Guerre des Juifs - Flavius Josèphe

LIVRE 4
Depuis la soumission de presque toute la Galilée jusqu'au séjour de Vespasien à Alexandrie

CHAPITRE 11
L'armée de Moesie marche contre Vitellius. Caecina passe à Antonius, qui défait Vitellius. On se bat au Capitole ; mort de Vitellius. Vespasien à Alexandrie, d'où il regagne Césarée.

L'armée de Moesie marche contre Vitellius.

1. Vespasien, après avoir donné audience aux députations et distribué les commandements avec équité et suivant le mérite de chacun, partit pour Antioche ; là, il délibéra sur la direction à prendre, et estima que la marche sur Rome était plus importante que la marche sur Alexandrie, car il voyait que cette dernière ville était assurée, alors que Vitellius excitait un trouble général dans l'autre. Il envoya donc Mucianus en Italie, avec une force considérable de cavalerie et d'infanterie. Mais il craignit de s'embarquer dans le fort de l'hiver, et conduisit son armée par la voie de terre à travers la Cappadoce et la Phrygie.

2. Cependant Antonius Primus, ayant pris avec lui la troisième légion, parmi celles qui occupaient la Moesie dont il était gouverneur, hâtait sa marche pour livrer bataille à Vitellius.
Ce dernier envoya au-devant de lui Caecina Alienus avec une forte armée, car la victoire de ce général sur Othon inspirait à Vitellius une grande confiance. Coecina partit donc rapidement de Rome et rencontra Antonius dans le voisinage de Crémone, ville de Gaule située sur les confins de l'Italie. Mais là, quand il vit le grand nombre et la discipline des ennemis, il n'osa pas engager le combat, et, jugeant la retraite difficile, prépara sa défection. Il réunit donc les centurions et les tribuns placés sous ses ordres et les engagea à passer à Antonius, rabaissant la puissance de Vitellius et exaltant celle de Vespasien, disant que l'un avait seulement le titre du pouvoir suprême, tandis que l'autre en avait la réalité. « Mieux vaut pour vous, disait-il, prendre les devants, tourner en bonne grâce ce qui deviendra une nécessité ; sûrs d'être vaincus les armes à la main, devancez le péril par vos décisions. Car Vespasien est capable, même sans vous, d'obtenir tout le reste, tandis que Vitellius, même avec vous, ne peut garder ce qu'il possède. »

Caecina passe à Antonius, qui défait Vitellius.

3. Par beaucoup de propos de ce genre, il réussit à les persuader et passa avec son armée du côté d'Antonius. Mais dans la même nuit, les soldats de Caecina furent pris de regret ; ils craignirent celui qui les avait envoyés là, s'il venait à vaincre. Tirant leurs épées, ils s'élancèrent contre Caecina pour le tuer, et ils auraient accompli ce forfait si les tribuns n'étaient intervenus pour les en dissuader par leurs prières. Ils renoncèrent donc au meurtre, mais enchaînèrent le traître, et se disposaient à l'envoyer à Vitellius. Dès qu'il fut informé de ces choses, Primus alerta aussitôt ses soldats et les conduisit en armes contre les mutins. Ceux-ci, se mettant en ligne, résistèrent quelque temps, puis ils furent repoussés et s'enfuirent vers Crémone. Primus, avec sa cavalerie, les empêcha d'entrer et, coupant la route aux fuyards, cerna un grand nombre d'entre eux devant la ville et les massacra ; ensuite il tomba sur le reste et permit à ses soldats de piller. Il y périt beaucoup de marchands étrangers ou indigènes, et toute l'armée de Vitellius, forte de trente mille deux cents hommes ; Antonius, de son côté, perdit quatre mille cinq cents de ses légionnaires de Moesie. Caecina, mis en liberté, fut envoyé auprès de Vespasien pour lui faire le récit de ce qui s'était passé. Il fut, dès son arrivée, bien accueilli par le général, et les honneurs inespérés qu'il reçut effacèrent la honte de sa trahison.

On se bat au Capitole ; mort de Vitellius.

4. A Rome, Sabinus reprenait déjà courage, à la nouvelle qu'Antonius approchait ; il rassembla les cohortes des « vigiles »[1] et, pendant la nuit, s'empara du Capitole. Au lever du jour, il se vit rejoint par un grand nombre de citoyens distingués, entre autres Domitien, fils de son frère, sur qui reposait principalement l'espérance de la victoire. Quant à Vitellius, il n'était pas trop inquiet au sujet de Primus ; mais les conjurés qui avaient suivi Sabinus excitèrent sa fureur ; cédant à sa cruauté naturelle, ayant soif d'un sang noble, il lança contre le Capitole celles de ses troupes qu'il avait ramenées avec lui. Les assaillants et ceux qui combattaient du haut du temple firent preuve d'un grand courage, mais enfin, supérieurs en nombre, les soldats germains s'emparèrent du sommet. Domitien et beaucoup de Romains de qualité échappèrent comme par miracle ; mais tout le reste fut massacré. Conduit devant Vitellius, Sabinus fut mis à mort, et les soldats, après avoir pillé les offrandes sacrées, incendièrent le temple[2]. Le lendemain, Antonius arrivait avec son armée ; les soldats de Vitellius, marchant à sa rencontre, combattirent en trois quartiers de la ville et périrent tous. Mais Vitellius sortit du palais, ivre à la fin d'un banquet plus luxurieux que jamais.
Traîné à travers la foule, accablé de toute espèce d'outrages, il fut égorgé au cœur même de Rome, après avoir régné huit mois et cinq jours[3]. S'il eût vécu plus longtemps, je crois que l'Empire tout entier n'eût pu suffire à ses orgies. On compta cinquante mille autres morts. Ces événements s'accomplirent le troisième jour du mois d'Apellaios[4]. Le lendemain, Mucianus lit son entrée avec son armée. Il arrêta le massacre auquel se livraient les soldats d'Antonius ; car ceux-ci fouillaient encore les maisons et tuaient en foule, non seulement les soldats de Vitellius, mais ses partisans, trop furieux, d'ailleurs, pour distinguer exactement entre leurs victimes. Mucianus amena donc Domitien et le présenta à la multitude comme son chef en attendant l'arrivée de son père. Le peuple, enfin délivré de la terreur, salua Vespasien du nom d'empereur et fêta tout ensemble l'établissement de son autorité et la ruine de Vitellius.

[1] Police nocturne et corps de pompiers.

[2] Comparez le récit de Tacite, Histoires, III, 69 et suiv.

[3] Du 17 avril au 20 décembre 69.

[4] Voir la note précédente.

Vespasien à Alexandrie, d'où il regagne Césarée.

5. Vespasien était arrivé à Alexandrie quand y parvinrent les bonnes nouvelles de Rome et de joyeuses ambassades du monde entier, qui dès lors lui appartenait. Cette ville, la plus grande de toutes après Rome, fut trop étroite alors pour la foule qui l'encombrait. Maintenant que tout l'Empire était soumis à Vespasien et l'État romain sauvé contre toute espérance, l'empereur tourna ses vues contre les reste de la Judée[5]. Lui-même, il est vrai, avait hâte, voyant l'hiver à son terme, de naviguer vers Rome ; il régla donc rapidement les affaires d'Alexandrie, et envoya son fils Titus, avec l'élite de l'armée, s'emparer de Jérusalem. Ce prince s'avança par terre jusqu'à Nicopolis, qu'un trajet de vingt stades sépare d'Alexandrie[6] ; de là, ayant fait embarquer son armée sur des navires de guerre, il remonta le Nil à travers le nome de Mendès jusqu'à la ville de Thmouis[7]. Là il débarque et marche vers la bourgade de Tanis[8] où il campe. Sa seconde étape fut Héracléopolis, sa troisième Péluse[9]. Il y passa deux jours ; puis, reprenant sa marche avec l'armée, il franchit dans la troisième journée les bouches de Péluse, fait une étape dans le désert et campe près du temple de Zeus Casios[10] : le lendemain il était à Ostrakiné[11]. Cette station manque d'eau : les habitants la font venir du dehors. Il se repose ensuite à Rhinococura[12], et pousse jusqu'à Raphia[13], terme de la quatrième étape ; c'est la première ville du territoire de Syrie. A la fin de la cinquième marche, il établit son camp à Gaza, passa alors par Ascalon et Jamnia, atteignit ensuite Joppé et Césarée, où il avait décidé de concentrer le reste de ses forces[14].

[5] Ἐπ' τὰ λείψαντα τῆς Ἰουδαίος τὸν λογισμὸν ἐπέστρεφε : expression qui correspond à Tacite (Hist., IV, 51) : ad reliqua Judaici belli perpetranda. Il faut admettre une source latine commune (Weber, op. laud., p. 185-7).

[6] Situation incertaine sur le canal qui joignait Canope à Alexandrie, à environ 3 milles et demi de cette ville (R. H.).

[7] Tell Ibn es-Salam, au sud-ouest de Mendès.

[8] Zoan dans l'Anc. Test., auj. San, sur la branche tanitique du Nil.

[9] Bord ouest du lac Menzaleh ; Tineh près de Damiette.

[10] El Kas ou El Katieh, au sud du lac Sirbonis.

[11] On ne sait où c'est.

[12] Aussi écrit Rhinocolura, auj. El Arish.

[13] Refah, la première ville syrienne sur ce parcours.

[14] Comparez, pour le voyage de Titus, Tacite. Hist., II, 1-4. Les données de Josèphe sont trop détaillées et trop précises pour n'avoir pas été empruntées à un document officiel, probablement aux Commentant principis ou à un ouvrage latin qui les avait mis en œuvre. Voir Weber op. laud., p. 188, 191.

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