Guerre des Juifs - Flavius Josèphe

LIVRE 4
Depuis la soumission de presque toute la Galilée jusqu'au séjour de Vespasien à Alexandrie

CHAPITRE 5
Massacre des soldats d'Ananos ; Ananos est tué. Massacre des nobles. Meurtre de Zacharie. Les Iduméens regrettent d'être venus à Jérusalem.

Massacre des soldats d'Ananos ; Ananos est tué.

1. Les Iduméens approuvèrent ces conseils et montèrent jusqu'au Temple à travers la ville. Les zélateurs, anxieux, épiaient leur arrivée ; quand leurs alliés entrèrent, ils s'avancèrent avec confiance au devant d'eux, hors de l'enceinte intérieure. Puis, se mêlant aux Iduméens, ils se jetèrent sur les postes et massacrèrent quelques sentinelles endormies. Aux cris de ceux qui s'éveillaient, toute la troupe se dressa ; les soldats, frappés de stupeur, saisirent leurs armes et entreprirent de se défendre. Tant qu'ils crurent à une attaque des seuls zélateurs, ils se montrèrent résolus, comptant que leur nombre leur donnerait la victoire ; mais quand ils virent d'autres ennemis affluer du dehors, ils comprirent que c'était une attaque des Iduméens. La plupart d'entre eux, abandonnant leurs armes avec leur courage, se répandirent en lamentations. Quelques jeunes gens, il est vrai, se pressant les uns contre les autres, reçurent vaillamment le choc des Iduméens et protégèrent quelque temps la multitude devenue inerte. Ceux qui étaient dans la ville apprirent le malheur par les cris de la foule, mais nul n'osa secourir les combattants, quand on apprit que c'étaient les Iduméens qui étaient entrés de force ; on répondait par de vaines clameurs, par des gémissements ; nombreuses s'élevaient les lamentations des femmes, qui avaient quelqu'un des leurs en danger parmi les gardes. De leur côté, les Zélateurs unissaient leurs clameurs à celles des Iduméens, et le fracas de la tempête redoublait encore l'horreur de ces cris. Les Iduméens n'épargnaient personne, étant de leur nature très cruels et portés à tuer ; maltraités par l'orage, ils tournaient leur fureur contre ceux qui les avaient exclus de la ville. Ils agissaient de même envers ceux qui les suppliaient et ceux qui se défendaient, perçant de leurs épées beaucoup d'hommes qui leur rappelaient la parenté des deux peuples et les suppliaient de respecter ce Temple, leur commun sanctuaire. Nul endroit où chercher refuge, nul espoir de salut ; étroitement pressés les uns contre les autres, les Juifs étaient taillés en pièces ; beaucoup, renonçant à toute résistance, ne voyant aucun lieu de retraite, au moment où les meurtriers se jetaient sur eux, se précipitaient de ces hauteurs dans la ville ; cette mort volontaire était, à mon avis, plus affreuse que celle à laquelle ils échappaient. Toute la partie extérieure du Temple fut inondée de sang, et le jour y fit voir huit mille cinq cents cadavres.

2. Cette tuerie ne rassasia pas la fureur des Iduméens, qui, se tournant contre la ville, pillèrent toutes les maisons et mirent à mort ceux qu'ils rencontraient. Mais toute cette multitude leur paraissait peu digne de les occuper ; ils allèrent à la recherche des grands prêtres, et comme la plupart se portaient contre eux, ils furent bientôt pris et massacrés. Se dressant au-dessus des cadavres d'Ananos et de Jésus, ils raillaient l'un de son dévouement au peuple, l'autre du discours qu'il avait prononcé du haut de la muraille. Ils poussèrent l'impiété jusqu'à abandonner ces corps sans sépulture, alors que les Juifs s'acquittent de ce devoir avec un tel soin qu'ils enlèvent avant le coucher du soleil et ensevelissent même les corps des suppliciés, attachés au gibet[1]. Je ne crois pas me tromper en disant que la mort d'Ananos fut le commencement de la prise de Jérusalem, que les murs furent renversés et l'État juif ruiné dès le jour où l'on vit, au milieu de la ville, le grand prêtre égorgé, lui qui avait travaillé si activement au salut commun. C'était un homme vénérable et juste, qui, malgré sa noble naissance, sa dignité et ses honneurs, aimait traiter les plus humbles comme ses égaux. Passionnément épris de la liberté, il était un partisan ardent de la démocratie et plaçait toujours le bien public au-dessus de ses propres intérêts. Il estimait la paix à très haut prix ; il savait les Romains invincibles, mais la nécessité l'obligeant à pourvoir aussi aux préparatifs de guerre, il fit en sorte que les Juifs, à défaut d'une réconciliation avec Rome, eussent des moyens efficaces de soutenir la lutte.
Pour tout dire en un mot, si Ananos avait vécu, il eût mis un terme à la guerre, car il était habile à parler et à persuader le peuple ; il commençait même à ramener à lui les opposants. Si la guerre avait pourtant continué, les Juifs auraient, sous un pareil chef, arrêté longtemps les progrès des Romains. Quant à Jésus, il était attaché à Ananos, inférieur à ce dernier, si on les compare, mais surpassant tous les autres. Dieu qui avait, comme je le crois, décrété la destruction de cette ville souillée, qui voulait purifier par le feu le sanctuaire, supprima ceux qui leur étaient attachés et leur vouaient toute leur affection.
Ainsi les hommes qui, peu de temps auparavant, avaient porté le vêtement sacré, qui présidaient au culte du Dieu cosmique, révéré des étrangers venus dans cette ville de toutes les parties de l'univers étaient exposés nus aux regards, servant de proie aux chiens et aux bêtes sauvages. Je crois que la Vertu même gémit sur ces hommes, et qu'elle pleura d'être ainsi vaincue par le Crime. Telle fut la fin d'Ananos et de Jésus. Après eux, les zélateurs et la foule des Iduméens poursuivirent le peuple, qu'ils égorgèrent comme un troupeau de bêtes impures. Ils tuaient les gens du commun sur la place même où ils les surprenaient ; quant aux jeunes nobles, ils les chargeaient de chaînes et les enfermaient dans une prison, espérant attirer dans leur parti un certain nombre d'entre eux, s'ils différaient de les exécuter. Mais nul ne se laissa gagner ; tous, plutôt que de se ranger parmi les méchants contre leur patrie, préférèrent la mort, malgré les cruels traitements que leur valait leur refus. Ils étaient flagellés. torturés ; c'est seulement quand leur corps ne pouvait plus supporter les sévices qu'on les jugeait, non sans peine, dignes du glaive. Ceux que l'on prenait pendant le jour étaient exécutés la nuit : on emportait les cadavres, on les jetait au dehors, pour faire de la place à d'autres prisonniers. Si grand était l'effroi du peuple que nul n'osait ni pleurer ouvertement un parent mort, ni l'ensevelir. C'est en secret et derrière des portes verrouillées qu'on pleurait, et alors même avec prudence, car on craignait d'être entendu des ennemis : celui qui donnait des marques de deuil subissait le sort de celui qui en était l'objet. La nuit venue seulement, on prenait des deux mains un peu de poussière que l'on jetait sur les corps ; les plus hardis agissaient de même pendant le jour. C est ainsi que périrent douze mille jeunes nobles.

[1] Deutéronome XXI, 22 : « Quand un homme, convaincu d'un crime qui mérite la mort, aura été exécuté, tu ne laisseras pas séjourner son cadavre sur le gibet, mais tu auras soin de l'enterrer le même jour ; car un pendu est chose abominable pour Dieu. » Thackeray traduit à tort par sentenced to crucifixion, le supplice de la croix étant inconnu du droit pénal juif.

Massacre des nobles. Meurtre de Zacharie.

3. Cependant les massacreurs, dégoûtés de ces meurtres multipliés, imaginèrent des parodies de tribunaux et de jugements. Ils avaient décidé de mettre à mort un des citoyens les plus illustres, Zacharie, fils de Baris[2] ; ils lui en voulaient surtout de sa haine contre les méchants et de son amour de la liberté ; de plus, il était riche, ce qui leur donnait l'espérance non seulement de mettre ses biens au pillage, mais de se débarrasser d'un homme capable de les perdre eux-mêmes. Ils convoquent donc, par ordre, au Temple, soixante-dix citoyens notables, les décorent, comme au théâtre, d'un appareil judiciaire sans autorité, accusent Zacharie de livrer l'État aux Romains et d'envoyer des messages de trahison à Vespasien. Il n'y avait ni preuve ni témoignage pour soutenir ces accusations, mais ils déclaraient en être bien informés eux-mêmes et prétendaient que cela suffisait à la vérité. Zacharie, comprenant qu'il ne lui restait aucun espoir de salut, qu'on l'avait insidieusement mené à une prison et non devant un tribunal, renonça à la vie, mais non à la parole. Debout dans l'assemblée, il railla l'invraisemblance des accusations et réfuta en peu de mots les griefs dont on le chargeait. Ensuite, tournant son discours contre ses accusateurs, il énuméra successivement toutes leurs injustices et déplora longuement le désordre des affaires publiques. Les zélateurs protestèrent avec bruit, et c'est à grand'peine qu'ils retinrent leurs épées, bien qu'ils fussent résolus à conserver jusqu'à la fin les apparences de cette parodie de tribunal, désireux d'ailleurs d'éprouver les juges et de voir s'ils mettraient la justice au-dessus des périls qui les menaçaient. Mais les soixante-dix citoyens donnèrent tous leurs suffrages à l'accusé, aimant mieux mourir avec lui que de porter la responsabilité de sa mort. Alors les zélateurs hurlèrent contre l'acquittement ; tous s'irritaient contre des juges qui n'avaient pas compris le caractère fictif de l'autorité qu'on leur donnait. Deux des plus audacieux attaquent et égorgent Zacharie au milieu du Temple ; quand il tomba, les meurtriers lui dirent, en manière de raillerie : « Voici maintenant notre sentence : c'est une mise en liberté plus sûre que l'autre » : et ils le jetèrent aussitôt du haut du Temple dans le ravin situé plus bas[3]. Quant aux juges, ils les chassèrent de l'enceinte à coups de plat d'épée dans le dos ; ils ne s'abstinrent de les tuer que pour leur faire porter à tous, en se dispersant dans la ville, le témoignage de la servitude où tous étaient réduits.

[2] Borouch en hébreu.

[3] On a cru, probablement à tort, voir une allusion à ce meurtre dans Math. XXIII. 35. cf. Loisy, Evangiles synoptiques, II. p. 386.

Les Iduméens regrettent d'être venus à Jérusalem.

4. Cependant les Iduméens commençaient à regretter d'être venus et blâmaient la conduite de leurs alliés. Alors un des zélateurs alla les trouver en secret, les rassembla pour leur détailler les crimes commis par eux, avec ceux qui les avaient appelés, et passer en revue la situation de la capitale. Ils avaient pris les armes, dit-il, dans la pensée que les grands-prêtres livraient la ville aux Romains, mais ils n'avaient trouvé aucune preuve de trahison : ils protégeaient ceux qui en machinaient les apparences et qui osent accomplir des actes de guerre et de tyrannie. Il leur eût convenu, dès l'abord, d'y mettre un terme ; mais puisqu'ils sont allés jusqu'à s'associer au massacre de leurs frères, ils doivent du moins mettre des bornes à ces crimes, et ne pas continuer à seconder ceux qui abolissent les institutions des ancêtres. S'il y en a parmi eux qui s'irritent encore d'avoir trouvé les portes closes et de s'être vu dénier l'autorisation d'entrer en armes dans la ville, ceux qui furent responsables de ces refus ont été punis : Ananos est mort, et presque tout le peuple a été détruit en une nuit. Ils savent, d'ailleurs, qu'un grand nombre de leurs concitoyens regrettent ces actes, alors que parmi ceux qui les ont appelés et qui ne respectent pas même leurs libérateurs, il n'y a que brutalité sans mesure ; sous les yeux mêmes de leurs alliés, ces hommes commettent les forfaits les plus honteux, et ces iniquités peuvent être attribuées aux Iduméens tant qu'aucun d'eux ne s'y oppose ou ne s'en dissocie. Donc, puisque c'est la calomnie qui a fourni ces bruits de trahison, et qu'on ne s'attend pas à l'arrivée des Romains, puisqu'enfin un pouvoir difficile à renverser s'est emparé de la ville, les Iduméens doivent rentrer dans leurs foyers et, rompant toute alliance avec les scélérats, se dégager de la responsabilité des crimes auxquels la fourberie d'autrui les a fait participer.

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