Contre Apion - Flavius Josèphe

LIVRE II

CHAPITRE XVI

L'œuvre de Moïse.

(157) Voyons la première grande œuvre qu'il accomplit. C'est lui qui, lorsque nos ancêtres eurent décidé, après avoir quitté l'Égypte, de retourner dans le pays de leurs aïeux, se chargea de toutes ces myriades d'hommes, les tira de mille difficultés et assura leur salut ; car il leur fallait traverser le désert sans eau et de grandes étendues de sable, vaincre leurs ennemis et sauver, en combattant, leurs femmes, leurs enfants, et en même temps leur butin[1]. (158) Dans toutes ces conjonctures il fut le meilleur des chefs, le plus avisé des conseillers et il administra toutes choses avec la plus grande conscience. Il disposa le peuple entier à dépendre de lui, et, le trouvant docile en toute chose, il ne profita point de cette situation pour son ambition personnelle ; (159) mais dans les circonstances précisément où les chefs s'emparent de l'empire absolu et de la tyrannie, et habituent les peuples à vivre sans lois, Moïse, élevé à ce degré de puissance, estima au contraire qu'il devait vivre pieusement et assurer au peuple les meilleures lois, dans la pensée que c'était le moyen le meilleur de montrer sa propre vertu, et le plus sûr de sauver ceux qui l'avaient choisi pour cher. (160) Comme ses desseins étaient nobles et que le succès couronnait ses grandes actions, il pensa avec vraisemblance que Dieu le guidait et le conseillait. Après s'être persuadé le premier que la volonté divine inspirait tous ses actes et toutes ses pensées[2], il crut qu'il fallait avant tout faire partager cette opinion au peuple ; car ceux qui ont adopté cette croyance, que Dieu surveille leur vie, ne se permettent aucun péché[3]. (161) Tel fut notre législateur. Ce n'est pas un sorcier ni un imposteur, comme nos insulteurs le disent injustement[4] ; mais il ressemble à ce Minos tant vanté par les Grecs, et aux autres législateurs qui le suivirent. (162) Car les uns[5] attribuent leurs lois à Zeus, les autres les ont fait remonter à Apollon et à son oracle de Delphes, soit qu'ils crussent cette histoire exacte, soit qu'ils espérassent ainsi se faire obéir plus facilement. (163) Mais qui institua les meilleures lois et qui trouva les prescriptions les plus justes sur la religion, on peut le savoir par la comparaison des lois elles-mêmes et voici le moment d'en parler.

[1] Josèphe songe sans doute aux objets précieux dont les fils d'Israël, au moment du départ, dépouillèrent les Égyptiens (Exode, XII, 35-7). Les Juifs alexandrins, choqués de ce que la Bible contait comme un tour de bonne guerre, ont essayé de divers moyens pour éliminer de l'incident tout ce qui ressemblait à un abus de confiance, cf. Josèphe, Ant., I, § 314, et Ezekiel le Tragique, fr. 7, v. 35.

[2] Noter la prudence rationaliste avec laquelle Josèphe défend « l'inspiration » divine de Moïse.

[3] Josèphe a utilisé cet argument dans les Ant. II, 3, I § 23-4, où Ruben, pour dissuader ses frères de tuer Joseph, leur remontre que Dieu, à qui rien n'échappe, châtiera le fratricide. L'idée, qui n'est pas formulée dans la Bible, est un lieu commun pythagoricien, cf. Jamblique 174.

[4] Ces insulteurs sont d'après § 145 Apollonios Molon et Lysimaque ; le grief de [grec] revient chez Celse (Origène, Contre Celse, I, 26 = Textes, p. 165), et Pline (XXX, I = Textes, p. 282) ainsi qu'Apulée (Apol., 90 = Textes, p. 335) nomment Moïse dans une liste de magiciens fameux. Josèphe a puisé à la même source que Philon, ap. Eusèbe, Praep. Ev. VIII, 6, 356 a.

[5] Texte très altéré. Les conjectures de Niese admises, il s'agit de Minos et de Lycurgue.

(164) Infinies sont les différences particulières des mœurs et des lois entre les hommes ; mais on peut les résumer ainsi : les uns ont confié à des monarchies, d'autres à des oligarchies, d'autres encore au peuple le pouvoir politique[6]. (165) Notre législateur n'a arrêté ses regards sur aucun de ces gouvernements ; il a — si l'on peut faire cette violence à la langue — institué le gouvernement théocratique[7], plaçant en Dieu le pouvoir et la force. (166) Il a persuadé à tous de tourner les yeux vers celui-ci comme vers la cause de tous les biens que possèdent tous les hommes en commun, et de tous ceux que les Juifs eux-mêmes ont obtenus par leurs prières dans les moments critiques. Rien ne peut échapper à sa connaissance, ni aucune de nos actions, ni aucune de nos pensées intimes. (167) Quant à Dieu lui-même, Moïse montra qu'il est unique, incréé, éternellement immuable, plus beau que toute forme mortelle, connaissable pour nous par sa puissance, mais inconnaissable en son essence. (168) Que cette conception de Dieu ait été celle des plus sages parmi les Grecs, qui s'inspirèrent des enseignements donnés pour la première fois par Moïse[8], je n'en dis rien pour le moment ; mais ils ont formellement attesté qu'elle est belle et convient à la nature comme à la grandeur divine ; car Pythagore, Anaxagore, Platon, les philosophes du Portique qui vinrent ensuite, tous, peu s’en faut, ont manifestement eu cette conception de la nature divine[9]. (169) Mais tandis que leur philosophie s'adressa à un petit nombre et qu'ils n'osèrent pas apporter parmi le peuple, enchaîné à d'anciennes opinions, la vérité de leur croyance, notre législateur, en conformant ses actes à ses discours[10], ne persuada pas seulement ses contemporains, mais il mit encore dans l'esprit des générations successives qui devaient descendre d'eux une foi en Dieu innée et immuable. (170) C'est que, en outre, par le caractère de sa législation, tournée vers l'utile, il l'emporta toujours beaucoup sur tous les autres ; il ne fit point de la piété un élément de la vertu, mais de toutes les autres vertus, des éléments de la piété, je veux dire la justice, la tempérance, l'endurance, et la concorde des citoyens dans toutes les affaires[11]. (171) Car toutes nos actions, nos préoccupations et nos discours se rattachent à notre piété envers Dieu. Moïse n'a donc rien omis d'examiner ou de fixer de tout cela. Toute instruction et toute éducation morale peuvent, en effet, se faire de deux manières : par des préceptes qu'on enseigne, ou par la pratique des mœurs. (172) Les autres législateurs ont différé d'opinion et, choisissant chacun celle des deux manières qui leur convenait, ont négligé l'autre[12]. Par exemple, les Lacédémoniens[13] et les Crétois élevaient les citoyens par la pratique, non par des préceptes. D'autre part, les Athéniens et presque tous les autres Grecs prescrivaient par les lois ce qu'il fallait faire ou éviter, mais ne se souciaient point d'en donner l'habitude par l'action.

[6] Division platonicienne, qu'on retrouve chez Polybe, Cicéron, etc.

[7] Ce mot, qui a fait fortune on changeant un peu de sens, est donc de l'invention de Josèphe — ou de sa source.

[8] L'idée que les philosophes grecs sont tributaires de la Bible est depuis l'époque ptolémaïque un lieu commun de l'apologétique judéo-alexandrine. Déjà Artapanos imaginait qu'Orphée fut le disciple de Mousaios-Moïse. Suivant Philon, c'est de Moïse que se sont inspirés Héraclite et les stoïciens (cf. Elter, De gnomol. graec. historia, 221 ; Bréhier, Les idées philos. et relig. de Philon d'Alexandrie, 48 ; Paul Krüger, Philo und Josephas als Apologeten des Judentam, 21). Aristobule (soi-disant contemporain de Ptolémée VI Philométor, en réalité prête-nom d'un faussaire d'époque impériale) fait dépendre de Moïse, outre Homère et Hésiode, Pythagore, Socrate et Platon (Eusèbe, Praep. Ev., XIII, 12) et Clément d'Alexandrie assure qu'il attribuait la même origine à la philosophie péripatéticienne (Strom. V, 14, 97).

[9] Josèphe s'aventure beaucoup en identifiant, par exemple, le panthéisme stoïcien au monothéisme hébreu.

[10] Même expression chez Philon, Vita Mosis. I, 6 § 29 et déjà dans la source de Jamblique, V. P., 176.

[11] Cette « concorde » remplace la sagesse, φρόνησις, comme 4e vertu cardinale (Thackeray).

[12] Le début de § 172, avec les mots de § 172 « ce qu'il fallait faire ou éviter » provient du document copié par Jamblique, Vil. Pyth. 86 et 137. Il en est de même de § 192 (« il faut suivre Dieu ») et de § 197 (sur la prière). Cf. I. Lévy, La Légende de Pythagore, p. 213.

[13] V. Plutarque, Lycurg., 13.

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