Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE VI

CHAPITRE V
Première victoire militaire de Saül ; sa popularité ; la confirmation de son élection.

Naas, roi des Ammanites, menace Jabès en Galaad ; les habitants demandent à envoyer un message aux Hébreux.

1.[1] Cependant, un mois après[2], Saül commence à gagner le respect de tous par la guerre contre Naas(ès)[3] roi des Ammanites. Ce dernier, en effet, avait fait beaucoup de mal à ceux des Juifs[4] établis de l’autre côté du Jourdain[5], qu’il attaqua avec une grande et forte armée. Il réduisit leurs villes en servitude, et, après avoir d’abord subjugué les hommes par la force et la violence, il s’attacha à les affaiblir pour l’avenir par sa malice et son habileté, de façon à détruire tout espoir de relèvement et d’affranchissement pour eux : en effet, aussi bien à ceux qui venaient à lui sur parole qu’à ceux qui étaient pris par droit de guerre, il faisait arracher l’œil droit. Il calculait — l’œil gauche étant déjà caché par le bouclier — qu’ils seraient ainsi tout à fait réduits à l’impuissance[6]. Le roi des Ammanites, après avoir ainsi traité ceux qui habitaient au-delà du Jourdain, fit campagne contre le peuple appelé Galadéniens. Avant établi son camp près de la capitale de ses ennemis nommée Jabès, il leur envoya des messagers pour les inviter a se rendre incontinent, en acceptant qu’on leur crevât l’œil droit ; sinon il les menaçait d’un siège et de la destruction de leurs villes : à eux de choisir, s’ils préféraient perdre une petite partie de leur corps ou le perdre tout entier. Les Galadéniens, frappés de terreur, n’osèrent rien répondre ni dans un sens, ni dans l’autre, ne sachant s’ils voulaient se rendre ou résister, ils demandèrent un délai de sept jours afin d’envoyer un message à leurs frères pour les prier de leur porter secours ; alors si l’on venait à leur aide, ils lutteraient, s’il n’y avait aucun espoir d’assistance, ils se rendraient au roi, prêts à souffrir ce que bon lui semblerait.

[1] I Samuel, XI, 1.

[2] Comme les LXX : μετά μήνα, ce qui suppose que les mots hébreux (I Samuel, X, 27 fin) ont été mal lus et formaient le début du premier verset du chapitre XI.

[3] Hébreu : Nahasch.

[4] Cf. note 26.

[5] L’Écriture ne parle que du siège de Jabès. Josèphe paraît avoir contaminé deux rédactions, dont l’une parlait en général des Hébreux au-delà du Jourdain, l’autre plus spécialement des gens de Galaad.

[6] L’hébreu dit seulement que Nahasch veut humilier tout Israël.

Envoi du message : Saül promet son secours.

2. Naas, plein de mépris pour le peuple des Galadéniens et leur réponse, leur accorde le sursis désiré et leur permet d’envoyer un message à tous les alliés qu’ils voudraient. Ayant donc dépêché aussitôt vers chaque ville, ils annoncèrent aux Israélites les menaces de Naas et l’extrémité où ils étaient réduits. Ceux-ci se livrèrent aux larmes et à la douleur en entendant ce qui était arrivé aux Jabiséniens, mais la crainte ne leur permit pas d’oser davantage. Cependant, quand les messagers furent arrivés dans la ville du roi Saül et eurent raconté le péril de ceux de Jabis, le peuple se borna à gémir, comme celui des autres villes, sur le malheur de ses frères. Saül, qui rentrait du travail des champs, rencontre ses concitoyens éplorés, et, leur ayant demandé la raison de leur désespoir et de leur abattement, apprend le rapport des messagers. Alors, saisi de l’inspiration divine, il congédie les Jabiséniens avec promesse de leur venir en aide le troisième jour[7] et de triompher des ennemis avant l’aube, afin que le soleil à son lever les vit déjà vainqueurs et affranchis de leurs craintes. Il pria quelques-uns d’entre eux de rester avec lui afin de lui servir de guides.

[7] L’hébreu dit (I Samuel, XI, 9) : « demain, quand il fera chaud. »

Victoire de Saül ; sa popularité.

3.[8] Pour déterminer le peuple par la crainte du châtiment à partir en guerre contre les Ammanites et les faire se rassembler le plus vite possible, il trancha les nerfs à ses bœufs et menaça de traiter de même les réfractaires[9], ceux qui ne viendraient pas en armes le jour suivant près du Jourdain, prêts à le suivre, lui, ainsi que le prophète Samuel, partout où ils voudraient les mener. Les Israélites, effrayés par cette menace, se rassemblèrent au moment fixé ; il dénombra leur multitude dans la ville de Baia[10] et les trouva réunis au nombre de sept cent mille[11], indépendamment de la tribu de Juda : cette dernière comptait soixante-dix mille hommes[12]. Avant franchi le Jourdain et marché pendant toute la nuit l’espace de dix schènes[13], il arrive avant le lever du soleil et, après avoir partagé en trois son armée, il tombe soudain de tous les côtés sur les ennemis qui ne s’y attendaient pas ; le combat engagé, il massacra une quantité d’Ammanites et le roi Naas lui-même[14]. Cet éclatant exploit accompli par Saül répandit parmi tous les Hébreux ses louanges et procura à sa vaillance un renom merveilleux. En effet, s’il s’était trouvé précédemment des gens pour faire peu de cas de lui, ils changèrent alors de sentiment pour l’honorer et le considérer comme le premier entre tous. Car il ne lui suffit pas d’avoir sauvé la vie aux Jabiséniens, mais il pénétra dans le pays des Ammanites, le ravagea tout entier et revint dans sa patrie chargé d’un butin considérable. Le peuple, dans sa joie des géants faits de Saül, se félicitait d’avoir élu un tel roi, et se retournant contre ceux qui avaient prétendu qu’il ne servirait en rien leurs intérêts. Il s’écriait : « Où sont-ils aujourd’hui, ceux-là ? » et « Qu’ils soient châtiés ! » enfin, tout ce qu’a coutume de vociférer une foule grisée par des succès contre ceux qui en dénigraient tout à l’heure les auteurs. Quant à Saül, il accueillait avec reconnaissance leurs témoignages de bienveillance et leur zèle pour sa personne, mais il jura qu’il ne souffrirait pas qu’en un tel jour on mit à mort aucun de ses frères : il serait insensé de souiller la victoire due à Dieu par une effusion de sang et le meurtre d’hommes de leur race : il convenait plutôt de célébrer une fête dans des sentiments de mutuelle concorde.

[8] I Samuel, XI, 7.

[9] Dans la Bible, Saül coupe une paire de bœufs en morceaux, qu’il envoie dans tout le pays, en menaçant d’en faire autant aux bœufs de ceux qui ne se joindraient pas à lui.

[10] Hébreu : Bézek. LXX : Βεζέx έν Βαμά (AL : έν ‘Ραμα).

[11] Hébreu : 300.000 ; LXX : 600.000.

[12] Hébreu : 30.000 ; comme LXX.

[13] Le schène vaut environ 30 stades (5,1 kilomètres). Ce détail est de l’invention de Josèphe.

[14] La Bible ne mentionne pas la mort du roi.

Confirmation de l’élection de Saül.

4.[15] Samuel déclare encore qu’il faut par une deuxième élection confirmer la royauté de Saül, et tous se réunissent dans la ville de Galgala : car c’est là qu’il leur avait prescrit de se rendre. Et de nouveau, à la vue de tout le peuple, le prophète répand l’huile sainte sur la tête de Saül et pour la seconde fois le proclame roi. C’est ainsi que le gouvernement des Hébreux se changea en monarchie. En effet, sous Moïse et son disciple Josué, qui fut général en chef, ils vécurent sous un régime aristocratique. Après la mort de ces derniers, pendant une durée totale de dix-huit années[16], le peuple resta dans l’anarchie. Ensuite, ils revinrent à leur premier régime, confiant l’autorité suprême à l’homme qui avait paru le plus éminent par son courage et sa capacité à la guerre : et c’est pourquoi ils appelèrent cette période de leur vie politique « période des Juges ».

[15] I Samuel, XI, 14.

[16] Cf. supra, V, § 187, où cette durée de dix-huit ans représente non tout l’intervalle compris entre Josué et le premier juge, mais la période d’asservissement aux Moabites entre Keniaz (Othniel) et Ehoud.

Samuel prend à témoin le peuple de l’intégrité de son gouvernement.

5.[17] Le prophète Samuel, avant réuni les Hébreux en assemblée, s’exprima en ces termes : « Je vous adjure, par le Dieu suprême qui appela à la vie ces deux frères illustres, je veux dire Moïse et Aaron. qui a délivré nos pères des Égyptiens et de leur servitude, de vous avancer sans fausse honte, sans vous laisser paralyser par la crainte ou tout autre sentiment, et de déclarer si j’ai rien fait d’oblique et d’injuste par amour du lucre ou par cupidité ou par faveur. Ne craignez pas de m’accuser, si j’ai détourné quelque chose comme veau ou brebis[18], — qu’on peut cependant sans crime recevoir pour sa nourriture, — ou si j’ai contristé quelqu’un en lui confisquant sa bête de somme pour mon propre usage ; si j’ai encouru un grief de ce genre, qu’on l’articule en présence de votre roi. » Sur cela tous s’écrièrent qu’il n’avait rien fait de semblable et qu’il avait gouverné le peuple saintement et équitablement.

[17] I Samuel, XII, 1.

[18] Ces deux mots sont condamnés par Niese. La Bible dit : un bœuf ou un âne.

Reproches de Samuel au peuple, orage miraculeux ; repentir du peuple.

6.[19] Alors Samuel, devant ce témoignage unanime : « Puisque vous avez reconnu, dit-il, que vous n’avez rien eu à me reprocher, laissez-moi maintenant vous dire en toute franchise quelle grande impiété vous avez commise envers Dieu en réclamant un roi. Il fallait vous souvenir que c’est avec soixante-dix personnes seulement de notre race que notre ancêtre Jacob, poussé par la famine, se rendit en Égypte. Là, après que sa postérité, infiniment multipliée, fut par les Égyptiens réduite a l’esclavage et soumise à de durs sévices, Dieu, sur la prière de nos pères, sans recourir à un roi, leur permit de se délivrer de cette contrainte en leur envoyant les deux frères, Moïse et Aaron, qui vous conduisirent dans ce pays que vous occupez maintenant. Après avoir joui de ce bienfait de Dieu, vous avez trahi son culte et sa religion. Et malgré tout, quand vous êtes tombés sous la main des ennemis, il vous a délivrés, d’abord en vous faisant triompher des Assyriens[20] et de leur puissance, puis en vous procurant la victoire sur les Ammanites et les Moabites, et enfin sur les Philistins. Tout cela, ce n’est pas sous la conduite d’un roi que vous l’avez accompli, c’est avec Jephté et Gédéon pour chefs. Quelle démence vous a donc poussés à fuir votre Dieu et à souhaiter d’être soumis à un roi ? J’ai consenti cependant à désigner celui que Dieu même a élu. Toutefois, pour que vous sachiez clairement que Dieu est courroucé et mécontent que vous ayez introduit la royauté, je vous le ferai révéler par des signes irréfragables. Une chose dont personne d’entre vous n’a jamais oui parler, une tempête au cœur de l’été, voilà ce qu’après avoir prié Dieu je vais maintenant vous faire contempler. » Samuel avait à peine fini de parler au peuple, que la divinité atteste par des coups de tonnerre, des éclairs et une averse de grêle la véracité de toutes les paroles du prophète. Frappés de stupeur et d’épouvante, ils confessèrent qu’ils avaient péché, égarés par l’ignorance, et supplièrent le prophète, comme un père bon et indulgent, de leur rendre Dieu propice et de leur faire remise de cette faute qu’ils avaient ajoutée à tant d’autres rébellions et transgressions. Samuel promet qu’il suppliera Dieu de leur pardonner et essaiera de le fléchir ; il les exhorte cependant à être justes et vertueux et à se souvenir toujours des maux que leurs défaillances ont déchaînés sur eux, des miracles de Dieu et de la législation de Moïse, s’ils ont le désir d’être sauvés et de vivre heureux sous un roi. Que s’ils négligeaient ces avis, il viendrait, disait-il, sur eux et sur le roi une grande calamité envoyée par Dieu. Samuel, ayant fait ces prophéties aux Hébreux, les congédia dans leurs foyers, après avoir consacré pour la seconde fois la royauté de Saül.

[19] I Samuel, XII, 6.

[20] Cf. V, § 180 où l’on a déjà signalé l’erreur Assyriens pour Syriens (Araméens).

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