Guerre des Juifs - Flavius Josèphe

LIVRE 5
Depuis l'avance de Titus contre Jérusalem jusqu'aux premiers ravages de la famine

CHAPITRE 13
Simon tue Matthias. Il découvre un complot livrer la ville. Josèphe est blessé. Sort horrible de déserteurs juifs. Titus réprimande les troupes alliées. Jean pille le Temple. La population indigente meurt en masse.

Simon tue Matthias.

1. Ce qui est sûr, c'est que Simon ne fit pas mourir Matthias, auquel il avait dû la possession de la ville, sans lui infliger des tourments. Ce Matthias était fils de Boethos, d'une famille de grands-prêtres : il était de ceux en qui le peuple avait le plus de confiance et qu'il estimait le plus. Lorsque la multitude fut maltraitée par les zélateurs auxquels Jean s'était déjà joint, Matthias avait persuadé au peuple d'introduire dans la ville Simon pour la protéger ; il n'exigea de celui-ci aucune convention, ne s'attendant à rien de mal de sa part. Mais quand Simon fut entré et devenu le maître de la ville, il vit en Matthias un ennemi comme les autres et attribua le conseil qu'il avait donné en sa faveur à la simplicité de son esprit. Il le fit alors arrêter, accuser de sympathie pour les Romains, condamner à mort, avec trois de ses fils, sans lui laisser le droit de se défendre. Le quatrième fils, qui devança les poursuites, s'enfuit auprès de Titus. Comme Matthias suppliait qu'on le fit mourir avant ses enfants et sollicitait cette faveur pour prix de ce qu'il lui avait ouvert les portes de la ville, Simon ordonna de le tuer le dernier. Matthias fut donc égorgé après avoir vu massacrer ses fils ; on l'avait conduit en vue des Romains, suivant les instructions que Simon donna à Ananos, fils de Bagadata[1], le plus féroce de ses gardes ; il disait en plaisantant que peut-être Matthias recevrait ainsi des secours de ceux auprès desquels il avait le dessein de se rendre. Il défendit en outre d'ensevelir les cadavres. Après ces citoyens, on mit à mort le grand-prêtre Ananias, fils de Masbal, un des notables, Aristée, scribe du Conseil[2], natif d'Emmaüs, et en même temps quinze autres citoyens de distinction. On enferma et l'on garda en observation le père de Josèphe. Une proclamation défendit toute conversation, tout rassemblement, par peur de trahison ; ceux qui se lamentaient ensemble étaient mis à mort sans procès.

[1] Voir sur ce personnage : liv. VI, IV, 2.

[2] Il s'agit du Sanhédrin.

Il découvre un complot livrer la ville.

2. A la vue de ces exécutions, un certain Judas, fils de Judas, qui était un des lieutenants de Simon et avait été chargé par lui de garder une tour, cédant peut-être à un sentiment de pitié pour ces hommes si cruellement massacrés, mais pensant surtout à sa propre sûreté, réunit les plus fidèles de ses subordonnés, au nombre de dix : « Jusqu'à quand, dit-il, lutterons-nous contre ces maux ? Quelle espérance de salut nous reste, si nous sommes fidèles à un scélérat ? N'avons-nous pas déjà contre nous la faim ? Les Romains ne sont-ils pas, ou peu s'en faut, dans nos murs ? Simon est déjà infidèle même à ses bienfaiteurs : n'avons-nous pas à craindre d'être maltraités par lui, alors que la foi des Romains est chose sûre ? Eh bien, en livrant le rempart, nous nous sauverons, nous et la ville. Simon ne souffrira pas trop durement si, désespérant de lui-même, il porte un peu plus tôt la peine qui lui est due ». Ces dix hommes furent gagnés par le discours de Judas, qui, à l'aurore, envoya le reste de ses compagnons de divers côtés, pour ne rien laisser découvrir de ses desseins ; lui-même, à la troisième heure, du haut de sa tour, appela les Romains. Quelques-uns de ceux-ci répondaient par le dédain, d'autres par la méfiance, et presque tous restaient inactifs, persuadés qu'ils allaient, dans peu de temps, prendre sans danger la ville. Sur ces entrefaites, comme Titus s'avançait vers la muraille avec de l'infanterie, Simon, prévenu à temps, le devance, se saisît rapidement de la tour, arrête et tue les hommes, sous les yeux des Romains et, après les avoir mutilés, jette les cadavres au pied de la muraille.

Josèphe est blessé.

3. Cependant Josèphe, qui faisait le tour de la ville sans interrompre ses exhortations, fut frappé d'une pierre à la tête ; étourdi, il tomba sans connaissance. Aussitôt les Juifs s'élancent vers son corps, et il eût été promptement traîné dans la ville, si César n'avait vite envoyé des soldats à son secours. Pendant le combat on enleva Josèphe, à peine conscient de ce qui se passait, et les factieux, croyant avoir tué celui qu'ils souhaitaient le plus de mettre à mort, poussèrent des cris de joie. La nouvelle se répandit dans la ville, et la partie encore épargnée de la multitude fut saisie de découragement, car elle croyait véritablement mort l'homme grâce à qui elle espérait pouvoir passer au parti romain. La mère de Josèphe apprit dans la prison la mort de son fils et dit à ses gardes : « Depuis Jotapata[3], j'en était certaine ; il ne m'a pas donné de joie de son vivant[4] ». Mais, gémissant en secret, elle disait à ses servantes qu'elle avait recueilli ce triste fruit de sa fécondité, de ne pas pouvoir ensevelir ce fils dont elle avait espéré recevoir ce dernier office. Cette fausse nouvelle ne tourmenta pas longtemps la mère et ne réjouit pas longtemps les brigands, car Josèphe revint bientôt de ce coup. S'avançant pour crier aux factieux qu'ils ne tarderaient pas à être punis de l'avoir blessé, il encouragea de nouveau le peuple à mettre sa confiance en lui. A sa vue, la multitude sentit du réconfort, tandis que les factieux étaient décontenancés.

[3] Voir liv. III, IX, 5. La mort de Josèphe avait couru lors de la prise de cette ville.

[4] Le sens de ce passage est incertain.

Sort horrible de déserteurs juifs.

4. Cependant, parmi les transfuges, les uns, que pressait la nécessité, s'élançaient bien vite du haut de la muraille ; les autres, feignant d'aller combattre, tenant des pierres dans les mains, fuyaient aussitôt vers les Romains. Mais un sort, plus terrible que les souffrances endurées dans leurs murs, les attendait au camp ; car l'abondance qu'ils trouvaient chez les Romains causait leur mort plus efficacement que la famine chez eux. Ils arrivaient, par suite de l'inanition, le corps enflé, semblables à des hydropiques ; ensuite, comme ils surchargeaient d'une nourriture, gloutonnement absorbée, leur estomac vide, ils en crevaient, à l'exception de ceux à qui l'expérience avait appris à régler leur appétit, et qui introduisaient peu à peu les aliments dans un corps déshabitué de ses fonctions. Une autre infortune attendait ceux qui étaient ainsi sauvés : un de ces transfuges, réfugié chez les Syriens, fut surpris tandis qu'il recueillait des pièces d'or parmi ses déjections. Ces hommes, en effet, avalaient des pièces d'or dans leur boisson, comme nous l'avons dit[5], parce que les factieux perquisitionnaient partout et que la ville contenait tant d'or que l'on achetait au prix de douze drachmes attiques les statères qui en valaient auparavant vingt-cinq. Aussi, quand cet expédient eut été découvert chez un seul de ces fugitifs, le bruit se répandit dans les camps que tous étaient pleins d'or ; sur quoi la foule des Arabes et des Syriens se mirent à ouvrir, pour le fouiller, le ventre des suppliants. Je ne crois pas que les Juifs aient subi de malheurs plus cruels : en une seule nuit, plus de deux mille furent ainsi éventrés.

[5] Plus haut, X, 1.

Titus réprimande les troupes alliées.

5. Quand Titus apprit cette horrible chose, peu s'en fallut qu'il ne fit cerner par la cavalerie et tuer à coups de javelots les coupables : mais il fut retenu par le grand nombre de ceux qu'il devait punir, et qui surpassait de beaucoup le nombre des morts. Il appela donc les chefs des troupes alliées et ceux des légions, car on accusait même du crime quelques légionnaires : il déclara qu'il était irrité contre les uns et les autres, voyant quelques-uns de ceux qui servaient sous lui commettre de pareils forfaits pour un profit incertain, sans respecter leurs propres armes, ornées d'argent et d'or. Il est indigné que les Arabes et les Syriens donnent ainsi libre cours à leurs basses convoitises dans une guerre étrangère, indigné aussi qu'ils fassent imputer aux Romains la cruauté dans le meurtre et la haine des Juifs ; car maintenant quelques-uns de ses soldats partagent avec lui-même cette triste réputation. Il les menaça donc de mort, s'il s'en trouvait encore pour oser un tel crime, et il ordonna aux officiers des légions de faire une enquête pour lui envoyer ceux qui seraient soupçonnés. Mais la cupidité, semble-t-il, ne s'effraye d'aucun châtiment, le terrible appétit du gain est inné à l'homme ; aucune passion n'égale en audace la soif d'acquérir. A la vérité, cette passion a par ailleurs des degrés et reste soumise à la crainte ; mais cette fois Dieu avait condamné tout le peuple et faisait tourner à la destruction des Juifs tout moyen de salut. Aussi le forfait que César avait défendu avec menaces était perpétré secrètement contre les transfuges ; avant même qu'ils eussent été vus de tous, les fugitifs étaient égorgés par les barbares qui couraient à leur rencontre : ceux-ci, prenant garde d'être aperçus de quelque Romain, leur fendaient le ventre et tiraient de leurs entrailles cet abominable gain. Ils ne le trouvaient que chez un petit nombre, et l'espérance seule faisait sacrifier la plupart en pure perte. Cette calamité ramena dans la ville beaucoup de transfuges.

Jean pille le Temple.

6. Dès que les dépouilles du peuple manquèrent à Jean, il recourut au pillage sacrilège des objets sacrés, fit fondre un grand nombre d'offrandes du Temple et d'ustensiles nécessaires au culte, vases, plats, tables ; il n'épargna pas même les cratères envoyés par Auguste et son épouse. Car les souverains de Rome avaient les uns après les autres honoré et orné le Temple mais, à ce moment, c'était un Juif qui détruisait les offrandes des étrangers. Jean disait aussi à ses compagnons qu'on pouvait sans scrupule tirer parti des choses divines dans l'intérêt de Dieu, et que ceux qui défendaient le Temple pouvaient s'en nourrir. C'est ainsi qu'il épuisa le vin sacré et l'huile que les prêtres gardaient en réserve, dans le Temple intérieur, pour les holocaustes ; il les distribuait à la multitude qui le suivait, et ceux-ci se frottaient d'huile et buvaient le vin sans la moindre peur. Je veux dire tout de suite ce que la douleur m'inspire : je crois que, si les Romains avaient tardé à punir ces misérables, la ville eût été engloutie dans un abîme ou détruite par une inondation, ou qu'elle eût attiré sur elle la foudre de Sodome ; car elle a produit une race beaucoup plus impie que celle qui a subi ces châtiments, des hommes dont la fureur a entraîné avec elle la ruine de tout un peuple.

La population indigente meurt en masse.

7. Mais à quoi bon raconter en détail ces malheurs ? En ces jours-là, Mannée, fils de Lazare, s'enfuit auprès de Titus et lui dit qu'on avait fait passer par une seule porte, dont la garde lui était confiée, 115.880 cadavres, et cela, depuis le jour où Titus avait établi son camp devant Jérusalem, c'est-à-dire depuis le quatorzième jour du mois de Xanthicos jusqu'au premier du mois de Panemos[6]. Tous les morts appartenaient à la classe des gens sans ressources ; lui-même n'était pas affecté à cette surveillance, mais comme il distribuait, au nom de l'État, des secours d'argent, il devait nécessairement faire le compte des disparus. Les autres morts étaient ensevelis par leurs parents : la cérémonie consistait à transporter les cadavres hors de la ville et à les abandonner. Après Mannée arrivèrent beaucoup de transfuges : c'étaient des personnages de condition, d'après lesquels la totalité des cadavres de pauvres, jetés hors des portes, s'élevait à 600.000 ; le nombre des autres ne pouvait être déterminé. Ils ajoutèrent que, comme on n'avait plus la force d'enlever les cadavres des pauvres, on les entassait dans les maisons les plus vastes, qui étaient ensuite fermées. On vendait, dirent-ils encore, la mesure de blé un talent ; quand il ne fut plus possible de cueillir de l'herbe, la ville étant entourée d'une enceinte fortifiée, plusieurs, pressés par le besoin, en vinrent à fouiller les ruisseaux et les excréments déjà anciens des bœufs, pour s'alimenter de ces déchets ; ce que leurs yeux n'eussent pu supporter autrefois devenait leur nourriture. Les Romains, en apprenant ces horreurs, furent saisis de pitié, mais les factieux, qui les avaient sous les yeux, n'éprouvaient aucun regret ; ils acceptaient même pour eux de pareilles calamités, aveuglés par le Destin qui déjà s'appesantissait sur eux et sur la ville.

[6] 20 juillet 70.

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