Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE VIII

CHAPITRE XV
Josaphat, roi de Juda, s'allie à Achab, roi d'Israël, pour combattre le roi de Syrie ; le prophète Michée donne de mauvais augures ; mort d'Achab durant la bataille, son fils Ochozias lui succède.

Prospérité de Josaphat.

1.[1] Telles étaient les affaires d’Achab. J’en reviens maintenant au roi de Jérusalem, Josaphat, qui, après avoir agrandi son royaume et placé des garnisons dans les villes situées sur son propre territoire, en installa aussi dans les villes de la tribu d’Éphraïm conquises par Abia son grand-père[2] sur Jéroboam, roi des dix tribus. Il jouit, d’ailleurs, de la bienveillance et de l’appui de la divinité, parce qu’il était juste et pieux et cherchait ce qu’il pouvait accomplir chaque jour d’agréable et de gracieux à Dieu. Les rois d’alentour l’honoraient de présents[3], de sorte qu’il accumula un trésor considérable et s’acquit une gloire immense.

[1] II Chroniques, XVII, 1.

[2] Bible = Asa, son père. Josèphe avait-il un autre texte sous les yeux ou n’a-t-il fait que corriger d’après II Chroniques, XII, 19 ?

[3] Addition de Josèphe.

L’enseignement, les finances, l’armée.

2.[4] La troisième année de son règne, ayant convoqué les préfets de la contrée et les prêtres, il leur ordonna d’aller parcourir le pays et d’instruire tout son peuple, ville par ville, des lois de Moise, de lui apprendre à les observer et à être zélés dans le culte de Dieu. Et tout le peuple se réjouit et mit toute son ambition, tout son amour à se conformer aux institutions légales. Les peuples voisins aussi ne cessèrent de témoigner de l’affection à Josaphat et de vivre en paix avec lui : les Philistins lui payaient les tributs convenus et les Arabes lui fournissaient annuellement trois cent soixante agneaux et autant de béliers[5]. Il fortifia, en outre, d’autres villes grandes et imposantes et prépara une armée exercée et des armes contre les ennemis. La tribu de Juda fournit une armée de trois cent mille hommes d’armes, dont Ednaeos[6] eut le commandement ; Johannès[7] en commandait deux cent milles[8]. Ce même chef avait dans la tribu de Benjamin deux cent mille archers fantassins. Un autre chef, du nom d’Ochobatos[9], servait le roi avec une masse de cent quatre-vingt mille hommes d’armes[10]. Il faut ajouter les garnisons réparties dans les villes les plus fortes.

[4] II Chroniques, XVII, 7.

[5] Bible : 7.700 béliers et 7.700 boucs. Les chiffres de Josèphe sont si modérés qu’on peut se demander s’il les a changés lui-même ou s’il les lisait déjà sur son modèle.

[6] Hébreu : Adna ; LXX : Ἐδνας.

[7] Hébreu : Yohanan ; LXX : Ἰωανάν.

[8] Bible : 280.000.

[9] Hébreu : Yehosabad ; LXX : Ἰωζαβάδ.

[10] Voici la répartition de ces effectifs d’après la Bible : Adna, 300.000 ; Johanan, 280.000 ; Amasia, 200.000 ; Eliada, 200.000 (Benjamin) ; Yehosabad, 180.000.

Alliance de Josaphat avec Achab contre le roi de Syrie.

3.[11] Josaphat fit épouser à son fils Joram(os) la fille d’Achab, roi des dix tribus, qui avait nom Athalie (Gotholia[12]). Comme il se rendit après quelque temps à Samarie, Achab le reçut affectueusement, offrit à l’armée qui l’accompagnait une hospitalité somptueuse en les comblant de pain et de vin et de viande, puis il l’invita à faire campagne avec lui contre le roi des Syriens pour lui reprendre la ville d’Aramatha[13], dans la Galadène. Car le père de ce roi l’avait enlevée à son propre père[14], à qui elle avait appartenu d’abord. Josaphat promit son concours, ajoutant que ses forces n’étaient pas inférieures à celles d’Achab, et envoya ses troupes de Jérusalem à Samarie ; les deux rois sortirent de la ville, s’assirent chacun sur son trône et distribuèrent la solde à leurs guerriers respectifs. Josaphat pria Achab de convoquer les prophètes qui pouvaient se trouver là et de les interroger sur l’opportunité d’une expédition contre les Syriens : car il y avait en ce temps-là paix et amitié entre Achab et le Syrien, depuis trois ans, à compter du jour où, l’ayant fait prisonnier, Achab l’avait relâché.

[11] II Chroniques, XVIII, 1 ; I Rois, XXII, 2.

[12] Ou Othlias selon quelques manuscrits. Gotholia est la transcription des LXX de l’hébreu : Atalyahou.

[13] Hébreu : Ramoth ; LXX : ‘Ρεμμάθ.

[14] Hypothèse qui a pour but d’expliquer qu’il ait fallu reprendre Ramoth. La Bible ne dit nulle part que Ben Hadad avait pris Ramoth à Omri.

Ils consultent les prophètes ; prédictions contraires de Michée et de Sédécias.

4.[15] Achab appela donc ses prophètes, qui étaient au nombre de quatre cents environ, et les pria de demander à Dieu s’il lui accorderait, dans sa lutte contre Adad, de vaincre, et de détruire la ville pour laquelle il allait partir en guerre. Comme les prophètes conseillaient l’expédition, assurant qu’il triompherait du Syrien et l’aurait à sa merci ainsi que la première fois, Josaphat perçut à leur langage que c’étaient de faux prophètes et s’informa auprès d’Achab s’il n’y avait pas encore un autre prophète de Dieu « par qui, dit-il, nous soyons plus exactement instruits de l’avenir ». Achab répondit qu’il y en avait bien un, mais qu’il le haïssait parce qu’il n’avait prophétisé que des malheurs et qu’il lui avait prédit qu’il mourrait, vaincu par le roi des Syriens : c’est pourquoi il le gardait maintenant en prison ; il s’appelait Michéas, fils de Yemblaeos[16]. Josaphat insiste pour qu’on le fasse venir ; Achab envoie un eunuque chercher Michéas. En chemin, l’eunuque révéla à ce dernier que tous les autres prophètes avaient prédit la victoire au roi. Mais celui-ci répondit qu’il n’avait pas le droit de faire mentir Dieu et qu’il dirait ce que Dieu même lui révélerait touchant le roi. Lorsqu’il fut arrivé auprès d’Achab et que ce dernier l’eut adjuré de dire la vérité, il déclara que Dieu lui avait montré les Israélites en fuite, poursuivis par les Syriens et dispersés dans les montagnes comme des troupeaux laissés sans bergers. Cela signifiait, ajoutait-il, que ceux-ci s’en retourneraient en paix chez eux, et que seul le roi tomberait dans la bataille. A ces paroles de Michéas, Achab s’écrie à Josaphat : « Je t’avais bien dit tout à l’heure les dispositions de cet homme à cet égard, et qu’il m’avait prophétisé les pires destins. » Et comme Michéas répétait qu’il ferait bien d’écouter toutes les paroles de Dieu, que les faux prophètes l’avaient encouragé à faire la guerre par l’espérance de la victoire et qu’il devait succomber dans la bataille, Achab tomba en proie à l’inquiétude ; mais Sédécias, un des faux prophètes, s’approcha et l’exhorta à négliger les propos de Michéas, car il ne disait rien de véridique. Il en donnait pour preuve les prophéties d’Élie, qui savait mieux que lui prévoir l’avenir. Ce dernier, en effet, disait-il, avait dit que les chiens lécheraient le sang d’Achab dans la ville d’Izara, dans le champ de Naboth, ainsi qu’il était arrivé à Naboth, lapidé par le peuple à cause de lui. « Il est donc manifeste que Michéas ment en contredisant un prophète supérieur à lui et en affirmant que le roi mourra d’ici trois jours. Mais vous allez reconnaître s’il est véridique et s’il possède la puissance de l’inspiration divine. Qu’à l’instant même, si je le frappe, il me paralyse la main, ainsi que Jadôn dessécha la droite du roi Jéroboam qui voulait le saisir : car tu as certainement, je pense, ouï parler de ce fait[17]. » Et comme, en effet, il frappa Michéas impunément, Achab, rassuré, fut rempli d’ardeur pour mener son armée contra le Syrien : c’était, je crois, la fatalité qui l’emportait et faisait ajouter plus de foi aux faux prophètes qu’au vrai, afin de précipiter le dénouement. Cependant Sédécias, s’étant fabriqué des cornes de fer, dit à Achab que Dieu lui signifiait par là qu’il abattrait la Syrie tout entière. Mais comme Michéas disait que, dans peu de jours, Sédécias irait de cellier en cellier pour se cacher, cherchant à esquiver le châtiment de ses mensonges, le roi ordonna d’emmener l’importun pour qu’il fût mis en prison sous la garde d’Achamon[18], le gouverneur de la ville, et de ne rien lui donner que du pain et de l’eau.

[15] I Rois, XXII, 6 ; II Chroniques, XVIII, 5.

[16] Hébreu : Michaychou, fils de Yimla ; LXX : Μιχαίας υ. Ἰεμβλαά (L : Ναμαλί).

[17] Toute cette argumentation fondée sur la citation d’Élie et l’incident de Iadon est inconnue de la Bible. En revanche, Josèphe ne parle pas de la scène céleste racontée par Michée (I Rois, XXII, 19-23).

[18] Hébreu : Amon ; LXX : Σαμοίρ (v. 26). L’Alexandrinus a la forme Ἀμμών.

Combat contre les Syriens ; déguisement d’Achab ; sa mort.

5.[19] Achab et Josaphat, roi de Jérusalem, emmenèrent leurs troupes et marchèrent vers Aramathé, ville de la Galaditide. Le roi des Syriens, averti de leur expédition, fit sortir son armée contre eux et établit son camp non loin d’Aramathé. Achab et Josaphat convinrent qu’Achab se dépouillerait de son costume royal, tandis que le roi de Jérusalem le revêtirait[20] et se tiendrait dans la mêlée, croyant déjouer par ce calcul les prédictions de Michéas. Mais la fatalité le trouva, même sans ses insignes. En effet, Adad, le roi des Syriens, recommanda à l’armée, par la voix des chefs, de ne mettre à mort nul autre que le seul roi des Israélites. Les Syriens, le combat engagé, ayant aperçu Josaphat qui se tenait devant les rangs, se figurant voir Achab, s’élancèrent sur lui et l’entourèrent. Mais lorsque, venus plus près, ils reconnurent leur méprise[21], ils firent tous demi-tour. En lutte depuis le point du jour jusqu’à la nuit et vainqueurs, ils ne tuèrent personne, selon la recommandation du roi ; ils cherchaient uniquement à tuer Achab, mais ne purent le rencontrer. Cependant, un page du roi Adad, nommé Amanos[22], ayant lancé des flèches sur les ennemis, blessa le roi au poumon à travers sa cuirasse. Achab résolut de ne pas faire connaître l’accident à l’armée, de peur de la déterminer à la fuite, mais il ordonna au conducteur de faire tourner son char et de l’emmener loin du combat, car il était blessé grièvement. Au milieu de ses souffrances, il demeura sur son char jusqu’au coucher du soleil et mourut de la perte de son sang.

[19] I Rois, XXII, 29 ; II Chroniques, XVIII, 28.

[20] Conforme à LXX dans I Rois, XXII, 30 ; l’hébreu offre un texte moins intelligible.

[21] D’après la Bible, Josaphat pousse un cri qui le fait reconnaître (v. 32-33).

[22] La Bible ne mentionne pas ce personnage ; c’est un soldat quelconque qui tue fortuitement le roi.

Réalisation des prophéties d’Élie et de Michée. Moralité.

6.[23] L’armée des Syriens, à la tombée de la nuit, revint au camp retranché, et le héraut[24] ayant annoncé qu’Achab était mort, (les Hébreux) rentrèrent chez eux. On rapporta le cadavre d’Achab à Samarie, où on l’ensevelit, et, ayant lavé le char à la fontaine d’Izara, — car il était souillé du sang du roi, — on reconnut la vérité de la prophétie d’Elie : en effet, les chiens léchèrent son sang et, dans la suite, les prostituées accoutumèrent de se laver à cette fontaine. D’autre part, il était bien mort à Ramathon, comme Michéas l’avait prédit, et les dires des deux prophètes s’étaient ainsi réalisés pour Achab. Il convient donc d’estimer très haut la Divinité, de lui accorder tous les honneurs et de la révérer, de ne point ajouter plus de créance à ce qui flatte nos goûts et nos désirs qu’à la vérité et de penser qu’il n’est rien de plus utile que la prophétie et la prescience de l’avenir obtenue grâce aux prophètes, puisque Dieu nous avertit ainsi de quoi il faut nous garder. Il convient également, en s’inspirant du sort de ce roi, de réfléchir sur la puissance du destin, puisque, même en le connaissant d’avance, il est impossible de l’éviter ; il s’insinue dans l’âme des hommes en les flattant d’heureuses espérances, par quoi il les mène au point où il les terrassera. Il apparaît donc qu’Achab eut l’esprit égaré par lui, si bien qu’il n’eut pas foi en ceux qui lui prédisaient la défaite, et sa croyance en ceux qui prophétisaient en courtisans lui coûta la vie. Il eut pour successeur son fils Ochozias.

[23] I Rois, XXII, 36.

[24] Στρατοπήρυκος. Mot emprunté aux LXX traduisant l’hébreu [hébreu] « il fit passer la sonnerie dans le camp ».

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