Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XIII

CHAPITRE XI
Aristobule, grand-prêtre, se fait roi ; il met sa mère en prison et la laisse mourir de faim ; il tue son frère Antigone qu'il craint de voir usurper son trône ; il est ensuite pris de remords, tombe malade et meurt après un an de règne ; on retiendra de lui qu'il avait fait la guerre aux Ituréens et les avait forcés à se circoncire et à vivre suivant les lois des Juifs.

Aristobule, grand-prêtre, prend le titre de roi. Meurtre de sa mère et de son frère Antigone.

1. Après la mort de leur père, l'aîné, Aristobule jugea à propos de transformer de sa propre autorité le pouvoir en royauté, et le premier ceignit le diadème quatre cent quatre-vingt-un ans et trois mois après le retour du peuple, délivré de la captivité de Babylone[1]. De ses frères, il n'aimait que son puîné Antigone, qu'il jugea digne de partager ses honneurs ; quant aux autres, il les jeta dans les fers. Il mit aussi en prison sa mère, qui lui disputait le pouvoir, car Hyrcan l'avait laissée maîtresse de tout ; et il poussa la cruauté jusqu'à la laisser mourir de faim dans des chaînes. Puis il fit subir le même sort à son frère Antigone, qu'il paraissait aimer tendrement et qu'il avait associé à sa royauté. Il fut éloigné de lui par des accusations, auxquelles il ne crut pas tout d'abord, soit que son affection l'empêchât d'y prêter attention, soit qu'il supposât ces calomnies inspirées par la jalousie. Mais un jour qu'Antigone était revenu couvert de gloire d'une expédition militaire, à l'époque de la fête dans laquelle on dresse des tentes en l'honneur de Dieu, il arriva qu'Aristobule tomba malade. Antigone, pour célébrer la fête, monta au Temple, en brillant équipage, entouré de ses hommes d'armes, et fit les plus ardentes prières pour le salut de son frère. Les méchants, qui désiraient détruire la concorde régnant entre les deux frères, saisirent l'occasion que leur fournissaient l'éclat du cortège d'Antigone et ses succès. Ils se rendirent auprès du roi, exagérant dans de mauvaises intentions la pompe déployée par Antigone pendant la fête, prétendant que chacun de ses actes, loin d'être d'un simple particulier, révélait des visées à la royauté ; sans doute, à la tête d'une troupe en armes, il allait venir mettre à mort son frère, pensant qu'il serait sot, pouvant être roi, de se croire suffisamment avantagé par le simple partage des honneurs souverains[2].

[1] 481 ans à compter de 105 nous feraient remonter à 586. C'est la date, non du retour de Babylone, mais de la captivité elle-même (ruine du Temple, 10 Ab 586). Le chiffre donné par la Guerre, I, — 471 ans — n'est pas plus acceptable.

[2] Texte incertain et embrouillé.

2. Aristobule, entendant ces propos et persuadé contre son gré, désireux à la fois de ne pas éveiller les soupçons de son frère et d'assurer son propre salut, plaça ses gardes du corps dans un souterrain obscur — il couchait dans la forteresse appelée d'abord Bans, plus tard Antonia[3], — avec ordre de ne pas toucher Antigone s'il se présentait sans armes, mais de le tuer s'il voulait pénétrer armé auprès de lui. Il envoya cependant lui-même un messager à Antigone pour le prier de venir sans armes. Mais la reine et ceux qui avec elle conspiraient contre Antigone persuadèrent l'envoyé de dire le contraire, à savoir que son frère, ayant appris qu'il s'était fait faire une belle armure et un appareil de guerre[4], le priait de se rendre auprès de lui tout armé, afin de voir son équipage. Antigone, sans soupçonner rien de mal, confiant dans les bonnes dispositions de son frère, se rendit dans l'accoutrement où il se trouvait, revêtu de son armure, auprès d’Aristobule, pour lui montrer ses armes. Mais lorsqu'il arriva au pied de la tour dite de Straton, où le passage était très obscur, les gardes du corps le tuèrent. Sa mort prouva bien que rien n'est plus fort que la haine et la calomnie, et que rien n'est plus propre que ces passions à détruire la bienveillance et les affections naturelles. Il arriva à ce sujet une chose étonnante à un certain Judas, de race essénienne, dont les prédictions avaient toujours été conformes à la vérité. Cet homme, voyant Antigone passer près du Temple, s'écria au milieu de ses compagnons et des familiers, qui l'entouraient comme des élèves pour apprendre à prédire l'avenir : « Je mérite de mourir pour avoir menti puisqu'Antigone est vivant » : il avait annoncé, en effet, qu'Antigone mourrait ce jour même à l'endroit appelé tour de Straton ; or, il le voyait passer sous ses yeux, alors que le lieu où, selon sa prédiction, devait être commis le meurtre était éloigné d'environ six cents stades, et que le jour était déjà fort avancé[5] ; il y avait donc chance que sa prédiction fût fausse. Comme il parlait ainsi, tout confus, on annonça qu'Antigone venait d'être tué dans le souterrain, qui s'appelait aussi tour de Straton, comme la ville maritime de Césarée. Le devin en fut bouleversé.

[3] Cette forteresse avait été érigée par Hyrcan, au dessus et au N. du Temple (Ant., XVIII). Schürer croit (I3, 198) qu'elle s'élevait sur le même emplacement que la citadelle déjà mentionnée par Néhémie, II, 8 ; VII, 2.

[4] Guerre (I, III) ajoute « fabriqué en Galilée ».

[5] Guerre (I, III) « il est déjà quatre heures ».

Remords et mort d'Aristobule. Conquête de l'Iturée.

3. Aristobule, pris de remords du meurtre de son frère, en devint malade, l'esprit torturé par la pensée de son crime, au point que, la violence de la douleur ayant corrompu ses organes, il vomit du sang. Un des pages qui le servaient, — et je pense qu'il faut voir là le doigt de Dieu — emportant ce sang, glissa à l'endroit même où se trouvaient encore les traces du sang d'Antigone égorgé, et répandit son fardeau. Les spectateurs se récrièrent que l'esclave l'avait fait exprès. Aristobule, les ayant entendus, demanda la cause de ce bruit, et, comme on ne lui répondait pas, brûla plus encore de la connaître, car les hommes en semblable circonstance sont portés à soupçonner que ce qu'on leur tait est pire que la réalité. Et lorsque, devant ses menaces et contraints par la terreur, ils lui eurent dit la vérité, écrasé par la conscience de ses crimes, il versa d'abondantes larmes, et, avec de profonds gémissements, s'écria : « Je ne pouvais donc cacher à Dieu des actions si impies et scélérates ; le châtiment du meurtre de mon frère est vite survenu. Jusqu'à quand, Ô corps misérable, retiendras-tu une âme due aux mânes[6] de mon frère et de ma mère ? Pourquoi ne pas la rendre tout d'un coup au lieu de répandre goutte à goutte mon sang en libations à mes victimes ? » Il mourut en prononçant ces paroles mêmes, après un an de règne[7]. On l'appelait Philhellène, et il avait rendu de grands services à sa patrie : il avait fait la guerre aux Ituréens[8], et annexé une partie considérable de leur territoire à la Judée, forçant les habitants, s'ils voulaient demeurer dans le pays, à se circoncire et à vivre suivant les lois des Juifs. Il était d'un naturel équitable et très modeste, comme en témoigne Strabon, d'après Timagène : « C'était un homme équitable, et qui fut d'une grande utilité aux Juifs ; il agrandit, en effet, leur territoire, et leur annexa une partie du peuple des Ituréens, qu'il leur unit par le lien de la circoncision[9]. ».

[6] δαίμοσι. Cet hellénisme semble indiquer une source païenne (Nicolas ?).

[7] 104-103 av. J.-C.

[8] Peuplade du Liban. On a supposé sans raison suffisante qu'il s'agit de la Galilée, dont la judaïsation serait l'œuvre d'Aristobule. Mais voir plus bas et V, 6.

[9] Josèphe ne s'aperçoit pas de la ridicule contradiction entre ce jugement de Timagène et le reste de sa biographie d'Aristobule. On remarquera aussi comment le Il mourut en…, plus haut, n'est que la paraphrase de la citation textuelle de Strabon.

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