Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XX

CHAPITRE VIII
Mort de Claude après treize ans de règne ; Néron, son fils adoptif, lui succède ; Néron assassine sa mère Agrippine et sa femme Octavie ; l'empereur donne à Agrippa une partie de la Galilée ; Félix fait tuer le grand-prêtre Jonathan par des brigands ; il fait tuer les partisans de l'Égyptien qui se dit prophète ; lutte entre les Juifs de Césarée et les Syriens, Félix fait intervenir l'armée ; Agrippa donne la grande-prêtrise à Ismael ; Porcius Festus succède à Félix ; rescrit de Néron abolissant l'égalité de droits politiques des Juifs avec les Syriens ; troubles en Judée dus aux sicaires ; Agrippa élève un bâtiment dans le palais de Jérusalem pour regarder ce qui se passe dans le Temple ; les Juifs construisent un mur pour l'en empêcher ; Agrippa donne la grande-prêtrise à Joseph.

Mort de Claude ; avènement et crimes de Néron.

1. L'empereur Claude mourut après un règne de treize ans, huit mois et vingt jours. Certains faisaient courir le bruit qu'il avait été empoisonné par sa femme Agrippine. Le père de celle-ci était Germanicus, frère de l'empereur, et elle avait épousé Domitius Aenobarbus, illustre Romain. Après la mort de ce dernier et un long veuvage, elle fut épousée par Claude et amena avec elle son fils, nommé Domitius comme son père. Claude avait auparavant fait périr par jalousie sa femme Messaline, dont il avait eu comme enfants Britannicus et Octavie. Il avait encore l'ainée de ses enfants, Antonia, née de sa première femme Paetina. Il maria Octavie à Néron, car tel fut le nom que Claude donna à Domitius après l'avoir adopté.

2.[1] Agrippine, craignant que Britannicus devenu adulte ne reçût de son père le pouvoir et voulant ravir l'empire pour son propre fils, provoqua, dit-on, la mort de Claude et chargea aussitôt le préfet du prétoire Burrhus, ainsi que les tribuns et les plus puissants des affranchis, d'emmener Néron au camp et de le proclamer empereur. Néron, après avoir ainsi obtenu le pouvoir, tua par le poison Britannicus à l'insu de presque tout le monde et peu après assassina ouvertement sa mère, lui donnant cette récompense pour l'avoir engendré et pour lui avoir fait obtenir l'empire de Rome par ses machinations. Il tua aussi Octavie à qui il était marié et également beaucoup d'hommes illustres, sous prétexte qu'ils complotaient, contre lui.

[1] Section 2 = Guerre, II, 250.

3. Mais je ne veux pas en écrire davantage sur ce sujet ; nombreux, en effet, sont ceux qui ont raconté l'histoire de Néron. Les uns ont négligé la vérité pour lui faire plaisir, parce qu'ils avaient été bien traités par lui, et les autres, à cause de leur haine et de leur inimitié contre lui, l'ont si impudemment maltraité par leurs mensonges qu'eux-mêmes méritent le blâme. Je ne songe pas d'ailleurs à m'étonner qu'ils aient menti au sujet de Néron, puisque même en écrivant sur ses prédécesseurs ils n'ont pas respecté la vérité historique ; et cependant ils n'avaient aucune haine contre ceux-là, puisqu'ils vivaient longtemps après eux. Mais libre à ceux qui ne se soucient pas de la vérité d'écrire comme ils veulent, puisque cela paraît leur faire plaisir. Pour nous qui nous sommes proposé la vérité pour but, nous prétendons ne rappeler que brièvement ce qui s'écarte de notre histoire et expliquer ce qui nous est arrivé à nous autres Juifs d'une façon moins superficielle, sans hésiter à exposer nettement nos malheurs et nos fautes. Je reviendrai donc maintenant au récit de nos affaires particulières.

Modifications territoriales en Syrie et en Judée.

4.[2] La première année du gouvernement de Néron, Aziz, prince d'Émèse, mourut et son frère Soème[3] lui succéda au pouvoir. Aristobule, fils d'Hérode, roi de Chalcis, reçut de Néron le gouvernement de l'Arménie Mineure. L'empereur gratifia aussi Agrippa d'une partie de la Galilée et soumit à son autorité Tibériade et Tarichée[4] ; il lui donna aussi la ville de Julias en Pérée[5] et quatorze bourgs situés dans son voisinage.

[2] Section 4 = Guerre, II, 252.

[3] Soème, roi d'Emèse depuis 54, allié de Vespasien en 69.

[4] Tarichaea, sur le lac de Génésareth, au N de Tibériade et de Magdala.

[5] Julias de Pérée, au N-E de la Mer Morte (cf. XVIII, 27), portait aussi les noms de Livias et Betharamphtha.

Méfaits de brigands à Jérusalem ; exécution d'un agitateur égyptien.

5.[6] En Judée les affaires prenaient de jour en jour une tournure de plus en plus mauvaise, car le pays était de nouveau rempli de brigands et d'imposteurs qui trompaient le peuple. Chaque jour Félix arrêtait beaucoup de ces derniers et les faisait périr, ainsi que des brigands. Eléazar, fils de Dinaios, qui avait réuni une troupe de brigands, fut pris vivant par lui grâce à un stratagème : lui ayant donné sa foi qu'il ne lui ferait aucun mal, il le persuada de se rendre auprès de lui, puis, l'avant fait enchaîner, il l'envoya à Rome. Félix était irrité contre le grand-prêtre Jonathan parce qu'il était souvent admonesté par lui, réclamant une meilleure direction des affaires de Judée ; car Jonathan ne voulait pas se voir lui-même chargé de reproches par le peuple pour avoir demandé à l'empereur d'envoyer Félix comme procurateur en Judée. Félix cherchait donc un prétexte pour se débarrasser de cet homme qui ne cessait de l'importuner, car des admonestations continuelles sont pénibles à qui veut commettre des injustices. C'est pourquoi Félix, par la promesse d'une grosse somme, décida le plus fidèle ami de Jonathan, un Hiérosolymitain nommé Doras, à faire attaquer et tuer Jonathan par des brigands. L'autre y consentant, machina de la façon suivante l'exécution de ce meurtre par les brigands. Certains d'entre eux montèrent à la ville comme pour adorer Dieu, avec des poignards sous leurs vêtements et, s'approchant de Jonathan, ils le tuèrent. Comme ce meurtre était resté impuni, les brigands, sans aucune crainte désormais, montèrent, lors des fêtes avec leurs armes dissimulées de la même manière et, se mêlant à la foule, tuèrent les uns parce que c'étaient leurs ennemis, les autres, parce qu'on les avait payés pour un tel service, et cela non seulement dans le reste de la ville, mais parfois même dans le Temple : en effet, ils osaient les égorger en cet endroit parce qu'ils ne voyaient même en cela rien d'impie. C'est pourquoi, à mon avis, Dieu, détestant leur impiété, se détourna de notre ville et, jugeant que le Temple n'était plus pour lui une résidence pure, excita contre nous les Romains et lança sur la ville la flamme purificatrice en infligeant aux habitants, à leurs femmes et à leurs enfants la servitude pour nous rendre plus sages par ces calamités.

[6] Sections 5-6 = Guerre, II, 254-265.

6. Les actes des brigands remplissaient ainsi la ville d'impiétés de cette sorte. Quant aux imposteurs et aux trompeurs, ils conseillaient au peuple de les suivre au désert, car, disaient-ils, ils lui montreraient des miracles et des signes éclatants dus à la Providence divine. Beaucoup les écoutèrent et furent châtiés de leur folie, car Félix les livra au supplice quand on les amena devant lui. A ce moment là vint à Jérusalem un Égyptien qui se disait prophète et qui conseilla à la populace de monter avec lui au mont appelé le Mont des Oliviers, qui se trouve en face de la ville, à cinq stades de distance. Il répétait, en effet, aux gens qu'il voulait leur montrer de là comment sur son ordre les remparts de Jérusalem s'écrouleraient et il promettait de leur frayer ainsi un passage. Félix, lorsqu'il apprit cela, ordonna à ses soldats de prendre les armes et, s'élançant hors de Jérusalem avec beaucoup de cavaliers et de fantassins, il attaqua l'Égyptien et ceux qui l'entouraient ; il en tua quatre cents et en fit prisonniers deux cents. L'Égyptien lui-même s'échappa de la mêlée et disparut. A nouveau les brigands excitaient le peuple à la guerre contre les Romains, en disant qu'il ne fallait pas leur obéir, et ils incendiaient et pillaient les villages de ceux qui leur résistaient.

Sédition de Césarée ; troubles à Jérusalem.

7.[7] Il y eut aussi une lutte des Juifs habitant Césarée contre les Syriens de cette ville au sujet de l'égalité politique. Les Juifs voulaient tout diriger parce que le fondateur de Césarée, leur roi Hérode, était de race juive. Les Syriens reconnaissaient ce qui concernait Hérode, mais disaient que Césarée s'était d'abord appelée la forteresse de Straton et n'avait alors aucun habitant juif. Apprenant cela, les magistrats de la province saisirent des deux côtés les instigateurs de la révolte et les maltraitèrent en les rouant de coups, ce qui apaisa le trouble pour quelque temps. Mais à nouveau les Juifs de la ville enhardis par leur richesse et méprisant à cause de cela les Syriens, les insultèrent pour les exciter. Les autres, inférieurs sous le rapport de l'argent, mais orgueilleux de ce que la plupart de ceux qui servaient dans les troupes romaines étaient de Césarée et de Sébaste, insultèrent eux aussi pendant quelque temps les Juifs ; puis Juifs et Syriens se jetèrent mutuellement des pierres jusqu'à ce qu'il y eût de chaque côté nombre de blessés et de morts. Les Juifs furent vainqueurs. Quand Félix vit ces dissensions prendre les allures d'une guerre, il se rendit en hâte sur les lieux et invita les Juifs à se tenir tranquilles. Comme ils n'obéissaient pas, il arma ses soldats, les envoya contre eux, en tua beaucoup, en prit vivants encore plus et laissa ses soldats piller certaines des maisons de la ville qui regorgeaient de toutes sortes de biens. Les plus modérés des Juifs et les plus élevés en dignité, craignant pour eux-mêmes, supplièrent Félix de faire sonner le rappel de ses soldats, d'épargner ceux qui restaient et de leur permettre de se repentir de leur conduite. Félix y consentit.

[7] Section 7 = Guerre, II, 266-270.

8. Vers le même temps, le roi Agrippa donna le grand-pontificat à Ismael, fils de Phabi. Il y eut des dissentiments entre les grands-pontifes et les prêtres, ainsi que les chefs du peuple de Jérusalem : chacun d'eux prit le commandement d'une bande d'hommes très hardis et révoltés ; se heurtant les uns centre les autres, ils s'insultaient et se lapidaient mutuellement. Or, il n'y avait personne pour les châtier, car tout se passait avec la même licence que dans une ville dépourvue de chefs. Telles furent l'impudence et la hardiesse des grands-pontifes qu'ils osèrent envoyer leurs esclaves aux aires pour ravir la dîme due aux prêtres, et il arriva ainsi que des prêtres, dénués de ressources, moururent de faim. Voilà comment la violence des fauteurs de troubles primait le droit.

Festus remplace Félix.

9. Porcius Festus[8] ayant été envoyé par Néron pour succéder à Félix, les principaux des Juifs de Césarée allèrent à Rome pour accuser Félix, et il aurait été châtié de toutes ses injustices envers les Juifs si Néron n'avait montré beaucoup de condescendance pour les demandes de Pallas, frère de Félix, qui avait alors le plus grand crédit auprès de lui. Deux des principaux Syriens de Césarée obtinrent, en le corrompant par de grosses sommes d'argent, que Burrhus[9], gouverneur de Néron, chargé des dépêches pour les pays grecs, demandât à Néron un rescrit abolissant l'égalité de droits politiques des Juifs avec eux. Burrhus, ayant sollicité l'empereur, obtint que ce rescrit fût rédigé, et ce fut pour notre peuple la cause de tous les malheurs qui suivirent. En effet, lorsque les Juifs de Césarée surent ce qui avait été écrit, ils persistèrent davantage dans leur révolte contre les Syriens jusqu'à ce qu'ils eussent allumé une guerre.

[8] Procurateur de 60 à 62.

[9] βοῦρρον, Husdon, Naber βήρυλλον, Niese, approuvé par Schürer (t. I, p. 580). On peut supposer que Burrhus avait, au moins officieusement, la haute main sur les affaires d'Orient. (A ce moment les Parthes et les Daces sont plus menaçants que les Germains). Il y avait là un prélude de la division de l'Empire. On peut comparer les missions d'Agrippa et de Germanicus en Orient. L'incident a sans doute été imaginé pour expliquer comment les prétendues décisions de l'édit de Claude (XIX, 287) n'étaient pas en vigueur sous Néron (Georges MATHIEU).

10. Quand Festus arriva en Judée, il la trouva mise à mal par les brigands qui incendiaient et pillaient tous les villages. Ceux qu'on appelait les sicaires — c'étaient, des brigands — devinrent alors très nombreux ; ils se servaient de courts poignards à peu près de la même longueur que les acinaces perses, mais recourbés comme ce que les Romains appellent sicae, avec lesquels ces brigands tuaient beaucoup de gens et d'où ils tirèrent leur nom. Se mêlant lors des fêtes, comme nous l'avons dit précédemment, à la foule de ceux qui arrivaient de partout vers la ville pour remplir leurs devoirs religieux, ils égorgeaient sans difficulté qui ils voulaient. Souvent aussi ils arrivaient en armes dans les villages de leurs ennemis, les pillaient et les incendiaient. Festus envoya une troupe de cavalerie et d'infanterie contre ceux qui avaient été trompés par un imposteur qui leur avait promis le salut et la fin de leurs maux s'ils voulaient le suivre au désert. Les soldats envoyés par Festus tuèrent cet imposteur et tous ceux qui l'avaient suivi.

Construction d'un mur pour interdire à Agrippa la vue de l'intérieur du Temple.

11. Vers le même temps le roi Agrippa éleva un bâtiment d'une grandeur remarquable dans le palais de Jérusalem, près de la galerie couverte. Ce palais avait jadis été celui des Asmonéens et était situé dans un lieu élevé d'où ceux qui voulaient regarder la ville avaient la vue la plus agréable. Le roi, qui aimait cela, regardait là haut de son lit de table ce qui se faisait dans le Temple. Les principaux des Hiérosolymitains, lorsqu'ils s'en aperçurent, furent très irrités, car il n'était pas conforme aux mœurs de nos ancêtres ni à notre loi de voir de haut ce qui se faisait dans le Temple, et particulièrement les sacrifices. C'est pourquoi ils construisirent un mur élevé au-dessus de la salle de réunion qui, dans l'enceinte intérieure du Temple, était tournée vers l'occident. Non seulement cet édifice interceptait la vue de la salle à manger royale, mais celle du portique occidental extérieur au Temple d'où les Romains le surveillaient lors des fêtes. Ceci irrita le roi Agrippa et surtout le procurateur Festus, qui ordonna la démolition du mur. Mais les Juifs demandèrent la permission d'envoyer à ce sujet des délégués auprès de Néron, prétendant qu'ils ne pourraient supporter de vivre si une partie du sanctuaire était détruite. Festus leur ayant accordé cette demande, ils déléguèrent à Néron dix des premiers citoyens avec le grand pontife Ismael et Helcias, le gardien du trésor. Après les avoir écoutés, Néron, non content de leur pardonner leurs actes, leur accorda encore de laisser debout leur construction pour faire plaisir à sa femme Poppée qui l'avait imploré en leur faveur, car elle était pieuse[10]. Elle ordonna aux dix de s'en aller, mais retint auprès d'elle comme otages Helcias et Ismael. Lorsque le roi le sut, il donna le grand-pontificat à Joseph, fils du grand-prêtre Simon et surnommé Cabi.

[10] Expression intentionnellement équivoque : Poppée était tout au moins une demi-juive (S. R.)

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant