Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XIV

CHAPITRE IV
Pompée marche sur Jérusalem ; il jette Aristobule en prison et fait le siège de Jérusalem ; discorde entre les Juifs : les partisans d'Aristobule s'emparent du Temple et les partisans d'Hyrcan ouvrent les portes et livrent à Pompée la ville et le palais ; les Romains doivent redoubler d'ingéniosité en utilisant des machines de guerre pour prendre le Temple ; une fois le Temple pris, ils égorgent ceux qui s'y trouvent ; s'ensuit un massacre des Juifs, douze mille périssent ; Pompée confère la grande-prêtrise à Hyrcan ; il enlève aux Juifs les villes de Cœlé-Syrie ; il emmène à Rome Aristobule et ses enfants ; à partir de ce moment, les Juifs deviennent sujets des Romains.

Pompée à Jéricho. Aristobule mis aux fers.

1. Après avoir campé autour de Jéricho — canton où pousse le palmier et où l'on récolte l'opobalsamon, le plus précieux des parfums, qui coule, comme un suc, des troncs (de baumier) entaillés avec une pierre tranchante —, Pompée marcha dès l’aube sur Jérusalem. Aristobule changea alors de tactique, se rendit auprès de lui et promit de lui donner de l'argent et de le recevoir à Jérusalem, le suppliant de mettre fin à la guerre et d'arranger pacifiquement les choses à sa guise. Pompée, touché par ses prières, lui pardonna, et envoya Gabinius avec des troupes pour s'emparer de l'argent et de la ville. Mais rien ne s'accomplit : Gabinius revint sans avoir pu prendre ni l'argent ni la ville, dont les portes avaient été fermées devant lui ; les soldats d'Aristobule avaient refusé d'exécuter les clauses du traité. Pompée, irrité de cet insuccès, jeta Aristobule en prison, et marcha lui-même sur la ville, qui était forte de tous les côtés, sauf sur le flanc Nord, mal défendu : elle est, en effet, entourée d'un large et profond ravin[1], en deçà duquel se trouve le Temple solidement fortifié d'une enceinte de pierre.

[1] Il avait selon Strabon (XVI, 2, 40) 60 pieds de profondeur et 250 de largeur. Ce que Josèphe dit ici de la ville ne parait bien s'appliquer qu'à la colline sur laquelle s’élevait le Temple (cf. plus bas), la colline E. séparée de la colline O. (ville haute) par le ravin du Tyropoion. Mais il semble que les partisans d'Aristobule se retranchèrent uniquement dans le Temple même, évacuant ainsi la partie S. (ville basse) de la colline E. où s'était élevée autrefois l'Acra. Le pont rompu par eux doit être celui qui reliait le flanc O. du temple à la ville haute (colline O.). Cf. Guerre, VI, 6, 2 ταύτῃ γάρ (à l'O. du Temple extérieur) ὑπὲρ τὸν Συστὸν (une grande place) ἦσαν πύλαι καὶ γέρυρα συνάπτουσα τῷ ἱερῳ τὴν ἄνω πόλιν.

Siège de Jérusalem.

2. A l'intérieur de la ville régnait la sédition, les habitants ne s'entendant pas sur la situation : les uns voulaient livrer la ville à Pompée ; les partisans d'Aristobule étaient d'avis de fermer les portes et de résister, puisque Pompée retenait Aristobule prisonnier. Ces derniers, prenant les devants, s'emparèrent du Temple et coupèrent le pont qui le reliait à la ville, se préparant à soutenir un siège. Les autres ouvrirent les portes à l'armée et livrèrent à Pompée la ville et le palais[2]. Pompée envoya son lieutenant Pison avec des troupes mettre garnison dans la ville et dans le palais, et fortifier les maisons voisines du Temple, ainsi que les lieux environnants. Il n'eut d'abord pour les défenseurs que des paroles conciliantes ; puis, comme ils refusaient de l'écouter, il fortifia tous les lieux d'alentour, activement secondé en tout par Hyrcan. Pompée alla au point du jour camper au nord du Temple, côté le plus accessible. Mais de ce côté aussi se dressaient de hautes tours ; on avait creusé un fossé, et un ravin profond entourait l'édifice[3]. Du côté de la ville les communications étaient impossibles, le pont ayant été coupé[4]. Cependant les Romains, avec de grands efforts, élevèrent jour par jour une terrasse d'approche, en abattant les forêts des environs. Quand elle fut suffisamment haute, et une fois le fossé, qui était extrêmement profond, comblé à grand'peine, Pompée amena des machines et des engins de guerre, qu'il fit venir de Tyr, les dressa et battit les murs du Temple avec des balistes. Sans la tradition qui nous oblige au repos tous les sept jours, la terrasse n'aurait pu être élevée ; les assiégés s'y seraient opposés : mais si la loi permet de se défendre au cas où l'ennemi engagerait le combat et porterait des coups, elle l'interdit hors ces cas, quoi que fasse l'adversaire.

[2] Le palais des Hasmonéens était prés du Xystos. Cf. Guerre, II. αὕτη γὰρ ἦν ἐπάνω τοῦ Συστοῦ πρὸς τὸ πέραν (πέρας?) τῆς ἄνω πόλεως, καὶ γέφυρα τῷ Συστῷ τὸ ἱερὸν συνῆπτεν.

[3] Ces derniers mots, quoique confirmés par Guerre, sont un peu suspects. Si un « ravin profond », ceignait le Temple même au nord, on ne peut pas dire qu'il fût « accessible » de ce côté.

[4] Les mots ἐφ οὗ δὴ (ou διῆγε) Πομπήιος sont incompréhensibles. Il semble qu'il y ait une lacune.

Prise du Temple. Règlement de la Judée par Pompée.

3. Les Romains, qui le savaient bien, se gardèrent, les jours que nous appelons sabbat, de tirer sur les Juifs et d'en venir aux mains, se contentant d'apporter de la terre, d'élever des tours, d'avancer leurs machines, afin que tout fût prêt pour le lendemain. Et le fait suivant montrera à quel point nous poussons la piété envers Dieu et le respect de la loi : les Juifs ne furent jamais détournés par les terreurs du siège de l'accomplissement des rites ; deux fois par jour, le matin et vers la neuvième heure, on les accomplissait sur l'autel, et quelles que fussent les difficultés provenant des attaques de l'ennemi, on n'interrompit jamais les sacrifices. Bien plus, quand la ville fut prise le troisième mois (du siège), le jour du jeûne, en la cent soixante-dix-neuvième Olympiade, sous le consulat de Calus Antonius et de Marcus Tullius Cicéron[5], quand les ennemis envahirent le Temple et égorgèrent ceux qui s'y trouvaient, ceux qui offraient des sacrifices n'en continuèrent pas moins les cérémonies, sans que la crainte pour leur vie ni les massacres qui se multipliaient autour d'eux pussent les décider à s'enfuir : mieux valait, pensaient-ils, s'ils devaient subir un sort funeste, l'attendre à l'autel, que de transgresser quelque précepte de la loi. Et la preuve que ce n'est pas la une légende destinée à exalter une piété imaginaire, mais bien la vérité, se trouve dans les livres de tous ceux qui ont écrit l'histoire de Pompée, entre autres Strabon, Nicolas de Damas, et, de plus, Tite-Live, auteur de l'histoire romaine.

[5] La 179ème Olympiade (première année) va de juillet 64 à juillet 63 ; le consulat de Cicéron et d'Antoine correspond à l'année 63 ; la prise de la « ville » (ou plutôt du Temple) aurait donc eu lieu, d'après ce synchronisme, encore dans le premier semestre de 63 (contrà, Schürer, I3, 299). En tout cas, le « jour de jeûne » chez Josèphe (il entend par là sûrement le Kippour) résulte d'une interprétation erronée du document païen copié par lui : les Grecs et les Romains désignaient par là le sabbat qu'ils prenaient à tort pour un jeûne. Strabon (XVI, 2, 40) dit formellement que Jérusalem fut prise : τὴν τῆς νηστείας ἡμέραν ἡνίκα ἀπείχοντο οἱ Ἰουδαῖοι παντὸς ἔργου, et Dion Cassius, XXXVII, 16, qu'elle fut prise ἐν τῇ τοῦ Κρόνου ἡμέρᾳ ; c'est la même chose en d'autres termes. Cf. Herzfeld dans Monatsschrift f. Geschichte u. Wissensch. d. Judenthums. 1855, p. 109 suiv.

4. Dès que, sous l'effort des machines de guerre, la plus élevée des tours se fut écroulée et eut ouvert une brèche, les ennemis s'y précipitèrent. Cornélius Faustus, fils de Sylla, le premier, à la tête de ses soldats, escalada le rempart ; après lui, le centurion Furius et ceux qui l'accompagnaient pénétrèrent du côté opposé ; par un point intermédiaire entra Fabius, centurion lui aussi, avec une forte troupe. Partout régnait le carnage. Les Juifs étaient massacrés par les Romains ou se massacraient entre eux ; quelques-uns se jetèrent dans les précipices, d'autres mirent le feu à leurs maisons et se brûlèrent vifs, incapables de supporter leur sort. Il périt environ douze mille Juifs, mais fort peu de Romains. Absalon, oncle et beau-père d'Aristobule, fut fait prisonnier[6]. De graves sacrilèges furent commis dans le sanctuaire, dont l'accès était jusque-là interdit et où nul ne pouvait porter les yeux : Pompée, avec une suite nombreuse, y pénétra ; ils virent tout ce qu'il est interdit de voir aux autres hommes, hors les seuls grands-prêtres. Il y avait là la table d'or, les chandeliers sacrés[7], des vases à libations, des quantités de parfums, sans compter, dans les caisses, environ deux mille talents composant le trésor sacré : Pompée ne toucha à rien, par piété, en quoi aussi il agit d'une manière digne de sa vertu. Le lendemain, après avoir fait nettoyer le Temple par les serviteurs et offrir à Dieu les sacrifices prescrits par la loi, il conféra la grande-prêtrise à Hyrcan, en reconnaissance de tous les services que celui-ci lui avait rendus, et notamment parce qu'il avait empêché les Juifs de la campagne de faire cause commune avec Aristobule ; puis il fit trancher la tête aux promoteurs de la guerre. Faustus et les autres qui étaient courageusement montés à l'assaut des murailles reçurent les récompenses dues à leur valeur. Pompée rendit Jérusalem tributaire des Romains ; il enleva aux Juifs les villes de Cœlé-Syrie dont ils s'étaient rendus maîtres et soumit celles-ci à l'autorité du gouverneur romain[8] ; ainsi il ramena dans ses anciennes frontières ce peuple juif naguère si ambitieux. Pour faire plaisir à Démétrius de Gadara, son affranchi, il rebâtit Gadara, récemment détruite[9] ; et il rendit à leurs habitants les autres villes, Hippos, Scythopolis, Pella, Dion, Samarie, Marissa, Azotos, Iamnée, Aréthuse[10]. Outre toutes ces villes de l'intérieur, et sans compter celles qui avaient été détruites, Pompée déclara libres et rattacha à la province les villes maritimes de Gaza, Jopé, Dôra, Tour de Straton, qui, plus tard, rebâtie par Hérode et magnifiquement dotée de ports et de temples, prit le nom de Césarée.

[6] Il s'agit probablement d'un oncle paternel, du dernier survivant des fils d'Hyrcan I, épargné par Alexandre Jannée à cause de ses goûts paisibles (XIII).

[7] Remarquer le pluriel λυχνίας, qui paraît inexact.

[8] Le légat de Syrie : la Palestine n'eut pas de gouverneur spécial.

[9] On a vu que la ville avait été prise par Jannée (XIII), mais il n'a pas encore été question de sa destruction.

[10] Ce dernier nom paraît corrompu. On ne connaît pas d'autre Aréthuse en Syrie que la ville située tout au Nord, près d'Émèse.

5. Jérusalem fut redevable de tous les maux aux dissensions d'Hyrcan et d'Aristobule. Nous perdîmes, en effet, la liberté et devînmes sujets des Romains ; nous dûmes rendre aux Syriens tout le territoire que nous leur avions enlevé par les armes ; de plus, les Romains, en peu de temps, levèrent sur nous plus de dix mille talents, et la royauté, autrefois héréditaire dans la famille des grands-prêtres, devint l'apanage d'hommes du peuple. Nous reparlerons de tout cela le moment venu. Pompée, après avoir confié à Scaurus toute la Cœlé-Syrie (et le reste de la Syrie) jusqu'à l'Euphrate et à l'Égypte, avec deux légions romaines, partit pour la Cilicie, ayant hâte de rentrer à Rome. Il emmenait Aristobule prisonnier avec ses enfants, deux filles et deux fils ; l'un, Alexandre, put s'échapper, tandis que le plus jeune, Antigone, fut conduit à Rome avec ses sœurs.

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