Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XIX

CHAPITRE III
Gratus encourage Claude à revendiquer le trône ; le sénat et Claude.

Claude est enlevé par les soldats.

1. Claude, comme je l'ai dit plus haut, s'était écarté du chemin suivi par ceux qui étaient avec Caius. Le palais étant troublé par le deuil que causait la mort de l'empereur, il désespérait de son salut. Arrêté dans un étroit passage, il tentait de s'y cacher, n'ayant d'ailleurs pour se croire en danger d'autre motif que sa naissance. En effet, il se conduisait avec modération, vivant en simple particulier et se contentant de ce qu'il avait ; il se livrait à l'étude des lettres, principalement des lettres grecques ; enfin, il évitait de toute manière ne qui l'aurait exposé à des ennuis. Mais à ce moment la terreur avait saisi la foule ; le palais était en proie à la fureur des soldats, et les gardes du corps, apeurés et sans direction, étaient, comme les autres citoyens, groupés autour du prétoire qui forme comme le sanctuaire de l'armée, délibérant sur ce qu'il y avait lieu de faire. Tous ceux qui se trouvaient là ne songeaient pas à venger Caius parce que c'était avec justice qu'il avait subi son sort, mais ils examinaient surtout comment arranger le mieux possible leurs propres affaires, d'autant que les Germains étaient en train de punir les meurtriers plus pour satisfaire leur propre cruauté que dans l'intérêt général. Tout cela bouleversait Claude qui craignait pour son salut, surtout depuis qu'il avait vu porter çà et là les têtes d'Asprenas et de ses amis. Il se tenait en haut de quelques marches et se dissimulait dans l'obscurité qui l'environnait. Gratus, l'un des soldats de service au palais, l'aperçut et ne pouvant, à cause de l'ombre, voir exactement qui c'était, n'hésita pas à supposer que c'était un individu embusqué et s'avança vers lui. Comme l'autre l'invitait à se retirer, il le pressa, l'appréhenda et le reconnut. « C'est Germanicus »[1], dit-il à ceux qui le suivaient ; « emmenons-le pour en faire notre chef. » Claude, les voyant prêts à l'enlever, craignit de mourir assassiné comme Caius et les pria de l'épargner en leur rappelant que, pour sa part, il avait été inoffensif et ignorant de ce qui était arrivé. Gratus sourit, et lui prenant la main droite : « Cesse, dit-il, de parler humblement de ton salut, alors qu'il te convient d'être fier de l'empire que les dieux ont enlevé à Caius pour l'accorder à ta vertu, parce que leur providence veillait sur l'univers. Va et revendique le trône de tes ancêtres. » Mais il soutenait Claude, car c'était à peine si celui-ci pouvait tenir sur ses jambes en raison de la crainte et de la joie que ces paroles lui causaient.

[1] Claude (Ti. Claudius Nero) avait pris le surnom le Germanicus quand l'autre Germanicus, adopté par Tibère, avait passé de la gens Julia. Voir l'intitulé des édits cités § 280.

2. Autour de Gratus se rassemblèrent beaucoup de gardes du corps ; en voyant emmener Claude, ils avaient le visage renfrogné, croyant qu'on le menait au supplice pour expier des forfaits, alors que toute sa vie il s'était tenu à l'écart des affaires et avait couru de très grands dangers sous le gouvernement de Caius. Quelques-uns demandaient même que l'on confiât aux consuls seuls le soin de le juger. Un plus grand nombre de soldats vint se réunir aux autres ; la foule se dispersa. Claude avait peine à avancer à cause de sa faiblesse physique, d'autant que les porteurs de sa litière s'étaient enfuis en apprenant son enlèvement, désespérant du salut de leur maître. On arriva enfin sur la place du Palatin, lieu qui fut le premier habité dans la ville de Rome, à ce que raconte son histoire, et l'on s'occupait déjà des affaires publiques, quand se produisit un bien plus grand afflux de soldats, joyeux de voir Claude et très désireux de le proclamer empereur à cause de leur affection pour Germanicus, son frère, qui avait laissé le souvenir le plus glorieux à tous ceux qui l'avaient connu. Ils songeaient aussi à la cupidité des chefs du sénat, à tout ce que ce corps avait fait de mal autrefois quand il avait le pouvoir, et aussi à l'impuissance où il était de diriger les affaires. D'autre part, si le pouvoir suprême devenait à nouveau le bien d'un seul, ce maître serait dangereux pour eux, tandis que Claude, ayant reçu le pouvoir de leur faveur et de leur affection, reconnaîtrait ce service par des honneurs suffisants pour récompenser un tel bienfait.

Démarche faite par le Sénat auprès de lui.

3. Voilà ce qu'ils se disaient les uns aux autres ou en eux-mêmes et ce qu'ils exposaient à ceux qui ne cessaient d'affluer. Ceux-ci, à les entendre, accueillirent avec empressement leur proposition ; ils se serraient tous autour de Claude et l'entouraient, le portant eux-mêmes en chaise jusqu'à leur camp, pour qu'aucun obstacle ne vint les retarder. Il y avait, d'autre part, des dissentiments entre la plèbe et les sénateurs. Ceux-ci ne recherchant que leur prestige de jadis et, désireux d'éviter la servitude que leur avait infligée la violence des tyrans, s'accommodaient aux circonstances. Mais la plèbe, jalouse du sénat et comprenant que les empereurs étaient des freins contre les ambitions de celui-ci et des protecteurs pour elle, se réjouissait de l'enlèvement de Claude et pensait que son ascension à l'empire lui épargnerait une guerre civile analogue à celle qui avait eu lieu du temps de Pompée. Le sénat, apprenant que Claude avait été porté par les soldats dans leur camp, lui envoya les hommes les plus éminents par leur mérite pour le détourner de tout coup de force en vue de s'emparer du pouvoir et l'exhorter à s'en remettre au sénat, car il était tout seul en face d'eux tous et devait laisser à la loi le soin de pourvoir au bien public. Il devait se souvenir aussi des maux infligés à l'État par les tyrans précédents, des dangers qu'il avait lui-même courus avec les autres sous Caius : détestant la dureté d'une tyrannie injustement exercée par autrui, il ne devait pas oser lui-même de son plein gré faire injure à sa patrie. S'il se laissait persuader et persévérait dans sa vertu et sa tranquillité d'autrefois, il recevrait les honneurs décernés par des citoyens libres et, en cédant à la loi, en acceptant d'être tantôt un chef et tantôt un sujet, il gagnerait le renom flatteur d'un homme de bien. Mais s'il faisait un coup de folie sans être en rien instruit par la fin de Caius, il ne les verrait pas céder, car ils avaient avec eux une grande partie de l'armée, possédaient quantité d'armes et une multitude d'esclaves qui les servaient. Ce qui leur donnait surtout de l'espoir, c'était que la fortune et les dieux ne viennent au secours que des gens qui combattent pour la vertu et pour le bien, c'est-à-dire de ceux qui luttent pour la liberté de leur patrie.

4. Les députés, Veranius[2] et Bronchus[3], tous deux tribuns de la plèbe, lui parlèrent dans ce sens et, tombant à ses genoux, le supplièrent de ne pas jeter l'État dans des guerres et des malheurs. Mais quand ils virent que Claude était entouré de la grande masse de l'armée et que les consuls n'étaient rien en comparaison de lui, ils ajoutèrent que, s'il désirait le pouvoir, il devait le recevoir comme un don du sénat ; ainsi il l'exercerait de façon plus heureuse, sous de plus favorables auspices, s'il le tenait non de la violence, mais des bons sentiments de ceux qui le lui auraient donné.

[2] Qu. Veranius, tribun en 41, consul en 49, légat de Lycie sous Claude, puis successeur de Didius en Bretagne où il mourut (Tacite, Agricola, 14 et Annales, XIV, 29).

[3] Peut-être Cn.. Sertorius Bronchus, proconsul sous Claude.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant