Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XVI

CHAPITRE XI
Jugement des deux princes à Béryte par un conseil de cent cinquante personnes établi par Hérode ; Hérode y plaide contre ses enfants ; tentative de Tiron auprès d'Hérode pour sauver les jeunes gens ; Tiron, soupçonné de comploter contre le roi, est emprisonné, puis torturé ; Alexandre et Aristobule, conduits à Sébaste, sont étranglés sur l'ordre de leur père.[1]

Sur le conseil de l’empereur, Hérode réunit à Béryte un conseil pour juger ses fils.

1. Réconcilié avec Hérode, l’empereur lui écrivit qu’il s’affligeait au sujet de ses fils : s’ils avaient osé commettre une impiété, il convenait de les châtier comme parricides, et il lui en laissait la liberté ; mais s’ils n’avaient pensé qu’à s’enfuir, il l’allait simplement les admonester sans rien faire d’irrémédiable. Il lui recommandait de désigner lui-même et de réunir à cet effet un conseil à Béryte, colonie romaine, en s’adjoignant les légats impériaux, le roi de Cappadoce Archélaüs et tous autres qu’il jugeait éminents par leur amitié et leur rang et de décider suivant leur avis ce qu’il conviendrait de faire. Telles furent les instructions de l’empereur. Hérode, quand la lettre lui fut remise, se réjouit fort de sa rentrée en grâce et aussi de la liberté complète qu’on lui donnait de décider au sujet de ses fils. Tandis que dans l’infortune il avait été dur, mais n’avait montré ni témérité ni précipitation pour perdre ses fils, alors, devant cette amélioration de ses affaires et cette liberté conquise, il se félicita d’avoir toute licence dans sa haine. Il manda donc tous ceux qu’il lui parut bon de convoquer en conseil, à l’exception d’Archélaüs, dont il ne voulut pas l’assistance, soit par inimitié, soit parce qu’il craignait de trouver en lui un obstacle à ses volontés.

[1] Guerre, I, 538-551.

2. Une fois que les légats furent arrivés à Béryte avec tous les autres qu’il avait fait venir des villes, il fit conduire ses fils — qu’il ne jugeait pas bon d’amener devant le conseil — dans un bourg du territoire de Sidon nommé Platané[2], à proximité de la ville, de manière à pouvoir les faire comparaître si on les convoquait. S’avançant alors tout seul au milieu des cent cinquante personnages qui siégeaient, il porta contre eux une accusation non pas douloureuse comme le comportait la nécessité où il se trouvait, mais bien différente de celle d’un père contre ses enfants. Car il prenait un ton violent, se troublait dans la démonstration de la culpabilité et donnait les plus grands signes de colère et de férocité ; il ne laissait pas aux juges le soin d’examiner les preuves, mais leur présentait un réquisitoire indécent, pour un père plaidant contre ses enfants ; il lisait leurs lettres où n’était contenu aucun projet de complot, aucune pensée criminelle, mais où s’exprimaient seulement, leur désir de fuite et quelques reproches injurieux pour le roi à cause de la malveillance qu’il leur témoignait. Lorsqu’il en arriva là, il cria encore plus fort et grossit la chose à l’excès jusqu’à y voir un aveu de leur complot, jurant qu’il eût préféré être privé de la vie à entendre de pareilles choses. Finalement, il dit que la nature et la générosité de l’empereur lui avaient donné la liberté de décider ; il ajouta que la loi de ses ancêtres ordonnait que si des parents, après avoir accusé leurs enfants, leur imposaient les mains sur la tête, les assistants étaient obligés de lapider les condamnés jusqu’à ce que mort s’ensuivit. Bien qu’il eut été disposé à procéder ainsi dans sa patrie et son royaume, il attendait pourtant leur verdict ; ils étaient cependant là, non pas tant pour juger des actes évidents de ses enfants que pour avoir l’occasion de partager son indignation, car personne, si étranger fût-il, ne pouvait regarder avec indifférence un tel complot.

[2] Παλαεστῷ codd. = Πλατάνῃ W, AM (in marg.) Guerre, I, 589.

3. Lorsque le roi eut ainsi parlé, sans même permettre aux jeunes gens de présenter leur défense, les membres du conseil, s’étant mis d’accord que l’affaire ne comportait ni transaction ni réconciliation, lui confirmèrent sa liberté de décision. Saturninus, personnage consulaire et d’un rang élevé, donna le premier un avis très modéré[3] vu les circonstances : il déclara qu’il condamnait les fils d’Hérode, mais ne croyait pas juste de les mettre à mort, car il avait lui-même des enfants et cette peine était trop grave, même si Hérode avait tout souffert de leur part. Après lui, les fils de Saturninus, qui le suivaient tous trois comme légats[4], opinèrent de même. Volumnius au contraire dit qu’il fallait punir de mort des hommes qui avaient outragé leur père de façon si impie. Ensuite la majorité des autres juges opina dans le même sens, de telle sorte qu’il parut manifeste que les jeunes gens étaient condamnés à la peine capitale.

[3] αἰδημονεστάτην codd., ἀηδεστάτῃ P.

[4] Sur les légats légionnaires, cf. la note sur Guerre, I, 541.

Hérode, s’en alla aussitôt en les emmenant à Tyr et comme Nicolas était revenu de Rome auprès de lui, il lui exposa ce qui s’était passé à Béryte et l’interrogea sur ce que pensaient au sujet de ses fils ses amis de Rome. Nicolas répondit : « Leurs desseins contre toi paraissent impies ; il faut cependant te contenter de les emprisonner et les garder dans les fers. Si tu juges plus tard nécessaire de les châtier plus sévèrement, tu ne paraîtras pas suivre ta colère plutôt que la raison ; si au contraire tu veux les délivrer, tu n’auras pas rendu ton malheur irrémédiable. Voilà l’avis de la plupart de tes amis de Rome. » Hérode se tut, se plongea dans une profonde rêverie, puis l’invita à s’embarquer avec lui[5].

[5] Récit conforme dans l'autobiographie de Nicolas fr. 5, § 7 (F. H. G., III, 352).

Tentative infructueuse de Tiron et des chefs de l’armée.

4. Lorsqu’il fut arrivé à Césarée, on ne parla aussitôt que des fils du roi et tout le royaume était en suspens, se demandant comment tournerait l’affaire. En effet, tout le monde était saisi d’une grande crainte, que cette décision prolongée ne les menât à leur fin. On plaignait leurs malheurs, mais on n’osait pas sans danger prononcer ou même écourter une parole téméraire : la pitié se contenait et supportait cette infortune excessive avec affliction, mais pourtant en silence. Un vieux soldat, nommé Tiron, qui avait un fils lié avec Alexandre et du même âge, exprima librement tout ce que les autres renfermaient au fond du cœur ; il ne pouvait s’empêcher de crier souvent dans les foules, proclamant ouvertement que la vérité était inconnue, la justice bannie de l’humanité, que les mensonges et la perversité triomphaient et qu’un nuage si obscur enveloppait la situation que même les plus grands des malheurs humains ne frappaient plus les yeux des égarés. Cette attitude et ce langage semblaient le mettre en péril, mais la justesse de ses paroles émouvait tout le monde et l’on trouvait qu’il se conduisait en homme dans la circonstance. C’est pourquoi tous écoutaient volontiers Tiron dire ce qu’ils eussent voulu dire eux-mêmes et, tout en pourvoyant à leur propre sécurité par le silence, ils n’en approuvaient pas moins sa liberté de langage, le malheur que l’on prévoyait forçant tout le monde à parler en sa faveur.

5. Tiron forçant son chemin jusqu’auprès du roi, lui demanda très hardiment un entretien seul à seul. Quand on le lui eut accordé : « Roi, dit-il, je ne puis supporter plus longtemps pareille peine ; je préfère à ma propre sécurité cette audacieuse liberté de langage, nécessaire et avantageuse pour toi, pourvu que, tu saches en profiter. Ta raison est-elle égarée et exilée de ton âme ? Où est la fameuse sagesse grâce à laquelle tu as réussi tant d’entreprises importantes ? N’as-tu plus ni amis ni proches ? Car je ne considère, même présents, ni comme des parents ni comme des amis ceux qui laissent s’accomplir une telle abomination dans un royaume jadis heureux. Mais toi-même ne vois-tu pas ce qui se passe ? Une épouse de sang royal t’a donné deux jeunes gens éminents par toutes les vertus, et tu vas les tuer et confier ta vieillesse à un seul fils qui a si mal justifié l’espoir qu’on mettrait en lui et à des proches que tu as toi-même tant de fois condamnés à mort. Ne comprends-tu pas que tes peuples en silence voient pourtant ton erreur et détestent cette horreur, que toute l’armée et ses chefs sont pleins de pitié pour les infortunés et de haine contre les auteurs de ces maux ? » Le roi écoutait avec quelque attention au début, mais il fut bouleversé, est-il besoin de le dire ? lorsque Tiron aborda franchement la tragédie et le mit en défiances à l’égard de ses familiers. L’autre s’emportait peu à peu avec sa liberté excessive de soldat, car son inexpérience le faisait trébucher ; aussi Hérode perdit-il tout sang-froid, et se croyant insulté plutôt qu’averti dans son intérêt, lorsqu’il eut appris les dispositions des soldats et l’irritation de leurs chefs, il ordonna que tous ceux dont les noms avaient été prononcés et Tiron lui-même fussent enchaînés et gardés en prison.

6. Peu après, un certain Tryphon, barbier du roi, saisit l’occasion de se présenter et dit que souvent Tiron lui avait conseillé de trancher la gorge au roi avec son rasoir quand il lui donnerait ses soins, car il obtiendrait ainsi un des premiers rangs auprès d’Alexandre et recevrait une récompense importante. Sur ce propos, le roi ordonna de l’arrêter et fit mettre à la torture Tiron, son fils et le barbier. Comme Tiron tenait bon, le jeune homme, voyant son père déjà fort maltraité et sans aucun espoir de salut, devinant d’ailleurs d’après les souffrances du patient ce qui l’attendait lui-même, dit qu’il révélerait au roi la vérité si à ce prix on faisait grâce de la torture et des tourments à son père et à lui. Le roi lui en ayant donné sa foi, il déclara qu’on avait convenu que Tiron tuerait le roi de sa propre main, car il était facile pour lui de l’assaillir dans un tête à tête, et si, après, il subissait un sort semblable, il s’en ferait gloire puisqu’il aurait ainsi servi Alexandre. Par ce discours il délivra son père de la torture, soit que la contrainte lui eût arraché la vérité, soit qu’il eût imaginé cette échappatoire à ses maux et à ceux de son père.

Supplice des jeunes gens.

7. Si Hérode avait eu auparavant quelque hésitation à tuer ses enfants, il ne restait plus maintenant aucune place au doute dans son âme ; rejetant tout ce qui pouvait ramener ses sentiments à plus de raison, il ne pensa plus qu’à exécuter au plus vite sa décision. Après avoir amené devant l’assemblée du peuple trois cents officiers inculpés, Tiron, ses fils et le barbier qui les avait convaincus, il les accusa tous. Le peuple les massacra en leur jetant tout ce qui se présentait sous sa main. Alexandre et Aristobule, conduits à Sébaste, furent étranglés sur l’ordre de leur père[6]. Leurs corps furent portés de nuit à l’Alexandreion où étaient ensevelis leur grand-père maternel et la plupart de leurs aïeux[7].

[6] Hiver 7-6 av. J.-C.

[7] De nuit, d’après Nicolas de Damas, fr. 5, 8, Müller.

Réflexions sur leurs fautes et sur celles d’Hérode.

8. Peut-être semblera-t-il naturel à quelques lecteurs qu’une haine invétérée se soit exaspérée à ce point et ait fini par vaincre la nature. Mais on se demandera sans doute si l’on doit en rejeter la faute sur les jeunes gens qui auraient fourni à leur père un motif de colère et dont l’hostilité l’aurait avec le temps rendu implacable, ou bien sur le père lui-même, insensible et excessif dans son appétit de pouvoir et de gloire, au point de ne rien épargner pour que ses volontés fussent souveraines, ou enfin sur la fortune dont la puissance l’emporte sur tout raisonnement sage, ce qui nous persuade que les actions humaines sont soumises d’avance par elle à la nécessité de se produire en tout cas et nous la fait appeler fatalité, parce qu’il n’existe rien qui n’arrive par elle. Cette dernière hypothèse doit, je pense, être écartée dans le cas d’Hérode[8], si nous nous accordons à nous-mêmes quelque spontanéité et ne soustrayons pas à toute responsabilité la corruption de notre humeur, question qui déjà avant nous a été discutée par notre loi. Passons aux deux autres explications. Du côté des enfants on pourrait incriminer leur présomption juvénile et leur arrogance princière, leur complaisance à écouter les insinuations contre leur père, leurs enquêtes malveillantes sur les actes de sa vie, leur méfiance acerbe et leur intempérance de langage, qui, toutes deux, en faisaient une proie facile pour ceux qui les épiaient, et les dénonçaient, afin de se mettre en faveur. Quant au père, assurément, il ne semble mériter aucune indulgence, en raison du crime impie qu’il a commis contre eux, lui qui, sans preuve décisive du complot, sans pouvoir les convaincre d’avoir préparé une entreprise contre lui, a osé tuer ceux qu’il avait engendrés, deux princes bien faits, admirés de tous les étrangers, comblés de talents, également habiles à la chasse, aux exercices militaires, à parler à propos. Ils possédaient toutes les qualités, surtout l’aîné, Alexandre. Il aurait suffi au roi, même s’il les avait condamné, de les garder dans les fers ou de les exiler loin de son royaume ; en effet, entouré de la puissance des Romains, il jouissait de la plus grande sécurité, n’avait à craindre ni violence, ni surprise. Ce meurtre précipité et commis uniquement pour assouvir la passion qui le dominait, est le témoignage d’une inqualifiable impiété, et c’est au moment où il était arrivé à la vieillesse qu’il put faillir ainsi ! Même ses délais et ses atermoiements ne peuvent lui valoir quelque excuse ; qu’un homme qui a été épouvanté et bouleversé se porte instantanément à quelque excès, c’est chose grave, mais humaine : qu’au contraire, après réflexion et après avoir passé souvent de la fureur à l’hésitation, il finisse par céder et agir, c’est le fait d’une âme meurtrière et impossible à détourner du mal. C’est ce que confirma aussi la suite des événements, car Hérode n’épargna pas même ceux des survivants qu’il se croyait les plus attachés ; si la justice de leur sort les faisait moins plaindre, la cruauté était toujours celle qui n’avait pas même épargné ses fils. Mais ceci paraîtra plus clairement dans la suite du récit.

[8] τοῦτον μὲν οὖν τὸν λόγον ὡς νομίζω (Terry : μείζω codd.) πρὸς ἐκεῖνον ἀρκέσει κινεῖν (κρίνειν Τerry), texte très douteux.

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