Contre Apion - Flavius Josèphe

LIVRE II

CHAPITRE V

Estime des rois d'Égypte et des empereurs romains pour les Juifs d'Alexandrie.

(48) Apion a aussi ignoré que successivement presque tous les rois de ses aïeux témoignèrent à notre égard les plus bienveillantes dispositions. En effet, Ptolémée III, surnommé Evergète après avoir conquis toute la Syrie, ne sacrifia pas aux dieux égyptiens en reconnaissance de sa victoire, mais il vint à Jérusalem, y fit suivant notre rite de nombreux sacrifices à Dieu, et lui consacra des offrandes dignes de sa victoire[1]. (49) Ptolémée Philométor et sa femme Cléopâtre[2] confièrent à des Juifs tout leur royaume et mirent à la tête de leur armée entière Onias et Dosithéos[3], deux Juifs, dont Apion raille les noms, quand il devrait admirer leurs actions et, loin de les injurier, leur être reconnaissant d'avoir sauvé Alexandrie dont il se prétend citoyen. (50) En effet, alors que les Alexandrins faisaient la guerre à la reine Cléopâtre[4] et couraient le danger d'être anéantis misérablement, ce sont ces hommes qui négocièrent un accommodement et conjurèrent les troubles civils. « Mais ensuite, dit-il, Onias mena contre la ville une forte armée, alors que Thermus, l'ambassadeur romain était là et présent[5]. » (51) Je prétends qu'il eut raison et agit en toute justice. Car Ptolémée surnommé Physcon, après la mort de son frère Ptolémée Philométor, vint de Cyrène dans l'intention de renverser du trône Cléopâtre et les enfants[6] du roi pour s'attribuer injustement la couronne. (52) C'est pour cela qu'Onias lui fit la guerre afin de défendre Cléopâtre, et n'abandonna pas dans le péril la fidélité qu'il avait vouée à ses rois. (53) Dieu témoigna clairement de la justice de sa conduite ; en effet, comme Ptolémée Physcon n'osait pas combattre l'armée d'Onias, mais prenant tous les Juifs citoyens de la ville avec leurs femmes et leurs enfants, les livra nus et ligotés aux éléphants pour qu'ils mourussent écrasés par ces bêtes, enivrées pour la circonstance, l'événement tourna contrairement à ses prévisions. (54) Les éléphants, sans toucher aux Juifs placés devant eux, se précipitèrent sur les amis de Physcon, dont ils tuèrent un grand nombre. Après cela, Ptolémée vit un fantôme terrible qui lui défendait de maltraiter ces hommes. (55) Et comme sa concubine favorite, nommée Ithaque par les uns, Irène par les autres, le suppliait de ne pas consommer une telle impiété, il céda à son désir, et fit pénitence pour ce qu'il avait déjà fait et pour ce qu'il avait failli faire. C'est l'origine de la fête qu'avec raison célèbrent, comme on sait, à l'anniversaire de ce jour, les Juifs établis à Alexandrie, parce qu'ils ont manifestement mérité de Dieu leur salut[7]. (56) Mais Apion, dont la calomnie ne respecte rien, n'a pas craint de faire un crime aux Juifs de la guerre contre Physcon, alors qu'il aurait dû les en louer. Il parle aussi de la dernière Cléopâtre, reine d'Alexandrie, pour nous reprocher l'hostilité qu'elle nous a témoignée au lieu de consacrer son zèle à l'accusation de cette femme ; (57) qui ne s'abstint d'aucune injustice et d'aucun crime, soit contre ses parents, soit contre ses maris, ou ses amants, soit contre tous les Romains en général et leurs chefs, ses bienfaiteurs ; qui alla jusqu'à tuer dans le temple sa sœur Arsinoé innocente à son égard ; (58) qui assassina traîtreusement son frère aussi, pilla les dieux nationaux et les tombeaux de ses ancêtres ; qui, tenant son royaume du premier César, ne craignit pas de se révolter contre le fils et successeur de celui-ci[8] ; et, corrompant Antoine par les plaisirs de l'amour, en fit un ennemi de sa patrie, un traître envers ses amis, dépouillant ceux-ci de leur rang royal, et poussant les autres jusqu'au crime. (59) Mais à quoi bon en dire davantage ? Ne l'abandonna-t-elle pas lui-même au milieu du combat naval, lui, son mari, le père de leurs enfants, et ne l'obligea-t-elle pas à livrer son armée et son empire pour la suivre ? (60) En dernier lieu, après la prise d'Alexandrie[9] par César, elle ne vit plus d'espoir pour elle que dans le suicide, tant elle s'était montrée cruelle et déloyale envers tous. Pensez-vous donc que nous ne devions pas nous glorifier de ce que, dans une disette, comme ledit Apion, elle ait refusé de distribuer du blé aux Juifs ? (61) Mais cette reine reçut le châtiment qu'elle méritait ; et nous, nous avons César pour grand témoin de l'aide fidèle que nous lui avons apportée contre les Égyptiens[10] ; nous avons aussi le Sénat et ses décrets, ainsi que les lettres de César Auguste qui prouvent nos services. (62) Apion aurait dû examiner ces lettres et peser, chacun en son genre, les témoignages rédigés sous Alexandre et sous tous les Ptolémées, comme ceux qui émanent du Sénat et des plus grands généraux romains. (63) Que si Germanicus ne put distribuer du blé à tous les habitants d'Alexandrie[11], c'est la preuve d'une mauvaise récolte et de la disette de blé, non un grief contre les Juifs. Car la sage opinion de tous les empereurs sur les Juifs résidant à Alexandrie est notoire. (64) Sans doute, l'administration du blé leur a été retirée, comme aux autres Alexandrins ; mais ils ont conservé la très grande preuve de confiance que leur avaient jadis accordée les rois, je veux dire la garde du fleuve et de toute la (frontière ?)[12] dont les empereurs ne les ont pas jugés indignes.

[1] Ce renseignement ne se trouve nulle part ailleurs.

[2] Ptolémée VI Philométor régna de 181 à 145 avant J.-C. ; Cléopâtre (II) était sa femme et sa sœur.

[3] Dosithéos (Samaritain ?) n'est pas autrement connu. Onias peut bien être identique au fondateur du temple de Léontopolis (vers 160).

[4] Après la mort de Philométor (145), sa veuve avait proclamé roi leur fils (Philopator néos) ; mais le frère du feu roi, Ptolémée (VIII) Evergète II (Physcon), vint de Cyrène, sans doute à l'invitation des Alexandrins, tua le jeune roi et s'empara du trône et de la reine, qu'il épousa.

[5] L. Minucius Thermus qui avait déjà en 154 installé Evergète II à Cypre (Polybe, XXXIII, 5).

[6] Filios = enfants, non fils. Philométor ne laissa pas plusieurs fils, mais un seul, Philopator Néos ; un fils aîné (Eupator) était mort avant son père. Mais il y avait aussi une fille, Cléopâtre III, que Physcon épousa peu après.

[7] L'épisode des éléphants est mis sur le compte de Ptolémée IV Philopator (221-204) par le IIIe livre des Macchabées, c. 4-5. L'origine commune de ces légendes doit être une fête véritable, analogue à celle de Pourim, et qui fut peut-être l'origine de celle-ci. D'autre part Willrich a cherché à montrer (Hermes, XXXIX, 244 suiv.) que l'intervention des généraux juifs contre Physcon est une transposition d'un épisode qui se placerait en réalité vers 88 au temps où Sôter II supplanta Ptolémée Alexandre. Une persécution des juifs d'Alexandrie à cette époque est attestée par Jordanès, c. 81 Mommsen.

[8] Représenter la guerre de Cléopâtre contre Octave comme une « révolte », est bien caractéristique de l'historiographie officielle de l'Empire.

[9] Celle de 43/2 av. J. C. Cf. Wilcken, Grundzüge, p. 364,

[10] Jules César fut secouru par le contingent juif d'Hyrcan et d'Antipater dans la guerre d'Alexandrie, dont le récit lui était attribué.

[11] En 19 ap. J.C. Le véritable motif est que des distributions de ce genre ne devaient profiter qu'aux citoyens (Wilcken, Hermes, 63, 52).

[12] Sur ces « camps juifs » cf. Schürer, 3e éd., III, 98, note.

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