Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE VIII

CHAPITRE VIII
Scission du royaume à la mort de Salomon : Roboam son fils roi de Juda et de Benjamin (Juda), Jéroboam roi des dix autres tribus (Israël) ; nouveau culte instauré par Jéroboam hors de Jérusalem.

Roboam succède à Salomon ; revendications du peuple.

1.[1] Après la mort de Salomon, la royauté passée à son fils Roboam(os), qu’il avait eu d’une Ammanite nommée Nooma[2]. Les chefs du peuple mandèrent aussitôt Jéroboam d’Égypte, qui les rejoignit dans la ville de Sichem, où Roboam se rendit de son côté : car les Israélites avaient décidé de se réunir là pour le proclamer roi. Alors, s’approchant de lui, les chefs du peuple et Jéroboam le supplient d’alléger un peu leur servitude et de se montrer plus doux que son père qui leur avait imposé un joug si pesant. Ils seraient mieux disposés envers lui et la modération les rendrait plus dociles que la crainte. Roboam ayant déclaré qu’il répondrait à leur requête au bout de trois jours, devint incontinent suspect pour n’avoir pas sur-le-champ acquiescé à leurs vœux : car ils estimaient que la bonté et la générosité devaient être choses de primesaut, surtout chez un jeune homme. Il leur semblait toutefois que le seul fait de vouloir délibérer, et de ne pas refuser tout de suite, était de bon augure[3].

[1] I Rois, XII, 1 ; II Chroniques, X, 1.

[2] Bible (I Rois, XIV, 21) : Naama ; II Chroniques, XII, 13 : Νοομμά.

[3] Ce commentaire de la réponse dilatoire de Roboam appartient à Josèphe.

Roboam écarte les conseils des Anciens et suit l’avis des jeunes.

2.[4] Ayant convoqué les amis de son père, il consulta avec eux sur la réponse à faire au peuple. Ceux-ci, comme il convenait à des gens bienveillants et connaissant l’âme des foules, lui conseillèrent de parler au peuple avec affabilité et d’une manière plus familière que ne le comporte le faste royal : c’était le moyen de s’en concilier les bonnes grâces, les sujets étant enclins d’instinct à aimer les rois qui montraient de la condescendance et s’abaissaient jusqu’à eux. Roboam repoussa cet avis, si excellent qu’il fût et malgré le profit qu’il en eût tiré peut-être pour toute sa vie, en tout cas à ce moment où il s’agissait de prendre le pouvoir. J’imagine que c’était Dieu qui le poussait ainsi à condamner ce qui pouvait lui être utile. Il fit venir les jeunes gens qui avaient été élevés avec lui, leur communiqua le conseil donné par les anciens et les invita à dire leur sentiment sur la conduite à tenir. Ceux-ci, que leur jeunesse et la volonté de Dieu empêchèrent de penser juste, engagèrent Roboam à répondre au peuple que le plus petit[5] de ses doigts était plus épais que n’avaient été les reins[6] de son père ; que s’ils avaient éprouvé la sévérité de Salomon, ils allaient trouver en lui une humeur beaucoup plus rude encore ; et que si son père les morigénait avec des fouets, il fallait s’attendre qu’il le fit, lui, avec des scorpions[7]. Le roi fut enchanté de ces conseils et estima qu’une telle réponse convenait à la dignité royale. Aussi, quand le peuple se fut assemblé pour l’écouter, au troisième jour, devant la foule en suspens, l’oreille ouverte aux paroles du roi et les imaginant bienveillantes, Roboam leur donna pour réponse l’avis des jeunes gens, dédaignant celui de ses amis. Une telle attitude lui était dictée par la volonté divine afin que s’accomplit ce qu’Achias avait prophétisé.

[4] I Rois, XII, 6 ; II Chroniques, X, 6.

[5] D’après les Chroniques, qui traduisent l’hébreu [hébreu] par μικρὸς δάκτυλος (X, 10). Les LXX, dans le passage parallèle des Rois, ont ἡ μικρότης μου, « ma petitesse », ce qui n’a pas de sens.

[6] Ὀσφύος, comme LXX, traduisant [hébreu].

[7] Les termes μάσρτιξιν, σκορπίοις sont ceux des LXX.

Défection de dix tribus qui choisissent Jéroboam pour roi.

3.[8] Frappés au cœur par ces paroles et consternés de ce qu’il avait dit, comme s’ils en eussent déjà éprouvé les effets, ils s’indignèrent et s’écrièrent tous d’une voix qu’il n’y avait plus désormais rien de commun entre eux et David ou ses descendants : on ne laisserait à Roboam que le temple construit par son père, on menaça de l’abandonner. Telle était l’irritation du peuple et si tenace sa rancune que lorsque le roi leur eut envoyé Adoram, le préposé aux impôts, pour les calmer et adoucir leur mauvaise humeur, en les priant d’excuser ce que ses paroles pouvaient contenir d’inconsidéré et de brutal[9], ils ne voulurent pas l’entendre et le tuèrent à coups de pierres. Roboam, devant un pareil spectacle, se considéra comme visé lui-même par les pierres qui avaient frappé son serviteur. Craignant d’avoir en effet à subir ce sort affreux, il sauta sur son char et s’enfuit à Jérusalem. La tribu de Juda et celle de Benjamin le choisissent pour roi, mais le reste du peuple se détacha dès ce jour là des fils de David et mit Jéroboam à sa tête. Roboam, fils de Salomon, réunit en assemblée les deux tribus qui lui restaient soumises, et s’apprêta à lever une armée de cent quatre-vingt mille hommes d’élite pour faire campagne contre Jéroboam et son peuple et les contraindre par les armes à l’obéissance. Mais Dieu, par l’intermédiaire du prophète (Saméas)[10], empêcha cette expédition. « Il n’est pas juste, lui dit ce dernier, de partir en guerre contre ceux de ta nation, puisque aussi bien la défection du peuple s’est produite selon les desseins de Dieu. » Roboam renonça donc à son projet. Je vais maintenant exposer[11] d’abord les actes de Jéroboam, roi des Israélites, puis ensuite ceux de Roboam, roi des deux tribus : ce sera le moyen de conserver partout à toute cette histoire un plan bien ordonné.

[8] I Rois, XII, 16 ; II Chroniques, X, 16.

[9] Dans la Bible, Adoram ne tient aucun propos avant d’être lapidé.

[10] La traduction latine de Josèphe et Zonaras ajoutent ici le nom du prophète Saméas (Schemaya ; LXX : Σαμαίας), qui manque dans les mss. Quoi qu’en pense Niese (t. I, prœf., p. LVII), il semble que Josèphe n’a pas dû omettre son nom.

[11] Niese suppose une lacune avant διηγήσομαι sur la foi de la version latine diviso siquidem regno, prias narrabo, etc.

Jéroboam institue un culte nouveau à Dan et à Béthel.

4.[12] Pour commencer, Jéroboam construisit un palais dans la ville de Sichem[13], dont il fit son séjour ; il en édifia un autre encore dans la ville appelée Phanouel. Cependant, comme peu après devait avoir lieu la fête des Cabanes[14], il réfléchit que s’il permettait à ses sujets d’aller adorer Dieu à Jérusalem et d’y passer la fête, il y avait des chances que, pris de regrets et séduits par le Temple et le culte qu’y recevait Dieu, ils le quittassent pour se rallier à leur précédent roi, ce qui pourrait bien lui coûter la vie. Il imagina donc l’expédient suivant. Ayant fait fabriquer deux génisses en or[15] et autant de chapelles, l’une dans la ville de Béthél(é), et l’autre à Dan(é), qui est située près des sources du petit Jourdain[16], il place une génisse dans chacun de ces sanctuaires. Puis, avant convoqué les dix tribus dont il était le chef, il les harangua en ces termes : « Hommes de mon peuple, vous savez, je pense, que chaque endroit contient Dieu, que sa présence n’est point limitée à un lieu déterminé, mais que partout il entend et regarde ceux qui l’adorent. C’est pourquoi je ne crois pas aujourd’hui devoir vous conseiller de partir pour Jérusalem, la ville de nos ennemis, et de faire un si long voyage pour vous y prosterner. C’est un homme, en effet, qui a édifié le Temple, mais j’ai fabriqué, moi aussi, deux génisses d’or qui portent le nom de Dieu, et j’ai consacré l’une dans la ville de Béthel et l’autre à Dan, afin que ceux d’entre vous qui habitent près de ces villes viennent s’y prosterner devant Dieu. Je vais aussi désigner parmi vous des prêtres, des Lévites afin que vous puissiez vous passer de la tribu de Lévi et des fils d’Aaron. Que celui de vous qui voudra exercer la prêtrise offre à Dieu un jeune taureau et un bélier, comme fit, dit-on, Aaron, le premier qui fut prêtre[17]. » Par ces paroles il trompa le peuple, détacha ses sujets du culte paternel et leur fit transgresser les lois. Ce fut là pour les Hébreux l’origine de leurs malheurs ; c’est pourquoi, vaincus par les nations étrangères, ils devaient tomber dans la servitude. Mais de tout cela nous parlerons en son lieu.

[12] I Rois, XII, 25.

[13] La Bible dit que Jéroboam bâtit non un palais, mais Sichem elle-même. Josèphe a voulu lever la contradiction apparente qu’offre le verset avec XII, 1 (on peut, il est vrai, traduire l’hébreu par : il rebâtit ou il fortifia).

[14] Cf. plus loin, la note 239.

[15] Δαμάλεις χρυσᾶς. C’est le terme des LXX pour traduire [hébreu].

[16] Addition de Josèphe. Sur les sources du « petit Jourdain » (Jourdain inférieur), voir Guerre, IV, § 3.

[17] Dans la Bible, Jéroboam ne prescrit nulle cérémonie de ce genre. Josèphe attribue à Jéroboam une réminiscence de Lévitique, XVI, 3. Cf. aussi II Chroniques, XIII, 9.

Prédictions du prophète Jadon ; écroulement de l’autel de Béthel.

5.[18] L’approche de la fête, le septième mois[19], Jéroboam voulut la célébrer de son côté à Béthel, comme les deux tribus faisaient à Jérusalem. Il érige un autel devant la génisse et, faisant fonction de grand-prêtre, il monte sur l’autel avec ses propres prêtres. Mais, au moment où il allait offrir les sacrifices et les holocaustes aux yeux de tout le peuple, voici venir à lui un prophète de Jérusalem, nommé Jadon[20], envoyé par Dieu, qui alla se placer au milieu du peuple et dit ces mots en présence du roi en s’adressant à l’autel : « Dieu prédit qu’il viendra un homme de la famille de David, nommé Josias, qui sacrifiera sur toi, autel, les faux prêtres de ce temps-là et brûlera sur toi les ossements de ces imposteurs, trompeurs et impies. Et pour que nul ne doute qu’il en adviendra ainsi, je te préviens qu’un signe miraculeux va se produire : l’autel va se briser sur l’heure et toute la graisse[21] des victimes qui le couvre va se répandre à terre. » À ces paroles du prophète, Jéroboam, furieux, étend la main et ordonne qu’on se saisisse de lui. Mais la main tendue perd soudain sa vigueur et il n’eut même plus la force de la ramener à lui ; elle pendit à son côté, engourdie et desséchée. En même temps, l’autel s’effondra et tout ce qu’il portait fut précipité à terre, ainsi que l’avait annoncé le prophète. Convaincu alors que l’homme était véridique et possédait une prescience divine, Jéroboam lui demanda de prier Dieu de ranimer sa main droite. Le prophète supplia Dieu d’y consentir, et le roi, charmé de voir sa main revenir à son état naturel, invita le prophète à souper chez lui. Mais Jadon répondit qu’il ne pouvait souffrir d’entrer chez lui ni de goûter ni pain, ni eau dans cette ville : Dieu, affirmait-il, le lui avait interdit, ainsi que de reprendre le chemin par où il était venu, mais il devait, pour s’en retourner, en choisir un autre. Le roi admira sa fermeté mais demeura, quant à lui, dans l’inquiétude, car ces prédictions lui donnèrent à craindre que ses affaires ne vinssent à mal tourner.

[18] I Rois, XII, 32.

[19] ἙΈβδόμψ μηνί. La Bible dit (hébreu comme LXX) au huitième mois. Cette indication est, d’ailleurs, singulière, car le calcul de Jéroboam ne s’explique que si la tête a lieu à la même époque que la fête des Cabanes jérusalémite (à savoir, en effet le 15 du septième mois). Josèphe paraît refléter une autre leçon que celle de nos textes et plus justifiée.

[20] Le livre des Rois ne le nomme pas ; mais, dans II Chroniques, IX, 29, il est parlé des prophéties de Yédo ([hébreu] ; LXX : Ἰωηδ) sur Jéroboam, comme sources de l’histoire de Salomon. Cf. II Chroniques, XIII, 22, l’expression : Midrash du prophète Iddo (LXX : Ἀδδώ).

[21] Cf. LXX : ἡ πιότης ; l’hébreu [hébreu] est rendu habituellement par « cendre », mais, comme il s’agit des cendres provenant de la combustion des graisses du sacrifice, la divergence entre les deux interprétations est légère.

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