, vous reconnaîtrez la grandeur de celui qui l'a conçu et qui, dans votre intérêt, n'a pas dédaigné de me les confier. Ce n'est pas Moïse, fils d'Amaram et de Jocabed, c'est celui qui a contraint le Nil à rouler en votre faveur des flots sanglants et dompté par toutes sortes de fléaux l'orgueil des Égyptiens, celui qui, à travers la mer, vous a ouvert un chemin, celui qui a fait descendre une nourriture du ciel quand vous étiez dans le besoin, celui qui a fait jaillir du rocher l'eau qui vous manquait, celui grâce à qui Adam reçut les produits de la terre et de la mer, grâce à qui Noé échappa au déluge, grâce à qui Abram, notre ancêtre, cessant d'errer, s'établit dans la Chananée, celui qui a fait naître Isac de parents d'âgés, qui orna Jacob des vertus de douze fils, grâce à qui Joseph gouverna la puissance des Égyptiens, c'est celui-là qui vous favorise de ses commandements en se servant de moi comme interprète. Qu'ils aient toute votre vénération ; soyez-en plus jaloux que de vos enfants et de vos femmes. Vous aurez une vie de félicité si vous les suivez ; vous jouirez d'un pays fertile, d'une mer à l'abri des orages, et vos enfants naîtront d'une façon normale et vous serez redoutables à vos ennemis. Car, admis à la contemplation de Dieu, il m'a été donné d'entendre sa voix immortelle, tant il prend souci de votre race et de sa conservation ! »

[4] Exode, XIX, 14.

[5] Tout ce discours est un hors-d’œuvre, malgré les prétentions d'exactitude formulées plus haut.

Transmission des dix commandements.

4.[6] Après ces paroles, il fait avancer le peuple avec les femmes et les enfants, pour entendre Dieu leur parler de leurs devoirs, afin que la vertu de ces paroles ne fût pas altérée par le langage humain, qui les eût affaiblies en les transmettant à leur connaissance. Tous entendent une voix venue d'en haut, elle leur parvient à tous, de manière qu'ils ne perdent aucune de ces dix paroles que Moïse a laissées écrites sur les deux tables. Ces paroles, il ne nous est plus permis[7] de les dire explicitement, en toutes lettres, mais nous en indiquerons le sens.

[6] Exode, XX, 1.

[7] Scrupule assez singulier que nous ne retrouvons pas dans la littérature rabbinique. — Josèphe croit voir dans le texte sacré, d'ailleurs obscur à cet égard (cf. Ex., XX, 16), que les Israélites auraient entendu toutes les dix paroles. La tradition n'est pas absolument fixée à ce sujet. Voir Ex. Rabba, XXX, Mekkot, 21 a : selon une opinion talmudique, citée dans ce traité, les Hébreux n'auraient perçu que les deux premières.

Leur sens.

5. La première parole nous enseigne que Dieu est Un, qu'il ne faut vénérer que lui seul[8]. La deuxième nous commande de ne faire aucune image d'animal[9] pour l'adorer, la troisième de ne pas invoquer Dieu en vain, la quatrième d'observer chaque septième jour en nous abstenant de tout travail, la cinquième d'honorer nos parents, la sixième de nous garder du meurtre, la septième de ne point commettre d'adultère, la huitième de ne point voler, la neuvième de ne pas rendre de faux témoignages, la dixième de ne rien convoiter qui appartienne à autrui.

[8] Comme on voit, cette première parole correspond dans l'Exode aux versets 2 et 3 du ch. XX. Cette manière de classer les phrases initiales du Décalogue n'est pas celle de tous les docteurs du Talmud. Celle qui semble prévaloir dans Makkot, 24a, consiste à faire de la phrase : « Je suis l’Éternel ton Dieu, etc. », (que Josèphe modifie beaucoup) le premier des dix commandements ; le second comprendrait la défense d'adorer un autre Dieu et de représenter Dieu par une image. Le classement adopté par Josèphe était sans doute celui des écoles palestiniennes, où il avait été instruit.

[9] L'Écriture (Ex., XX, 4) interdit toute image quelconque de ce qui est dans le ciel, sur la terre ou dans les eaux. Il est visible que Josèphe, ici, n'indique pas simplement le sens du deuxième commandement. L'expression « aucune image d'animal » parait bien tendancieuse. Josèphe proteste déjà, avant de les réfuter dans son Contre Apion, contre les fables diffamatoires des Mnaséas, Posidonios, Apollonios Molon et autres pamphlétaires alexandrins, qui accusaient les Juifs d’adorer une tête d'âne dans le sanctuaire. C'est sans doute la même arrière-pensée qui fait dire à Josèphe un peu plus loin que les tissus des voiles du tabernacle avaient toute espèce d’ornements, sauf des figures d'animaux, alors que l'Écriture prescrit précisément les figures de keroubim.

Les Hébreux demandent des lois.

6.[10] Et le peuple, après avoir entendu Dieu lui-même leur dire ce que Moïse avait annoncé, se réjouit de ces paroles et l'assemblée fut dissoute. Les jours suivants, venant à maintes reprises vers la tente de Moïse, ils le prièrent de leur procurer aussi des lois de la part de Dieu. Moïse établit ces lois et il leur indiqua ultérieurement d'une façon complète comment on devait les pratiquer : j'en ferai mention en temps opportun. Mais, pour la majeure partie de ces lois, je les remets à un autre livre, car j'en ferai l'objet d'une exposition spéciale[11].

[10] Exode, XX, 18.

[11] Voir Antiquités, liv. IV, VIII, 4.

Moïse remonte au Sinaï ; son absence inquiète les Hébreux.

7.[12] Les choses en étaient là, quand Moïse gravit de nouveau le mont Sinaï, après en avoir averti les Hébreux. C'est sous leurs yeux qu'il effectua son ascension, mais, comme le temps passait — il y avait quarante jours qu'il s'était séparé d'eux —, la crainte saisit les Hébreux qu'il ne fût arrivé malheur à Moïse, et, entre toutes les infortunes qui les avaient atteints, rien ne les chagrinait comme de penser que Moïse avait péri. Il y avait contestation parmi les hommes : les uns disaient qu'il était tombé victime des bêtes fauves, — c'étaient principalement les gens dont les dispositions lui étaient hostiles qui émettaient cette opinion —, les autres disaient que la divinité l'avait retiré à elle. Mais les gens sensés, qui n'avaient de préférence personnelle pour aucun de ces deux avis, qui pensaient que mourir sous la dent des bêtes était un accident humain et qui estimaient vraisemblable aussi que, grâce à la vertu dont il était orné, il eût été transporté par Dieu auprès de lui, trouvaient dans ces pensées la quiétude. Pourtant, en songeant qu'ils étaient privés d'un patron et d'un protecteur tel qu'ils ne pourraient en trouver de semblable, ils ne cessaient de s'affliger extrêmement, et ni l'attente où ils étaient de quelque bonne nouvelle à son sujet ne les autorisait à prendre le deuil, ni ils ne pouvaient s'empêcher de pleurer et de montrer de l'abattement. Quant à lever le camp, ils n'osaient, Moïse leur ayant prescrit de l'attendre là.

[12] Exode, XXXII, 1.

Il revient avec les Tables de la loi.

8.[13] Lorsque quarante jours furent écoulés et autant de nuits, Moïse revint sans avoir goûté d'aucun aliment[14] de ceux qui sont en usage parmi les hommes. Son apparition remplit l'armée de joie ; il leur dévoila la sollicitude que Dieu témoignait à leur égard, disant qu'il lui avait montré pendant ces jours comment ils devraient s'administrer pour vivre heureux, et que Dieu voulait qu'on lui fît un tabernacle[15] où il descendrait quand il viendrait auprès d'eux, « afin que, dit-il, dans nos déplacements nous l'emportions avec nous et qu'il ne nous soit plus nécessaire de monter au Sinaï, mais que Dieu lui-même, fréquentant ce tabernacle, soit présent à nos prières. Ce tabernacle se fera dans les dimensions et avec l'aménagement qu'il a lui-même indiqués et vous vous mettrez à ce travail activement ». Cela dit, il leur montre deux tables[16] où se trouvaient gravées les dix paroles, cinq sur chacune d'elles[17]. Et l'écriture était de la main de Dieu[18].

[13] Exode, XXXII, 15.

[14] Exode, XXXIV, 28.

[15] Exode, XXV, 8.

[16] L'omission de l'épisode du veau d'or qui remplit le XXXIIe chap. de l’Exode est très remarquable : Josèphe évite, ici encore, ce qui pourrait donner prise aux fables malveillantes des ennemis des Juifs.

[17] L’Écriture ne dit rien au sujet de la disposition des dix commandements sur les tables ; mais la tradition s'en occupe. L'opinion de Josèphe est aussi celle qu'exprime R. Hanina ben Gamliel (Tanna du commencement du IIe siècle), tandis que d'autres docteurs pensent que les dix commandements étaient sur chacune des deux tables. Cette discussion se trouve dans Mechilta (sur Ex., XX, 16), j. Schekalim, VI, 1 ; j. Sota, 22 d ; Ex. Rabba, XLVII ; Cant. Rabba (sur Cant., V, 14). Josèphe ajoute plus loin que les cinq commandements de chaque table étaient gravés deux et demi par colonne. Cette disposition comportant deux colonnes par table ne paraît pas connue de la tradition rabbinique.

[18] Exode, XXXI, 18 ; XXXII, 16.

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