Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XI

CHAPITRE VIII
Alexandre le grand bat les généraux de Darius sur les bords du Granique ; Darius tente d'empêcher son avancée en l'attendant avec son armée à Issus, ville de Cilicie ; il est vaincu et Alexandre parvient en Syrie, prend Damas, s'empare de Sidon, assiège Tyr et la prend ; il écrit au grand-prêtre des Juifs de lui envoyer des renforts, mais celui-ci refuse en invoquant son allégeance à Darius ; Alexandre, s'étant emparé de Gaza, se hâte de monter vers Jérusalem ; le grand-prêtre lui ouvre les portes ; Alexandre montre une grande mansuétude à l'égard des Juifs.

Alexandre le Grand.

1. Vers ce temps, Philippe, roi de Macédoine, mourut à Ægæ assassiné par Pausanias, fils de Kerastès, de la race des Orestes. Son fils Alexandre lui ayant succédé, traversa l'Hellespont, battit les généraux de Darius sur les bords du Granique ; puis, ayant envahi la Lydie, soumis l'Ionie et traversé la Carie, se jeta en Pamphylie, comme cela a été raconté ailleurs[1].

[1] Ces faits ne sont point racontés dans un autre morceau des Antiquités. Ici comme dans d'autres passages, Josèphe a reproduit par inadvertance une formule empruntée à la source qu'il copie.

Manassé émigre auprès de Sanballat.

2. Cependant les anciens de Jérusalem, ne pouvant souffrir que le frère du grand-prêtre Jaddous, marié à une femme de race étrangère, partageât la dignité de grand-prêtre[2], se soulevèrent contre lui. Ils estimaient, en effet, que son mariage servirait de précédent à ceux qui voudraient violer la loi sur le choix des femmes, et marquerait pour eux le commencement du mélange avec l'étranger. Et pourtant la cause de leur première captivité et de leurs malheurs n'avait-elle pas été la faute commise par quelques-uns qui avaient pris des femmes hors du pays ? Ils enjoignirent donc à Manassès ou de se séparer de sa femme ou de ne plus s'approcher du lieu des sacrifices. Le grand-prêtre partagea l'indignation du peuple, et éloigna son frère de l'autel. Alors Manassès se rendit auprès de son beau-père Sanaballétès, et lui déclara que, bien qu'il aimât Nicasô, il ne voulait pas à cause d’elle être privé de la dignité sacerdotale, qui était la plus haute dans son peuple et héréditaire dans sa famille. Sanaballétès lui promit non seulement qu'il lui conserverait le sacerdoce, mais encore qu'il lui ferait avoir la puissance et la dignité de grand-prêtre, qu'il lui donnerait pouvoir sur tous les pays auxquels lui-même commandait, si Manassès voulait continuer à vivre avec sa fille ; il ajouta qu'il construirait un temple semblable à celui de Jérusalem sur la montagne de Garizim, la plus élevée du territoire de Samarie, et qu'il faisait ces promesses avec l'assentiment du roi Darius. Manassès, séduit par ces assurances, demeura auprès de Sanaballétès, pensant obtenir de Darius la charge de grand-prêtre ; car Jaddous[3] était alors déjà fort âgé. Bon nombre de prêtres et d'Israélites ayant contracté de semblables unions, les habitants de Jérusalem furent extrêmement troublés : tous ces hommes, en effet, émigraient auprès de Manassès, et étaient défrayés de tout par Sanaballétès, qui leur distribuait de l'argent, des champs à cultiver, des maisons, favorisant par tous les moyens l'ambition de son gendre.

[2] On ne voit pas bien en quoi le frère du grand-prêtre « partageait » sa dignité. Il est vrai que le titre d'Œrxiereæw est pris quelquefois dans un sens large, ou il désigne les membres des familles sacerdotales les plus considérées, celles où se recrutaient les grands-prêtres. Cf. Schürer, II2, 224.

[3] Les mss. ont Σαναβαλλέτην, mais pourquoi le grand âge de Sanballat ferait-il espérer à Manassé d'obtenir bientôt le pontificat ? Nous croyons donc qu'il faut rétablir ici le nom de Jaddous.

Siège de Tyr.

3. Sur ces entrefaites, Darius, à la nouvelle qu'Alexandre, après avoir traversé l'Hellespont et vaincu ses satrapes à la bataille du Granique, continuait sa marche en avant, rassembla une armée de cavalerie et d'infanterie, dans l'intention de s'opposer aux Macédoniens avant qu'ils n'eussent, en s'avançant, conquis toute l'Asie. Il traversa donc le fleuve Euphrate, franchit le Taurus[4], montagne de Cilicie, et vint attendre l'ennemi à Issus, ville de Cilicie, pour lui livrer bataille. Sanaballétès, charmé d'apprendre l'arrivée de Darius dans le bas pays, dit à Manassès qu'il accomplirait ses promesses aussitôt que Darius, après avoir battu l'ennemi, reviendrait sur ses pas : car il croyait — et tout le monde en Asie le croyait aussi — que les Macédoniens n'en viendraient même pas aux mains avec les Perses, à cause du nombre de ceux-ci. Mais l'événement trompa ces prévisions : le grand Roi, ayant livré bataille aux Macédoniens, eut le dessous, et, après avoir perdu une grande partie de son armée, s'enfuit en Perse, laissant prisonniers sa mère, sa femme et ses enfants. Alexandre arrivé en Syrie prit Damas, s'empara de Sidon et assiégea Tyr ; il envoya de là une lettre au grand-prêtre des Juifs auquel il demandait de lui expédier des renforts, de fournir des provisions à son armée et, acceptant l'amitié des Macédoniens, de lui donner les présents qu'il faisait précédemment à Darius ; il ajoutait que les Juifs n'auraient pas à s'en repentir. Le grand-prêtre répondit aux messagers qu'il avait promis par serment à Darius de ne pas prendre les armes contre lui, et qu'il ne violerait pas la foi jurée tant que Darius serait vivant. Alexandre à cette nouvelle entra dans une grande colère. Il ne crut pas cependant devoir abandonner Tyr, qu’il craignait de ne plus pouvoir prendre ; mais, tout en poussant le siège, il menaça de marcher contre le grand-prêtre des Juifs, et d'apprendre à tous, par son exemple, à qui ils devaient garder leur serment. Après un siège des plus pénibles, il prit Tyr. Quand il eut mis ordre dans cette ville, il marcha contre la ville des Gazéens et l'assiégea ainsi que le commandant de la garnison qui s'y trouvait, nommé Babémésès[5].

[4] Plutôt l'Amanus.

[5] Βάτις chez Arrien, II, 25, 4 et chez Q. Curce, IV, 6 (Betis).

Alexandre autorise la construction du temple du Garizim.

4. Cependant Sanaballétès, jugeant l'occasion favorable, abandonna la cause de Darius, et prenant avec lui huit mille de ses administrés, se rendit auprès d'Alexandre, qu'il trouva commençant le siège de Tyr ; il lui dit qu'il venait lui livrer tout le pays auquel il commandait, et le reconnaissait avec joie pour son maître, à la place du grand Roi Darius. Alexandre lui ayant fait bon accueil, Sanaballétès enhardi lui parla de ses projets, il lui dit qu'il avait pour gendre Manassès, frère de Jaddous, grand-prêtre des Juifs, et que nombre de compatriotes de son gendre, qui s'étaient joints à lui, voulaient bâtir un temple dans le pays soumis à son gouvernement. C'était, disait-il, l'intérêt du roi même de diviser la puissance des Juifs, car, une fois uni et d'accord, ce peuple, s'il se soulevait, pourrait causer aux rois de grands embarras, comme jadis aux monarques assyriens. Muni de l'autorisation d'Alexandre, Sanaballétès construisit en toute hâte son temple et installa Manassès comme prêtre, pensant assurer ainsi le plus grand honneur aux enfants qui naîtraient de sa fille. Après sept mois que dura le siège de Tyr et deux celui de Gaza, Sanaballétès mourut. Alexandre, s'étant emparé de Gaza, se hâta de monter vers Jérusalem. Le grand-prêtre Jaddous, à cette nouvelle, fut rempli d'angoisse et de crainte, ne sachant comment se présenter aux Macédoniens, dont le roi devait être fort irrité de sa récente désobéissance. Il ordonna donc au peuple des supplications et, offrant avec lui un sacrifice à Dieu, il pria celui-ci de défendre son peuple et d'écarter les dangers qui le menaçaient. Comme il se reposait après le sacrifice, Dieu lui apparut en songe et lui commanda d'avoir confiance, d'orner la ville de fleurs, d'en ouvrir les portes, et, le peuple en vêtements blancs, lui-même et les prêtres revêtus de leurs ornements sacerdotaux, d'aller à la rencontre d'Alexandre sans redouter aucun mal, protégés qu'ils seraient par la providence divine. Jaddous à son réveil se réjouit vivement et rapporta à tous la vision qu'il avait eue ; puis, après avoir fait tout ce qui lui avait été ordonné en songe, il attendit l'arrivée du roi.

Alexandre à Jérusalem.

5. Quand il apprit que le roi n'était plus loin de la ville, il sortit avec les prêtres et la foule des habitants, et s'avança à la rencontre d'Alexandre, en un cortège digne de ses fonctions sacrées et tel que rien n'y est comparable chez les autres peuples. Il marcha jusqu'à un lieu appelé Sapha ; ce mot, traduit en grec, signifie « observatoire » car on peut de là voir la ville de Jérusalem et le Temple. Les Phéniciens et les Chaldéens[6] qui accompagnaient le roi comptaient que celui-ci tournerait sa colère contre les juifs, pillerait la ville et ferait périr le grand-prêtre d'une mort cruelle ; mais les choses tournèrent tout autrement. En effet, dès qu'Alexandre vit de loin cette foule en vêtements blancs, les prêtres en tête, revêtus de leurs robes de lin, le grand-prêtre dans son costume couleur d'hyacinthe et tissé d'or, coiffé de la tiare surmontée de la lame d’or sur laquelle était écrit le nom de Dieu, il s'avança seul, se prosterna devant ce nom, et, le premier, salua le grand-prêtre. Tous les Juifs alors, d'une seule voix, saluèrent Alexandre et l'entourèrent. A cette vue, les rois de Syrie[7] et les autres furent frappés de stupeur et soupçonnèrent que le roi avait perdu l'esprit ; Parménion, s'approchant seul d'Alexandre, lui demanda pourquoi, alors que tous s'inclinaient devant lui[8], lui-même s'inclinait devant le grand-prêtre des Juifs ? « Ce n'est pas devant lui, répondit Alexandre, que je me suis prosterné, mais devant le Dieu dont il a l'honneur d'être le grand prêtre. Un jour, à Dion en Macédoine, j'ai vu en songe cet homme, dans le costume qu'il porte à présent, et comme je réfléchissais comment je m’emparerais de l'Asie, il me conseilla de ne pas tarder et de me mettre en marche avec confiance : lui-même conduirait mon armée et me livrerait l'empire des Perses. Aussi, n'ayant jamais vu personne dans un semblable costume, aujourd'hui que je vois cet homme et que je me rappelle l'apparition et le conseil que j'ai reçu en rêve, je pense que c'est une inspiration divine qui a décidé mon expédition, que je vaincrai donc Darius, briserai la puissance des Perses et mènerai à bien tous les projets que j’ai dans l'esprit ». Après avoir ainsi parlé à Parménion, il serra la main du grand-prêtre et, accompagné des prêtres[9] qui couraient à ses côtés, il se dirigea avec eux vers la ville. Là, montant au Temple, il offrit un sacrifice à Dieu, suivant les instructions du grand-prêtre, et donna de grandes marques d'honneur au grand-prêtre lui-même et aux prêtres. On lui montra le livre de Daniel, où il était annoncé qu'un Grec viendrait détruire l'empire des Perses, et le roi, pensant que lui-même était par là désigné, se réjouit fort et renvoya le peuple. Le lendemain, ayant assemblé les Juifs, il les invita à demander les faveurs qu'ils désiraient. Le grand-prêtre demanda pour eux la liberté de vivre suivant les lois de leurs pères et l'exemption d'impôt tous les sept ans : le roi accorda tout. Ils lui demandèrent aussi de permettre aux Juifs de Babylone et de Médie de vivre suivant leurs propres lois, et Alexandre promit volontiers de faire à leur désir. Et comme il disait aux habitants que, si quelques-uns d'entre eux voulaient se joindre à son armée, tout en conservant leurs coutumes nationales et en y conformant leur vie, il était prêt à les emmener, un grand nombre se décidèrent volontiers à faire partie de l'expédition.

[6] Schotanus corrige Χαλδαίων en Νουθαίων, mais il faut laisser au narrateur la responsabilité de ses bévues.

[7] Le narrateur a-t-il eu en vue des rois de cités phéniciennes ?

[8] Anachronisme.

[9] Ἱερέων est la leçon de certains mss. ; les autres ont Ἰουδαίων que préfère Niese.

Alexandre et les Sichémites.

6.[10] Alexandre, après avoir ainsi tout réglé à Jérusalem, marcha contre les villes voisines. Tous ceux chez qui il arrivait l'accueillirent avec des démonstrations d'amitié. Les Samaritains, dont la capitale était alors Sichem, située près du mont Garizim et habitée par les dissidents du peuple juif, voyant qu'Alexandre avait si magnifiquement traité les Juifs, décidèrent de se faire passer eux mêmes pour Juifs. Les Samaritains ont, en effet, le caractère que j'ai déjà décrit plus haut : quand ils voient les Juifs dans le malheur, ils nient être de la même race qu'eux, avouant alors la vérité ; mais quand ils voient que les mêmes Juifs sont favorisés de la fortune, ils se targuent immédiatement d'une parenté avec eux et prétendent être leurs proches, faisant remonter leur origine aux fils de Joseph, Ephraïm et Manassès. En pompe, avec de grandes démonstrations de dévouement pour le roi, ils allèrent donc à sa rencontre presque jusqu'aux portes de Jérusalem. Le roi les ayant loués, les habitants de Sichem s'avancèrent jusqu'à lui, accompagnés des soldats que Sanaballétès lui avait envoyés, et le prièrent d'honorer de sa visite leur ville et leur temple. Alexandre leur promit de le faire à son retour ; mais comme ils le priaient de leur remettre également l'impôt de la septième année, disant qu'eux non plus n'ensemençaient pas alors leurs champs, il demanda en quelle qualité ils lui adressaient cette requête. Sur leur réponse qu'ils étaient Hébreux, mais que les habitants de Sichem portaient le nom de Sidoniens[11], il leur demanda ensuite s'ils étaient Juifs. Ils dirent qu'ils ne l'étaient pas. « Je n'ai, dit alors Alexandre, accordé cette grâce qu'aux seuls Juifs. Cependant, à mon retour, quand vous m'aurez plus exactement renseigné sur votre compte, je ferai ce qui me paraîtra bon ». C'est ainsi qu'il congédia les habitants de Sichem. Quant aux soldats de Sanaballétès, il leur ordonna de le suivre en Égypte où il leur donnerait des terres : ce qu'il fit peu après dans la Thébaïde, en leur confiant la garde du pays[12].

[10] Cette section, comme l'a remarqué Büchler, ne paraît pas, sauf la fin C'est ainsi qu'il congédia…, provenir du même document que le récit sur Sanballat ; elle suppose une situation différente, et témoigne d'un sentiment hostile aux Samaritains.

[11] Cf. Ant. XII, 5,5.

[12] Ce renseignement paraît authentique, au moins en ce qui concerne l'existence de colonies militaires Samaritaines dans le Haute Égypte, analogues à celles des Juifs dans le Delta (un village Samareia existait au Fayoum). Mais leur établissement ne date sûrement que du temps des Ptolémées ; cf. d'ailleurs livre XII, i, 1.

7. Après la mort d'Alexandre, son empire fut partagé entre ses successeurs ; le temple du mont Garizim subsista. Et chaque fois qu'à Jérusalem quelqu'un était accusé d'avoir mangé des aliments impurs, ou de n'avoir pas observé le sabbat, ou de quelque méfait semblable, il s'enfuyait chez les habitants de Sichem, en prétendant qu'il avait été chassé injustement. A cette époque le grand-prêtre Jaddous était déjà mort et son fils Onias investi de la grande prêtrise.

Tels furent pendant cette période les événements concernant les habitants de Jérusalem.

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