Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE V

CHAPITRE VIII
Courage de Samson ; maux qu’il causa aux Philistins.

Les Israélites asservis aux Philistins.

1.[1] Après la mort de ce dernier, les Philistins triomphent des Israélites, et reçoivent d'eux tribut pendant quarante ans. Mais ils sont affranchis de cette contrainte de la façon suivante.

[1] Juges, XIII, 2.

Un ange annonce la naissance d'un fils à la femme de Manôchès.

2. Un certain Manôchès[2], des plus notables Danites et le premier sans conteste de sa ville natale, avait une femme remarquable par sa beauté et qui l'emportait sur toutes celles de l'endroit. Comme elle ne lui donnait pas d'enfants, malheureux de cette stérilité, il suppliait Dieu, durant ses promenades fréquentes dans les environs de la ville en compagnie de sa femme, de leur donner une postérité légitime ; il y avait là une grande plaine[3]. Manôchès était comme fou d'amour pour sa femme et, partant, excessivement jaloux[4]. Un jour que sa femme était seule, un fantôme lui apparaît, envoyé par Dieu, qui ressemblait à un jeune homme beau et de grande taille et qui lui annonce l'heureuse nouvelle de la naissance prochaine d'un fils, grâce à la providence de Dieu ; ce fils serait beau et d'une force remarquable ; arrivé à l'âge d'homme, il ferait beaucoup de mal aux Philistins. L'ange recommande, en outre, de ne pas lui tondre les cheveux ; il devrait aussi avoir de l'aversion pour toute espèce de boissons, ainsi que Dieu le prescrivait, et ne s'habituerait qu'à l'eau seulement. Et l'ange venu sur l'ordre de Dieu s’en alla après ces paroles.

[2] Hébreu : Manôah.

[3] Il n'y a rien de ces détails topographiques dans la Bible.

[4] Ces détails romanesques sur la jalousie de Manoé sont absolument étrangers à la Bible. Mais le Midrash, qui s'occupe assez longuement de ce chapitre des Juges (Nombres R., X), présente aussi des traits légendaires sur les rapports de Manoé et de sa femme. Ils se reprochaient, paraît-il, mutuellement la stérilité de leur union. C'est de traditions de ce genre que Josèphe s'est lait l'écho. L'histoire de la jalousie de Manoé à l'avantage d'expliquer pourquoi l'ange fait une seconde apparition, qui dans le récit biblique paraît sans objet, puisque la femme a déjà averti son mari de ce qu'il faudrait « faire pour l'enfant » et que l'ange ne peut que réitérer les mêmes prescriptions. Dans Josèphe, l'ange se fait voir à Manoé, sur la prière de sa femme, pour dissiper ses soupçons, sans d'ailleurs y réussir. Le récit biblique est, au surplus, comme on voit par la suite, notablement altéré par Josèphe.

Nouvelle apparition de l'ange ; ses recommandations.

3. Le mari étant arrivé, la femme lui rapporta en détail ce qui s'était passé avec l'ange, en témoignant de son admiration pour la beauté du jeune homme et sa haute taille, de sorte que son mari, dans sa jalousie, fut tout bouleversé d'entendre ces louanges et conçut les soupçons que cette passion suggère. Elle, désireuse de dissiper ce chagrin déraisonnable de son mari, supplie[5] Dieu d'envoyer de nouveau son messager pour que son mari pût aussi le voir. Alors l'ange revient encore par la grâce de Dieu, tandis qu'ils étaient dans le faubourg et il apparaît à la femme que son mari venait de laisser seule. Celle-ci, lui ayant demandé d'attendre qu'elle amenât son mari, sur son assentiment, alla chercher Manôchès. Mais le mari, même à la vue de l'ange, ne cessa pas d'avoir des soupçons et il le pria de lui révéler à lui aussi ce qu'il avait annoncé à sa femme. L'ange ayant déclaré qu'il suffisait que la femme seule en fût instruite[6], le mari le somme de dire qui il était, afin qu'à la naissance de l'enfant, ils puissent lui témoigner leur reconnaissance et lui faire un cadeau. Celui-ci répondit qu'il n'en avait nul besoin, car ce n'était pas par intérêt qu'il leur avait annoncé cette heureuse nouvelle de la naissance d'un enfant, et quoique Manôchès l'invitât à demeurer et à prendre les présents d'hospitalité, il n'y consentit pas. Cependant, sur ses vives instances, il se laissa persuader de demeurer pour qu'on lui offrît un présent, et Manôchès ayant sacrifié un chevreau et commandé à sa femme de le cuire, quand tout fut bien prêt, l'ange leur ordonna de déposer sur le rocher les pains et les chairs, sans vases. Quand ils l'eurent fait, il toucha les viandes avec le bâton qu'il tenait, et, un feu ayant jailli, elles furent consumées avec les pains, tandis qu'ils virent l'ange s'élever vers le ciel porté sur la fumée comme sur un véhicule. Manôchès redoutant qu'il ne leur arrivât quelque malheur pour avoir vu Dieu, sa femme l'exhorta à se tranquilliser, car c'était pour leur bien que Dieu leur était apparu.

[5] Dans l'Écriture, c'est Manoé qui supplie Dieu d'envoyer l'ange à nouveau (Juges, XIII, 8).

[6] Dans la Bible, l'ange dit : « Tout ce que j'ai désigné à la femme, elle se l'interdira ». Suivent les recommandations touchant le vin, les boissons enivrantes, etc.

Naissance et enfance de Samson.

4.[7] Elle devint enceinte et tint bon compte des instructions reçues ; quand l'enfant naquit, ils l'appelèrent Samson (Sampsôn) : ce nom signifie vigoureux[8]. L'enfant grandissait vite et l'on voyait clairement qu'il serait prophète à la sobriété de son régime et à la façon dont il laissait croître ses cheveux.

[7] Juges, XIII, 24.

[8] Hébreu : Schimschôn. L’Écriture ne donne pas l'explication de ce nom. Celle que propose Josèphe lui est inspirée non par l'étymologie du nom, qui est obscure, mais par la qualité dominante du personnage.

Il tue un lion.

5.[9] Venu avec ses parents dans la ville de Thamna[10] chez les Philistins au moment d'une fête, il s'éprend d'une vierge du pays et il supplie ses parents de lui faire épouser cette jeune fille. Ceux-ci eurent beau refuser parce qu'elle n'était pas de leur race, comme Dieu avait médité ce mariage pour le bien des Hébreux, il obtint de faire sa cour à la jeune fille. Au cours de ses fréquentes visites chez les parents de celle-ci, il rencontre un lion, et, quoique sans armes, il l'attend, l'étrangle dans ses mains et jette la bête dans un taillis qui se trouvait là en dedans du chemin.

[9] Juges, XIV, 1.

[10] Hébreu : Timna.

L'énigme de Samson.

6.[11] En revenant une autre fois chez la jeune fille il trouve un essaim d'abeilles logé dans la poitrine de ce lion et, prenant trois rayons de miel, avec les autres présents qu'il apportait, il les donne à la jeune fille. Comme les Thamnites dans le festin de noces, auquel il les avait conviés tous, craignant la force du jeune homme, lui avaient assigné les hommes les plus vigoureux, censément en qualité de compagnons, en réalité pour veiller à ce qu’il ne se livrât à aucune violence, comme le vin circulait et qu'on se livrait à des jeux selon l'habitude dans ces circonstances, Samson dit : « Je vais vous proposer une énigme : si vous la résolvez après sept jours de recherches, vous recevrez chacun de moi du linge fin et des vêtements[12] en récompense de votre sagacité ». Très avides de s'acquérir en même temps un renom d'intelligence et un profit, ils le prièrent de parler et Samson leur dit : « De celui qui dévore tout est née une nourriture ; elle est douce, quoique née de celui qui est très rude ». Comme les Philistins au bout de trois jours ne pouvaient trouver ce que cela signifiait, ils prièrent la jeune fille de s'en informer auprès de son mari pour le leur révéler, et la menaçaient de la brûler si elle ne s'exécutait pas. Samson, devant la requête de la jeune fille, commença par résister, mais, comme elle le pressait et fondait en larmes et voyait une marque de malveillance dans son refus de lui répondre, il lui révéla comment il avait mis à mort le lion et comment, ayant trouvé des abeilles dans sa poitrine, il avait pris trois rayons de miel pour les lui apporter. Sans soupçonner aucune ruse, il lui raconte tout ; elle va rapporter ces propos aux questionneurs. C'est ainsi que le septième jour, où l'on devait lui donner l'explication de l'énigme proposée, étant venus le trouver avant le coucher du soleil, ils déclarent « qu'il n'est rien de plus rude à rencontrer qu'un lion ni rien de plus doux à goûter que du miel. » Samson ajouta : « Il n'est rien de plus astucieux qu'une femme qui est venue vous trahir mon énigme ». Et il leur donne ce qu'il avait promis, après avoir dépouillé des Ascalonites qu'il rencontra sur son chemin — c'étaient aussi des Philistins — ; quant à son mariage, il y renonça. La jeune fille, se moquant de sa colère, s'unit à l'ami de Samson qui avait été son garçon d'honneur.

[11] Juges, XIV, 8.

[12] D’après l’Écriture, trente chemises et trente vêtements (Juges, XIV, 12).

Il détruit les moissons des Philistins.

7.[13] Devant cet affront[14], Samson, furieux, résolut de poursuivre tous les Philistins avec elle de sa vengeance. Comme on était en été, et que les moissons étaient déjà mûres pour la récolte, il rassembla trois cents renards et, leur ayant attaché aux queues des torches allumées, il les lâcha dans les champs des Philistins. Il leur détruit ainsi leurs moissons. Mais les Philistins, sachant que c'était là un tour de Samson et devinant quel motif l'avait inspiré, envoyèrent des magistrats à Thamna et brûlèrent vifs celle qui avait été la femme de Samson et ses parents comme étant la cause de ces désastres.

[13] Juges, XV, 3.

[14] Ces mots sont peu compréhensibles chez Josèphe, parce qu'il a passé sous silence l'épisode survenu entre Samson et son ex-beau-père (Juges, XV, 1-3).

Livré par les gens de Juda, il rompt ses liens et taille les Philistins en pièces.

8.[15] Samson, après avoir tué beaucoup de Philistins dans la plaine, alla s'établir à Æta[16], roche fortifiée de la tribu de Juda. Les Philistins marchèrent contre cette tribu. Mais comme ceux-ci prétendaient qu'on n'avait pas le droit de leur faire subir le châtiment des méfaits de Samson, à eux qui payaient tribut, les Philistins déclarèrent que, s'ils ne voulaient pas encourir cette responsabilité, ils devaient livrer Samson entre leurs mains. Ceux-ci, voulant se mettre à l'abri de tout reproche, arrivent au rocher avec 3.000 soldats, et ayant reproché à Samson ses coups d'audace contre les Philistins, ces gens qui pouvaient apporter la ruine à toute la race des Hébreux, ils déclarent qu'ils sont venus pour se saisir de lui et le livrer entre les mains des Philistins et le prient de se soumettre de bonne grâce. Celui-ci, après leur avoir fait jurer qu'ils ne feraient rien de plus que de le livrer aux mains de ses ennemis, descend de son rocher et se remet à la discrétion des hommes de la tribu ; ceux-ci, l'ayant garrotté avec deux cordes, l'emmenèrent pour le livrer aux Philistins. Quand ils furent arrivés dans un endroit qu'on appelle aujourd'hui Siagôn[17], à cause de la valeur qu'y déploya Samson, et qui autrefois ne portait aucun nom, les Philistins, campés non loin de là, et venant à leur rencontre tout joyeux, avec des cris, croyant à l'heureuse réalisation de leur désir, Samson, après avoir rompu ses liens, se saisit d'une mâchoire d'âne qui se trouvait à ses pieds, bondit sur ses ennemis et, les frappant avec cette mâchoire, en tue un millier ; les autres, il les met en fuite dans un grand désordre.

[15] Juges, XV, 8.

[16] Hébreu et LXX : Étam.

[17] Josèphe suit les LXX, qui, au lieu de reproduire le mot hébreu léhi, l'ont traduit par siagon, « mâchoire ».

Dieu fait jaillir une source pour Samson altéré.

9. Samson, plus glorieux qu'il ne fallait de cette aventure, ne dit pas que c'était grâce à l'assistance de Dieu que tout s'était passé ainsi, mais fit une inscription qui l'attribuait à sa propre valeur, se vantant d'avoir abattu avec la mâchoire une partie de ses ennemis et mis les autres en déroute grâce à la terreur qu'il leur avait inspirée. Mais pris d'une soif ardente[18], reconnaissant que la vertu humaine n'est rien, il porta témoignage à Dieu de tous ses exploits et le supplia de ne point se fâcher de ses paroles au point de le livrer à ses ennemis, mais de lui accorder son aide dans ce moment critique et de le tirer de sa détresse. Se laissant fléchir à ses prières, Dieu fait jaillir d'un rocher une source délicieuse et abondante. C'est pourquoi Samson appela l'endroit mâchoire, nom qui s'est conservé jusqu'aujourd'hui[19].

[18] Juges, XV, 18.

[19] Bible : En-hakkoré (Juges, XV, 19), nom de la source, tandis que le lieu s'appelle Ramath Léhi.

Enfermé à Gaza, il s'échappe de nuit.

10.[20] Après ce combat, Samson, méprisant les Philistins, arrive à Gaza et demeure dans une hôtellerie[21]. Les chefs des Gazéens, ayant appris sa présence dans la ville, établissent une embuscade devant les portes afin qu'il ne puisse sortir à leur insu. Mais Samson, à qui ce manège n'échappe point, s'étant levé dès le milieu de la nuit, enfonce les portes, prend les montants et les verrous et toute la boiserie qui s'y trouvait, les charge sur ses épaules et s’en va les déposer sur la montagne située au-dessus de Hébron.

[20] Juges, XVI, 1.

[21] Cf. chap. I, 2, la note sur Rahab.

Dalila le livre aux Philistins.

11.[22] Cependant il violait déjà les coutumes des ancêtres et modifiait son propre genre de vie par l'imitation des mœurs étrangères ; ce fut l'origine de ses malheurs[23]. S'étant épris, en effet, d'une femme qui était courtisane chez les Philistins, nommée Dalila[24], il s'unit à elle, et les chefs de la confédération des Philistins, étant allés la trouver, lui persuadent par de grandes promesses de tâcher d'apprendre de Samson l'origine de cette force qui le rendait insaisissable à ses ennemis. Celle-ci, à table et dans d'autres rencontres de ce genre, en témoignant de son admiration pour ses exploits, s'ingénia à apprendre d'où lui venait cette valeur si extraordinaire. Mais Samson, qui avait encore toute sa force de jugement, rendit ruse pour ruse à Dalila ; il lui dit que, si on l'attachait avec sept sarments de vigne[25] encore suffisamment flexibles, il deviendrait le plus faible des hommes. Là-dessus, elle se tint en repos, puis ayant fait son rapport aux chefs des Philistins, elle embusqua quelques soldats chez elle et, tandis que Samson dormait, ivre[26], elle le lia avec les sarments le plus solidement possible, puis, l'ayant éveillé, elle lui dit que des gens venaient l'attaquer. Mais lui, ayant rompu les sarments, se prépara à la défense comme si on allait l'assaillir. Cette femme, comme Samson était continuellement avec elle, lui dit qu'il était cruel qu'il n'eût pas assez de confiance dans sa bonté envers lui pour lui dire exactement ce qu'elle désirait ; craignait-il qu’elle ne tût pas ce qu'elle savait qu'il ne fallait pas divulguer dans son intérêt ? Et Samson, par une nouvelle tromperie, lui ayant dit que, si on le liait avec sept cordes il perdrait sa force, comme elle essaya de ce moyen sans succès, la troisième fois, il l'avertit d'enfermer ses cheveux dans un tissu. Mais comme cette expérience ne lui découvrit pas non plus la vérité, finalement, sur ses instances, Samson, qui, aussi bien, devait être précipité dans le malheur, désirant plaire à Dalila : « Dieu, lui dit-il, prend soin de moi ; venu au monde grâce à sa providence, j'entretiens cette chevelure que Dieu m'a enjoint de ne point couper, car ma force m'est garantie par sa croissance et sa conservation ». Ainsi renseignée, l'ayant dépouillé de sa chevelure, elle le livra à ses ennemis, désormais sans force pour repousser leur assaut. Ceux-ci, après lui avoir crevé les yeux, le firent emmener enchaîné.

[22] Juges, XVI, 4.

[23] Le Talmud dit aussi que cette époque de la vie de Samson fut le commencement de sa perte (Sota, 9 b).

[24] Hébreu : Delila.

[25] Sept cordes neuves, selon la Bible.

[26] Ce détail, qui suppose que Samson a enfreint son vœu de nazir, n’est pas dans la Bible. [T. R.]

Fin de Samson.

12.[27] Mais, avec le temps, la chevelure de Samson repoussa. Un jour qu'il y avait fête publique chez les Philistins et que les magistrats et les plus notables célébraient un festin au même lieu — une salle dont deux colonnes supportaient le plafond —, Samson, qu'on avait fait chercher, fut amené au repas, afin qu'on l'outrageât tout en buvant. Celui-ci, estimant que le pire des malheurs, c'était de ne pouvoir se venger de telles injures, persuade à l'enfant qui le conduisait par la main, en lui disant que, fatigué, il désirait se reposer un peu, de le conduire près des colonnes. Sitôt arrivé, s'étant jeté sur elles, il fait écrouler la salle en renversant les colonnes sur trois mille hommes, qui moururent tous, y compris Samson. Telle fut sa fin ; il avait gouverné les Israélites pendant vingt ans. Cet homme mérite l'admiration pour son courage, sa force, la grandeur d'âme dont il fit preuve à la fin et la colère qu'il eut jusqu'à sa mort contre ses ennemis. S'il s'est laissé séduire par une femme, il faut l'attribuer à l'humaine nature, qui cède au péché ; mais il faut reconnaître hautement l'excellence de ses vertus dans tout le reste. Ses proches, ayant enlevé son corps, l'ensevelirent à Sariasa[28], sa patrie.

[27] Juges, XVI, 22.

[28] Hébreu : Çoréa.

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