Guerre des Juifs - Flavius Josèphe

LIVRE 6
Depuis l'achèvement des travaux romains jusqu'à la prise de la ville

CHAPITRE 3
Revers romain. Exploits individuels. La famine s'aggrave. Une mère dévore son enfant. Indignation de Titus, qui n'a pas voulu cela.

Revers romain.

1. Les factieux du Temple, qui ne cessaient de repousser ouvertement tous les jours les Romains vers leurs terrasses, imaginèrent le vingt-septième jour de ce mois de Panemos[1] la ruse que voici. Ils remplissent, dans le portique oriental, l'intervalle des poutres et du faîtage[2] avec du bois sec, du bitume et de la poix ; puis ils se retirent, affectant d'être épuisés. Là-dessus beaucoup de Romains téméraires, emportés par leur ardeur, pressèrent les ennemis dans leur retraite et s'élancèrent jusqu'au portique, après y avoir appliqué des échelles : les plus prudents restèrent, ne s'expliquant pas la fuite des Juifs. Le portique était donc rempli des soldats qui l'avaient escaladé, lorsque les Juifs y mirent le feu partout. La flamme éclata soudain de toutes parts ; les Romains, demeurés hors de péril, furent saisis d'une cruelle angoisse ; ceux que surprenait la flamme, d'un égal désespoir. Entourés par l'incendie, les uns se précipitaient de la hauteur dans la ville, les autres se laissaient tomber au milieu des ennemis : beaucoup qui, dans l'espérance de se sauver, s'élançaient du côté de leurs camarades, se brisaient les membres. Mais la plupart, dans leurs tentatives d'échapper, furent prévenus par les flammes et quelques-uns, pour ne pas être brûlés vifs, se percèrent de leur épée. Le feu, se répandant sur une vaste étendue, entoura bientôt ceux que menaçaient d'autres genres de mort. César, quoique irrité contre ceux qui périssaient pour être montés sur le portique sans ordre, éprouva pourtant une vive compassion pour ces hommes : nul ne pouvait leur porter secours, mais c'était une consolation pour ces soldats qui mouraient de voir la douleur de celui au service duquel ils rendaient l'âme. On le voyait en effet nettement s'agiter en poussant des cris, exhortant ceux qui l'entouraient à tout tenter pour sauver ses soldats. Chacun expirait sans plainte, emportant ces cris et cette sollicitude de César comme de brillantes funérailles. Quelques-uns parvinrent au toit du portique, qui était large, échappant ainsi au feu : entourés par les Juifs et percés de coups ils résistèrent longtemps, mais enfin tous tombèrent. Le dernier fut un jeune homme nommé Longus, qui répandit comme un lustre sur ce désastre et, parmi ces nombreux morts dignes de mémoire, parut le plus brave. Les Juifs qui admiraient sa vaillance et se trouvaient d'ailleurs dans l'impossibilité de le tuer, l'invitèrent, avec des promesses, à descendre vers eux ; d'un autre côté, son frère Cornelius l'exhortait à ne pas souiller leur gloire et celle de l'armée romaine. Longus suivit ce conseil et, levant son épée à la vue des deux troupes, il se tua de sa propre main. Un de ceux que les flammes entouraient, Artorius, dut son salut à une ruse : il appelait à haute voix un des soldats, Lucius, son camarade de tente : « Je te fais héritier de mes biens, dit-il. Si tu viens pour me recevoir dans ma chute ». Le soldat accourut avec empressement, et Artorius, se laissant tomber sur lui, survécut ; mais celui qui le reçut fut écrasé par ce poids contre le pavé de mosaïque et succomba aussitôt.

[1] 15 août 70.

[2] Les mss. portent καὶ τῆς ὑπ' αὐτῆς ὀσοφῆς. La correction de ὑπ' en ἐπ' s'impose ; elle est attestée par les anciennes éditions et la traduction latine (R. H.).

Exploits individuels.

2. Cet échec produisit sur le moment quelque découragement parmi les Romains : il eut pourtant cet avantage pour l'avenir qu'il les rendit plus circonspects à l'égard des ruses des Juifs ; leur ignorance des lieux et le caractère même de leurs ennemis faisaient que ces stratagèmes étaient le plus souvent désastreux pour les Romains. Le portique fut donc brûlé jusqu'à la tour de Jean, que celui-ci, pendant sa lutte avec Simon, avait élevé au-dessus des portes conduisant au-dessus du Xyste ; le reste fut abattu par les Juifs, après la mort des Romains qui y montèrent. Le lendemain, les Romains incendièrent, à leur tour, le portique du nord tout entier, jusqu'à celui de l'est : l'angle qui les unissait l'un à l'autre s'élevait au-dessus de la vallée du Cédron, dont la profondeur sur ce point était effrayante. Telles étaient à ce moment les opérations au voisinage du Temple.

La famine s'aggrave.

3. Cependant la population de la ville était consumée par la faim : innombrables étaient ceux qui tombaient ; les maux qu'ils souffraient ne peuvent se raconter, car, dans chaque maison, s'il apparaissait quelque ombre de nourriture, il y avait lutte ; les êtres les plus étroitement unis en venaient aux mains, s'arrachant ces pauvres soutiens de leur vie. Les mourants même étaient suspects d'être dans l'abondance et les brigands fouillaient ceux qui rendaient l'âme, craignant que l'un de ces malheureux ne feignit de mourir en cachant de la nourriture dans son sein. Et les affamés aux aguets, semblables à des chiens enragés, marchaient en chancelant : ils passaient, s'abattant contre les portes comme des ivrognes, et, poussés par le désespoir, se précipitaient deux ou trois fois par heure dans les mêmes maisons. La nécessité leur faisait mettre sous la dent toutes sortes de choses : ils ramassaient et se résignaient à manger ce qui n'eût pas même convenu aux plus immondes des animaux privés de raison ; en dernier lieu, ils usèrent du cuir de leurs ceintures et de leurs sandales ; ils grattèrent, pour la mâcher, la peau de leurs boucliers. D'autres se nourrirent de brindilles de vieux foin ; plusieurs en ramassèrent des fibres et en vendirent au prix de quatre Attiques un très léger poids. Mais pourquoi faut-il parler de cette faim sans scrupules qui se prend à des objets inanimés, quand je vais relater un fait sans exemple ni chez les Grecs, ni chez les Barbares[3], fait horrible à dire, et qui trouve difficilement créance. Moi-même, pour ne pas paraître aux yeux de la postérité comme un inventeur de récits merveilleux, j'aurais volontiers omis ce drame si je n'en avais eu des témoins nombreux parmi mes contemporains. Ce serait d'ailleurs un faible titre à la reconnaissance de ma patrie que de reculer devant le récit des maux qu'elle a réellement soufferts.

[3] On a remarqué avec raison que Josèphe oublie ici ce qui est raconté dans la Bible à propos du siège de Samarie, II Rois, VI, 28.

Une mère dévore son enfant.

4. Une femme, appartenant aux tribus d'au-delà du Jourdain, nommée Marie, fille d'Eléazar, du bourg de Bethezyba (ce mot signifie « maison aux hysopes »), distinguée par sa naissance et ses richesses, vint avec le reste de la multitude se réfugier à Jérusalem et y subit le siège. Les tyrans lui prirent la plupart des biens qu'elle avait apportés de la Pérée et introduits dans la ville : le reste de ses objets précieux, et le peu de nourriture qu'elle avait pu réunir lui furent ravis dans les incursions quotidiennes des sicaires. Profondément indignée, cette pauvre femme se répandait en injures et malédictions, irritant encore davantage les ravisseurs. Mais comme personne ne consentait à la tuer dans un mouvement de fureur ou de piété, qu'elle était lasse de chercher la moindre nourriture pour le profit des autres, que d'ailleurs il était déjà impossible d'en trouver nulle part, que la faim courait par ses entrailles et ses nerfs, alors, enflammée par la colère plus encore que par la faim, écoutant autant sa rage que son besoin, elle fit affront à la nature et saisissant le fils qu'elle avait à la mamelle : « Malheureux enfant, dit-elle, pour qui dois-je te conserver, au milieu de la guerre. De la famine, de la sédition ? Chez les Romains, à supposer que nous vivions jusque-là, l'esclavage nous attend : mais la faim prévient l'esclavage, et les factieux sont plus cruels que l'un et l'autre maux. Va donc et deviens ma nourriture : sois en même temps la furie vengeresse attachée aux factieux et, aux yeux de l'humanité entière, le héros de la seule aventure qui manquât encore aux malheurs des Juifs ». En parlant ainsi, elle tua son fils, puis le fit rôtir et mangea la moitié de ce corps, dont elle cacha et mit en réserve le reste[4]. Bientôt arrivèrent les factieux, qui, aspirant l'odeur de cette graisse abominable, menacèrent la femme de l'égorger sur-le-champ si elle ne leur montrait le mets qu'elle avait préparé. Elle répondit qu'elle leur en avait réservé une belle part et découvrit à leurs yeux les restes de son fils. Aussitôt, saisis d'horreur et de stupeur, ces hommes s'arrêtèrent épouvantés. « Voilà, dit-elle, mon propre fils, et voici mon œuvre. Mangez-en, j'en ai mangé moi-même. Ne soyez pas plus faibles qu'une femme, ni plus compatissants qu'une mère. Mais si vous êtes pieux et que vous vous détourniez de ma victime, j'en ai goûté pour vous, laissez-m'en le reste ! » A ces mots, les factieux sortirent en tremblant, lâches dans cette seule circonstance, abandonnant non sans regret même cette nourriture à la mère. La connaissance de ce crime se répandit dans la ville entière, et chacun, se représentant ce forfait par la pensée, frissonnait comme s'il l'eût commis lui-même. Il y eut alors, chez les gens qui souffraient de la faim, l'impatience de la mort : ils jugeaient heureux ceux qui étaient partis les premiers, avant d'avoir appris ou contemplé de pareilles horreurs.

[4] Ne humanis quidem corporibus pepercerunt (Sulp. Sev. Chron. II, 30, 3). Cet auteur a lu la partie des Histoires de Tacite qui nous manque (R. H.).

Indignation de Titus, qui n'a pas voulu cela.

5. Ce malheur arriva bientôt aux oreilles des Romains. Les uns refusaient d'y croire, d'autres le déploraient, la plupart n'en haïssaient que plus notre nation. César s'en justifiait devant Dieu, disant qu'il offrait aux Juifs la paix, l'indépendance, une amnistie générale de leurs insolences passées, mais qu'ils préféraient à la concorde la sédition, à la paix la guerre, à l'abondance et à la prospérité la famine. C'est de leurs propres mains qu'ils ont commencé à brûler leur sanctuaire, que voulaient conserver les Romains : ils méritent bien une telle nourriture ! Pour lui ; certes, il couvrira des ruines mêmes de leur patrie ce crime sacrilège qui se repaît de la chair d'un enfant. Il ne laissera pas le soleil contempler sur terre une ville où les mères se repaissent ainsi. Une pareille nourriture convient cependant moins aux mères qu'aux pères, à ces gens, qui, après des malheurs si affreux, restent en armes. Tout en parlant ainsi, il réfléchissait au désespoir des Juifs ; il n'y avait plus de raison à attendre de ceux qui avaient déjà enduré tous les maux dont la crainte seule eût dû les amener à d'autres sentiments.

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