Guerre des Juifs - Flavius Josèphe

LIVRE 6
Depuis l'achèvement des travaux romains jusqu'à la prise de la ville

CHAPITRE 4
Attaque romaine manquée. Progrès de l'incendie. Conseil de guerre de Titus relatif au sort du Temple. Attaque juive manquée. Incendie du Temple, malgré les efforts de Titus.

Attaque romaine manquée.

1. Déjà deux légions avaient achevé les terrassements. Le 8 du mois de Loos[1], Titus fit approcher les béliers du portique ouest du Temple extérieur. Avant leur arrivée, pendant six jours, la plus forte de toutes les hélépoles avait continuellement battu le mur, mais sans résultat : car la grandeur et l'exact appareillage des pierres triomphaient de toutes les machines. D'autres soldats sapaient les fondements de la porte du nord ; après bien des efforts, ils descellèrent les pierres extérieures : celles du dedans résistèrent, et la porte resta debout. Alors, renonçant à faire ces tentatives avec les machines et les leviers, ils appliquèrent des échelles contre les portiques. Les Juifs ne se pressèrent pas de les en empêcher : mais les soldats une fois montés, ils les assaillirent et engagèrent la lutte. Refoulés, quelques Romains tombaient la tête la première ; d'autres furent tués par ceux qui marchaient à leur rencontre. Les Juifs frappaient de leurs épées beaucoup de soldats qui descendaient des échelles, avant qu'ils pussent se couvrir de leur bouclier placés en haut, ils inclinaient et renversaient les échelles remplies de fantassins. Eux-mêmes, d'ailleurs, éprouvèrent des pertes sensibles. Une lutte très vive s'engagea autour des enseignes, car les Romains jugeaient désastreux et honteux de se les laisser ravir. A la fin, les Juifs s'emparèrent des enseignes et tuèrent ceux qui étaient montés ; les autres, frappés d'effroi devant le malheur de leurs camarades morts, se retirèrent. Il est vrai qu'aucun des Romains ne pérît sans s'être signalé par quelque prouesse ; quant aux factieux, ceux qui s'étaient distingués par leur vaillance dans les précédents combats en firent preuve encore, et parmi eux Eléazar, neveu du tyran Simon. Titus, dès qu'il vit que son désir d'épargner le monument d'un culte étranger aboutissait à des échecs et causait la mort de ses soldats, donna l'ordre de mettre le feu aux portes.

[1] 27 août 70.

Progrès de l'incendie.

2. A ce moment il reçut dans son camp Ananos d'Emmaüs, le plus sanguinaire des gardes de Simon, et Archélaos, fils de Magaddate ; ils espéraient obtenir leur grâce, puisque les Juifs étaient vainqueurs au moment où ils les avaient quittés. Mais Titus blâma la conduite de ces hommes, qu'il soupçonnait de ruse, et du reste, informé de leurs cruautés à l'égard de leurs propres concitoyens, il eut d'abord l'intention de les mettre tous deux à mort. « C'est, disait-il, la nécessité qui les pousse et non leur inclination qui les amène en ma présence ; ils ne sont pas dignes d'avoir la vie sauve, ces Juifs échappés de leur patrie où leurs crimes ont déjà allumé la flamme ». Cependant la parole donnée l'emporta sur le ressentiment : il les relâcha donc, mais sans les traiter avec les mêmes égards que les autres.
Déjà les soldats mettaient le feu aux portes : l'argent, en fondant, livra bientôt passage à la flamme qui attaqua les boiseries, d'où elle s'élança avec violence pour gagner les portiques. Quand les Juifs virent le feu autour d'eux, leurs âmes et leurs corps s'affaissèrent : dans cet abattement, nul ne songea à se défendre ou à éteindre l'incendie ; ils restaient stupides et contemplaient ce spectacle. Découragés par leurs pertes, ils ne songeaient pourtant pas à sauver le reste, mais, comme si déjà le Temple était en feu, ils exaltaient leur fureur contre les Romains. La flamme se répandit ce jour-là et la nuit suivante ; car ce ne fut que par sections, et non d'un seul coup, que les portiques en devinrent la proie.

Conseil de guerre de Titus relatif au sort du Temple.

3. Le lendemain[2], Titus donna l'ordre à une partie de ses troupes d'éteindre le feu et de rendre praticables les abords des portes, pour faciliter la montée des légions. Lui-même réunit les chefs, qui s'assemblèrent au nombre de six : Tibère Alexandre, commandant de toutes les troupes[3], Sextus Céréalis, Larcius Lepidus, Titus Frugi, chefs des cinquième, dixième et quinzième légions, et, d'autre part, Haterius Fronton, commandant des deux légions, d'Alexandrie, et Marcus Antonius Julianus[4], procurateur de Judée[5]. Après eux se groupèrent des procurateurs et des tribuns. Titus tint conseil au sujet du Temple. Les uns étaient d'avis d'appliquer la loi de la guerre : jamais les Juifs ne cesseront de se révolter, tant que le Temple où ils se rassemblent de tous les endroits du monde subsistera. Quelques-uns conseillèrent de l'épargner, si les Juifs l'évacuaient et que personne n'y plaçât des armes, mais de l'incendier, s'ils y montaient pour combattre car ce ne serait plus alors un temple, mais une citadelle, et d'ailleurs le sacrilège serait imputable non à eux, Romains, mais à ceux qui les y contraignaient. Titus déclara que, même si les Juifs montaient sur le Temple pour combattre, lui-même ne se vengerait pas sur des objets inanimés de fautes commises par des hommes, et qu'il ne brûlerait jamais un si bel ouvrage. Ce serait une perte pour les Romains, comme du reste la conservation de ce monument ajouterait à la gloire de son principa[6]. Alors, Fronton, Alexandre et Céréalis s'enhardirent et se rangèrent à l'opinion de Titus. Celui-ci congédia donc le conseil, donna l'ordre aux chefs de faire reposer les autres troupes, afin de les fortifier pour le combat, et manda à sa garde, composée de l'élite des cohortes, de frayer une route à travers les ruines et d'éteindre le feu.

[2] 28 août 70.

[3] Praefectus catrorum.

[4] Antonius Julianus avait écrit un ouvrage sur les Juifs. On a parfois pensé que ce livre, dont il ne reste qu'une mention, avait été une des sources de Josèphe et de Pline, qui avait participé à la campagne et sans doute connu l'auteur. Voir W. Werer, Josephus und Vespasian, p. 4, 89.

[5] Voir le célèbre mémoire de Léon Renier, Sur les officiers qui assistèrent au Conseil de guerre tenu par Titus (Mém. de l'Acad. des Inscr., t. XXVI, 1867, p. 269-321). Quelques rectifications et détails nouveaux dans Schürer, I4, p. 624.

[6] Le récit de Josèphe est contredit par d'autres témoignages, sans qu'il soit facile de décider entre eux. Voir une longue note où la question est complètement exposée dans Schürer, I4, p. 631.

Attaque juive manquée.

4. Pendant ce jour-là, la fatigue et l'abattement des Juifs arrêtèrent leurs offensives ; mais le lendemain, ils rassemblèrent leurs forces, reprirent courage et, vers la deuxième heure, sortirent par la porte de l'est et coururent jusqu'aux postes qui gardaient le Temple extérieur. Les soldats des postes reçurent avec fermeté leur attaque, opposèrent de front la ligne de leurs boucliers et, semblables à une muraille, serrèrent leurs rangs. Il était pourtant évident qu'ils ne pouvaient pas résister longtemps à la multitude et à la furie des assaillants. Alors César, qui observait le combat de la tour Antonia, prévint l'instant de la déroute et se porta à leur secours avec l'élite de ses cavaliers. Les Juifs ne purent soutenir le choc et la plupart, voyant tomber ceux du premier rang, tournèrent le dos ; mais chaque fois que les Romains se retiraient, ils faisaient volte-face et les attaquaient de nouveau, pour fuir de nouveau devant leur retour offensif. Enfin, vers la cinquième heure du jour, les Juifs eurent le dessous et s'enfermèrent dans le Temple intérieur.

Incendie du Temple, malgré les efforts de Titus.

5. Titus retourna à la tour Antonia ; il avait résolu de donner l'assaut avec toutes ses troupes le lendemain vers l'aurore et de cerner le Temple que Dieu, depuis longtemps, avait condamné au feu. La succession des temps amenait le jour fatal, qui fut le dixième du mois de Loos[7]. A cette même date le Temple avait autrefois été brûlé par le roi de Babylone[8]. Mais l'origine et la cause de l'incendie doivent être attribuées aux Juifs eux-mêmes. Car, dès que Titus se fut retiré, les factieux, après quelques instants de repos, tirent une nouvelle attaque contre les Romains ; les postes qui gardaient le Temple engagèrent le combat avec ceux qui cherchaient à éteindre le feu du sanctuaire intérieur et qui, repoussant les Juifs, les poursuivaient jusqu'au Temple. C'est alors qu'un des soldats, sans attendre d'ordre, sans scrupule devant une telle entreprise, mais poussé par une sorte d'impulsion surhumaine, saisit un tison enflammé, et, soutenu par un de ses camarades, lança le feu à travers une fenêtre dorée, située du côté du nord et donnant accès aux habitations construites autour du Temple. Quand la flamme jaillit, les Juifs poussèrent un cri qui répondait à leur douleur : ils coururent en foule pour l'éteindre, sans souci de leur vie, sans ménager leurs forces, en voyant se consumer le monument qui avait été jusque-là l'objet de toute leur vigilance.

[7] 29 août 70.

[8] Ce fut le 10 Ab, suivant Jérémie, 39, 12 ; le 7 Ab, suivant II Rois, XXV, 8 ; la tradition juive place ces deux catastrophes au 9 Ab.

6. Un coureur vint annoncer la nouvelle à Titus, qui se reposait alors sous sa tente des fatigues du combat : il s'élança tel qu'il était et courut vers le Temple pour arrêter l'incendie. Derrière lui vinrent tous ses lieutenants, que suivaient les légions frappées de stupeur : dans une troupe si nombreuse, subitement mise en branle, il y avait de la confusion et des cris. César, de la voix et de la main, ordonnait aux soldats d'éteindre le feu ; mais on n'entendait pas sa voix parmi les clameurs plus fortes encore qui assourdissaient les oreilles ; on ne prenait pas garde non plus aux signes que faisait sa main, car les uns étaient distraits par le combat ; les autres par leur propre fureur. Ni l'exhortation, ni la menace ne retenaient l'élan des légions qui avançaient ; tous se laissaient conduire par leur seule colère. Beaucoup, pressés autour des portes, se foulèrent aux pieds les uns les autres ; beaucoup, qui tombaient parmi les débris encore brûlants et fumants des portiques, éprouvèrent le malheureux sort des vaincus. Quant ces soldats furent arrivés près du Temple, ils feignirent de ne pas même entendre les ordres de César et crièrent à ceux qui les précédaient de jeter les tisons. Cependant les factieux étaient dès lors impuissants à porter secours ; le massacre et la déroute régnaient partout. On égorgeait un très grand nombre de gens faibles et sans armes, partout où on les rencontrait ; autour de l'autel une multitude de cadavres s'amoncelaient ; sur les degrés du Temple le sang coulait à flots, et les corps de ceux que l'on venait de massacrer roulaient d'une marche à l'autre.

7. Comme il n'était pas capable de contenir l'impétuosité des soldats en délire, et que le feu gagnait, César, entouré de ses lieutenants, se rendit à l'intérieur du Temple et contempla le sanctuaire avec son contenu, trésor bien supérieur à ce que la renommée avait publié à l'étranger et non inférieur à sa glorieuse réputation parmi les gens du pays. Comme l'incendie n'avait pas encore pénétré à l'intérieur de la nef et dévorait les habitations élevées autour du Temple, il pensa, non sans raison, que l'édifice pouvait encore être sauvé ; il s'élança donc et essaya de persuader lui-même aux soldats qu'il fallait éteindre le feu. Il ordonne même à Liberalius, centurion de ses porte-lances, de frapper à coups de bâton ceux qui désobéiraient. Mais leur respect pour César et leur crainte de l'officier chargé de les retenir cédèrent à leur rage, à leur haine des Juifs, à un élan guerrier plus violent encore. La plupart étaient aussi stimulés par l'espoir du butin : ils croyaient que tout l'intérieur du Temple regorgeait de richesses, en voyant les dehors de l'édifice revêtus d'or. Un des soldats qui étaient entrés au moment où César s'élançait lui-même pour arrêter les incendiaires mit le feu, dans l'obscurité[9] aux gonds de la porte. Aussitôt la flamme jaillit à l'intérieur ; les lieutenants de César se retirèrent avec lui, et personne n'empêcha plus les troupes, placées hors du Temple, d'activer l'incendie. C'est ainsi que le Temple fut brûlé malgré César.

[9] Ces deux mots sont douteux.

8. On déplorera profondément la perte de cet édifice, le plus admirable de tous ceux qu'on ait vus ou entendu vanter, tant pour sa construction, sa grandeur, la perfection de ses détails, que pour la célébrité de son sanctuaire ; mais on tirera une très haute consolation en songeant au Destin, dont la puissance s'étend également sur les œuvres d'art, les lieux consacrés et les êtres vivants. On admirera, dans cette fatalité, le rapport exact des temps révolus ; elle a observé, comme je l'ai dit[10], le même mois et le même jour où le Temple avait été, auparavant, incendié par les Babyloniens. Depuis sa première construction, que le roi Salomon avait commencée, jusqu'à la date récente de sa destruction, qui arriva la deuxième année du principat de Vespasien, s'étend une durée de mille cent trente ans, sept mois et quinze jours ; depuis sa reconstruction, entreprise par Aggée, la seconde année du règne de Cyrus, jusqu'à sa ruine par Vespasien, il s'écoula six cent trente neuf ans et quarante-cinq jours[11].

[10] Voir plus haut, IV, 5.

[11] Ces chiffres ne concordent pas avec les datations des Antiquités. Les 470 ans de durée du Temple de Salomon (Ant., X, 147), plus les 70 ans d'exil, plus les 639 ans indiqués ici, font 1179 ans et non 1130. 1179 est, d'ailleurs, le chiffre indiqué plus loin (X, 1) pour le temps écoulé de David à la destruction du Temple. Voir, sur la chronologie de Josèphe, Isidore Lévy, Les soixante-dix semaines de Daniel dans la chronologie juive, in Revue des études juives, 51, 1906, p. 161 suiv. — J. W.

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