Contre Apion - Flavius Josèphe

LIVRE II

CHAPITRE VIII

Autre légende calomnieuse : le meurtre rituel.

(89) Il raconte encore, d'après les Grecs, une autre fable pleine de malice à notre adresse. Là-dessus, il suffira de dire que, quand on ose parler de piété, on ne doit pas ignorer qu'il y a moins d'impureté à violer l'enceinte d'un temple qu'à en calomnier les prêtres. (90) Mais ces auteurs se sont appliqués plutôt à défendre un roi sacrilège qu'à raconter des faits exacts et véridiques sur nous et sur le temple. Dans le désir de défendre Antiochus et de couvrir la déloyauté et le sacrilège qu'il a commis envers notre race par besoin d'argent, ils ont encore inventé sur notre compte la calomnie qu'on va lire. (91) Apion s'est fait le porte-parole des autres[1] : il prétend qu'Antiochus trouva dans le temple un lit sur lequel un homme était couché, et devant lui une table chargée de mets, poissons, animaux terrestres, volatiles. L'homme restait frappé de stupeur. (92) Bientôt il salua avec un geste d'adoration l'entrée du roi comme si elle lui apportait le salut ; tombant à ses genoux, il étendit la main droite et demanda la liberté. Le roi lui dit de se rassurer, de lui raconter qui il était, pourquoi il habitait ce lieu, ce que signifiait cette nourriture. L'homme, alors, avec des gémissements et des larmes, lui raconta d'un ton lamentable son malheur. (93) Il dit, continue Apion, qu'il était Grec, et que, tandis qu'il parcourait la province pour gagner sa vie, il avait été tout à coup saisi par des hommes de race étrangère et conduit dans le temple ; là on l'enferma, on ne le laissait voir de personne, mais on préparait toutes sortes de mets pour l'engraisser. (94) D'abord ce traitement qui lui apportait un bienfait inespéré lui fit plaisir ; puis vint le soupçon, ensuite la terreur ; enfin, en consultant les serviteurs qui l'approchaient, il apprit la loi ineffable des Juifs qui commandait de le nourrir ainsi  ; qu'ils pratiquaient cette coutume tous les ans à une époque déterminée ; (95) qu'ils s'emparaient d'un voyageur grec, l'engraissaient pendant une année, puis conduisaient cet homme dans une certaine forêt, où ils le tuaient ; qu'ils sacrifiaient son corps suivant leurs rites, goûtaient ses entrailles et juraient, en immolant le Grec, de rester les ennemis des Grecs ; alors ils jetaient dans un fossé les restes de leur victime. (96) Enfin, rapporte Apion, il dit que peu de jours seulement lui restaient à vivre, et supplia le roi, par pudeur pour les dieux de la Grèce et pour déjouer les embûches des Juifs contre sa race, de le délivrer des maux qui le menaçaient. (97) Une telle fable non seulement est pleine de tous les procédés dramatiques, mais encore elle déborde d'une cruelle impudence. Cependant elle n'absout pas Antiochus du sacrilège, comme l'ont imaginé ceux qui l'ont racontée en sa faveur. (98) En effet, ce n'est pas parce qu'il prévoyait cette horreur qu'il est venu au temple, mais, selon leur propre récit, il l'a rencontrée sans s'y attendre. Il fut donc en tout cas volontairement injuste et impie et athée, quel que soit l'excès du mensonge que les faits eux-mêmes montrent facilement. (99) En effet, les Grecs ne sont pas seuls, comme on sait, à avoir des lois en désaccord avec les nôtres ; mais il y a surtout les Égyptiens et beaucoup d'autres peuples. Or, quel est celui de ces peuples dont les citoyens n'aient jamais eu à voyager chez nous ? Et pourquoi dès lors, par un complot sans cesse renouvelé, aurions-nous besoin, pour les Grecs seuls, de verser le sang ? (100) Et puis comment se peut-il que tous les Juifs se soient réunis pour partager cette victime annuelle et que les entrailles d'un seul aient suffi à tant de milliers d'hommes, comme le dit Apion[2] ? Et pourquoi, après avoir découvert cet homme quel qu'il fût, Apion n'a-t-il pu enregistrer son nom[3] ? (101) ou comment le roi ne l'a-t-il pas ramené dans sa patrie en grande pompe, alors qu'il pouvait par ce procédé se donner à lui-même une grande réputation de piété et de rare philhellénisme, tout en s'assurant de tous, contre la haine des Juifs, de puissants secours ? (102) Mais passons : il faut réfuter les insensés non par des raisons, mais par des faits. Tous ceux qui ont vu la construction de notre temple savent ce qu'il était, connaissent les barrières infranchissables qui défendaient sa pureté[4]. (103) Il comprenait quatre portiques concentriques dont chacun avait une garde particulière suivant la loi. C'est ainsi que, dans le portique extérieur tout le monde avait droit d'entrer, même les étrangers ; seules les femmes pendant leur impureté mensuelle s'en voyaient interdire le passage. (104) Dans le second entraient tous les Juifs et leurs femmes, quand elles étaient pures de toutes souillures ; dans le troisième les Juifs mâles, sans tache et purifiés ; dans le quatrième les prêtres revêtus de leurs robes sacerdotales. Quant au saint des saints, les chefs des prêtres y pénétraient seuls, drapés dans le vêtement qui leur est propre. (105) Le culte a été réglé d'avance si soigneusement dans tous ses détails qu'on a fixé certaines heures pour l'entrée des prêtres. En effet, le matin dès l'ouverture du temple, il leur fallait entrer pour faire les sacrifices traditionnels, puis de nouveau à midi jusqu'à la fermeture du temple. (106) Enfin il est défendu de porter dans le temple[5] même un vase ; on n'avait placé à l'intérieur qu'un autel[6], une table, un encensoir, un candélabre, tous objets mentionnés même dans la loi. (107) Il n'y a rien de plus ; il ne s'y passe point de mystères qu'on ne doive pas révéler, et à l'intérieur on ne sert aucun repas. Les détails que je viens de signaler sont attestés par le témoignage de tout le peuple et apparaissent dans les faits. (108) Car, bien qu'il y ait quatre tribus de prêtres[7], et que chacune de ces tribus comprenne plus de cinq mille personnes, cependant ils officient par fractions à des jours déterminés ; une fois ces jours passés, d'autres prêtres, leur succédant, viennent aux sacrifices, et, réunis dans le temple au milieu du jour, en reçoivent les clefs de leurs prédécesseurs, ainsi que le compte exact de tous les vases, sans apporter à l'intérieur rien qui serve à la nourriture ou à la boisson. (109) Car il est interdit d'offrir même sur l'autel des objets de ce genre, sauf ceux qu'on prépare pour le sacrifice.

[1] Josèphe veut-il dire qu'Apion a copié une source écrite, ou qu'il a suivi des on-dit ? Dans le premier cas, le seul écrivain ancien dont on puisse le rapprocher est Damocrite, auteur d'un ouvrage sur les Juifs connu par une notice de Suidas (Textes d'auteurs grecs et romains, p 121). Mais l'époque de ce Damocrite est complètement inconnue. Il est du moins certain qu'il y a une parenté entre l'écrit résumé par Suidas et celui d'Apion : Damocrite a élevé contre les Juifs les deux mêmes griefs (culte de la tête d'âne, sacrifice de l'étranger), qu'Apion a groupés dans l'histoire de la visite d'Épiphane au Temple. Les variantes sont d'importance secondaire : la principale porte sur la fréquence du meurtre rituel.

[2] Apion ne paraît pas responsable de l'absurdité que lui prête Josèphe le texte cité § 95 ne signifie pas que tous les Juifs participent au sacrifice.

[3] Texte peut-être mutilé.

[4] La description qui suit est une des sources de notre connaissance du temple détruit par Titus, quoiqu'elle soit moins circonstanciée que Bell. V, 5 et Ant. Jud. XV, II. Josèphe s'y est inspiré de ses souvenirs personnels.

[5] Plus exactement « dans le sanctuaire ».

[6] On ne voit pas bien de quel autel il s'agit. Ailleurs (Guerre, V, 5, 5) Josèphe ne mentionne que les trois derniers objets.

[7] Ces quatre tribus représentent les quatre groupes sacerdotaux primitifs revenus avec Zorobabel : Yedaya, Immer, Pachkhour, Kharim. Notre passage est le seul qui atteste encore l'existence de cette division à la fin de l'époque du second Temple, où d'ordinaire (par ex. Vita, c. I) l'on compte 24 classes de prêtres (6 par groupe, Talmud de Jérusalem, Taanit, 68 a). Le chiffre de 5.000 prêtres par groupe est sans doute exagéré, même en y comprenant les lévites.

En conséquence que dire d'Apion sinon que, sans examiner ces faits, il a débité des propos incroyables ? Et cela est honteux, car lui, grammairien, ne s'est-il pas engagé à apporter des notions exactes sur l'histoire ? (110) Connaissant la piété observée dans notre temple, il n'en a pas tenu compte, et il a inventé cette fable d'un Grec captif secrètement nourri des mets les plus coûteux et les plus réputés, des esclaves entrant dans l'endroit dont L'accès est interdit même aux plus nobles des Juifs s'ils ne sont pas prêtres. (111) C'est donc une très coupable impiété et un mensonge volontaire destiné à séduire ceux qui n'ont pas voulu examiner la vérité, s'il est vrai qu'en débitant ces crimes et ces mystères, ils ont tenté de nous porter préjudice.

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