Guerre des Juifs - Flavius Josèphe

LIVRE 7
Depuis la destruction de Jérusalem jusqu'à la fin de la guerre

CHAPITRE 8
Les Romains attaquent Masada. Siège de cette ville.


Les restes de la rampe de l'assaut romain de 73 de la forteresse de Masada.

Les Romains attaquent Masada.

1. En Judée, Bassus était mort, et Flavius Silva lui succéda comme gouverneur[1]. Voyant tout le territoire asservi par la guerre à l'exception d'une seule forteresse qui restait encore insurgée, il dirigea une expédition contre elle, après avoir rassemblé toutes les forces qu'il avait dans la région. Cette place se nomme Masada[2]. Les sicaires qui l'avaient occupée étaient commandés par un homme de qualité, Éléazar, descendant de ce Judas qui persuada, comme nous l'avons rapporté[3], un assez grand nombre de Juifs à ne pas se faire inscrire, au temps où Quirinius fut envoyé en Judée pour présider au recensement. A ce moment, les sicaires se concertèrent contre ceux qui voulaient se soumettre aux Romains ; ils les poursuivaient de toutes manières comme des ennemis, pillant leurs biens, volant leurs troupeaux, mettant le feu à leurs habitations. Ils déclaraient ne voir aucune différence entre des étrangers et ceux qui avaient si lâchement trahi la liberté des Juifs, digne d'être défendue par les armes, ceux qui avaient déclaré leurs préférences pour la servitude sous le joug romain. Mais ce langage n'était qu'un prétexte pour voiler leur cruauté et leur avidité, ce que leurs actes montrèrent clairement. Car ces gens que les sicaires attaquaient prirent part avec eux à la sédition et apportèrent leur concours, dans la guerre contre les Romains, à ces mêmes hommes qui leur firent souffrir dans la suite des atrocités plus cruelles encore. Convaincus depuis longtemps d'avoir allégué des prétextes mensongers, ils redoublaient leurs rigueurs contre ceux qui, par de justes raisons, leur reprochaient leur méchanceté. Car ce temps fut bien fertile parmi les Juifs en cruautés variées ; on ne laissait sans la perpétrer aucune œuvre scélérate ; même l'imagination, appliquée à cette recherche, n'aurait pu découvrir de forfait nouveau. C'était. comme une maladie contagieuse, sévissant dans le particulier et en public ; il y avait émulation à qui surpasserait les autres en impiétés envers Dieu, en injustices contre le prochain. Les puissants opprimaient la foule, la multitude cherchait à perdre les puissants ; car les uns avaient la passion de la tyrannie, les autres celle d'exercer des violences et de piller les biens des riches.
Les sicaires furent les premiers à donner le signal des crimes et des cruautés contre leurs compatriotes ; ils ne laissèrent aucun mot outrageant sans le prononcer, aucun dessein destiné à perdre leurs victimes sans le faire suivre d'effet. Mais Jean les fit passer pour modérés, en comparaison de lui. Car non seulement il tua tous ceux qui conseillaient des mesures justes et utiles, traitant les citoyens comme ses plus grands ennemis, mais il déchaîna sur sa patrie une infinité de malheurs publics, tels qu'on pouvait les attendre d'un homme assez perdu d'audace pour se montrer impie envers Dieu. Il mettait sur sa table des mets défendus, négligeant les règles de pureté consacrées par l'usage et par l'exemple de ses pères ; on ne s'étonnait plus dès lors qu'un homme coupable de si folles impiétés envers Dieu manquât, à l'égard de ses concitoyens, de toute humanité, de tout sentiment du devoir. Et quel crime n'a pas commis Simon fils de Gioras ? Quel outrage a-t-il épargné aux hommes libres qui avaient fait de lui leur tyran ? Quels liens d'amitié ou de parenté n'ont pas redoublé l'audace de ces hommes dans leurs meurtres quotidiens ? C'était, à leurs yeux, une sordide méchanceté de maltraiter des étrangers, mais un noble étalage de courage de sévir sur ceux qui les touchaient de plus près. Mais la rage des Iduméens se montra plus féroce encore. Ces abominables scélérats égorgèrent les grands-prêtres, pour ne garder aucune parcelle du respect dû à Dieu, supprimèrent tout ce qui restait encore des formes de gouvernement, introduisirent partout l'anarchie la plus complète. En cela excella la tourbe des hommes, appelés zélateurs, dont les actes confirmèrent le nom, car ils cherchèrent à imiter toute œuvre scélérate et à répéter tous les forfaits dont l'histoire avait gardé le souvenir. Cependant ils s'attribuèrent ce nom du mot qui désigne le zèle tourné vers le bien, soit par une raillerie brutale de ceux qu'ils persécutaient, soit qu'ils considérassent les plus grands crimes comme des vertus. Assurément ils trouvèrent tous la fin qui leur convenait, car Dieu leur infligea à tous un juste châtiment ; toutes les souffrances que peut subir la nature humaine fondirent sur eux jusqu'au dernier terme de leur vie, qu'ils achevèrent au milieu de tourments de tout genre. Pourtant, on peut dire que leurs souffrances n'ont pas égalé leurs crimes, car il était impossible de les traiter suivant leurs mérites. Quant à ceux qui ont été victimes de leurs cruautés, ce n'est pas le moment de déplorer leur sort comme il le faudrait. Je reviens donc à mon récit que j'avais interrompu.

[1] L. Flavius Silva Nonius Bassus, consul en 81.

[2] Sebbeh, au-dessus de la rive ouest de la Mer Morte, où des traces des travaux des Romains sont encore visibles.

[3] Plus haut. II. 118.

Siège de cette ville.

2. Le général romain marcha avec ses troupes contre Éléazar et les sicaires qui occupaient avec lui Masada[4] ; il s'empara rapidement de tout le territoire, dont il garnit de troupes les positions les plus avantageuses. Puis il éleva un mur tout autour de la place, pour rendre la fuite difficile aux assiégés, et y posta des gardes. Lui-même choisit, pour l'assiette de son camp, le lieu le plus propre aux opérations de siège, là où les rochers de la forteresse se rapprochaient de la montagne voisine ; l'approvisionnement y offrait d'ailleurs des difficultés. Non seulement les vivres y étaient convoyés de loin, au prix de grandes fatigues pour les Juifs chargés de cette tâche, mais encore l'eau devait être apportée dans le camp, en l'absence de toute source, voisine. Après avoir veillé à ces préparatifs, Silva entreprit le siège, qui exigea beaucoup d'habileté et d'efforts, à cause de la force de cette citadelle, qui est naturellement disposée comme je vais le dire.

[4] Sur Masada (Sebbeh) et ses ruines, voir l'article G. Williams dans le Dict. of Georg. de Smith, II, p. 287.

3. Un rocher d'un assez vaste pourtour et d'une grande hauteur est de toutes parts isolé par de profonds ravins, dont on ne voit pas le fond. Ils sont escarpés et inaccessibles aux pieds de tout être vivant, sauf en deux endroits où la roche se prête à une ascension pénible. De ces deux chemins, l'un part du lac Asphaltite dans la direction de l'est ; l'autre est à l'ouest et offre plus de facilité à la marche. On appelle le premier « serpent », à cause de son étroitesse et de ses nombreux détours : car il est coupé là où les escarpements font saillie, revient souvent sur lui-même, puis, s'allongeant peu à peu, poursuit à grand peine sa progression. Tout homme qui suit ce chemin doit s'appuyer alternativement sur chaque pied, car la mort le guette ; de chaque côté s'ouvrent des abîmes qui peuvent glacer d'effroi le plus brave. Quand on a suivi le chemin l'espace de trente stades, on n'a plus devant soi qu'un sommet sans pointe terminale, qui forme sur la crête une surface plane. C'est sur ce plateau que le grand-prêtre Jonathas[5] construisit d'abord une forteresse, qu'il appela Masada ; dans la suite, le roi Hérode s'occupa avec grand zèle de mettre cette place en état. Il éleva tout autour du sommet, sur une longueur de sept stades, une muraille de pierres blanches, haute de douze coudées, épaisse de huit ; au-dessus d'elle se dressaient trente-sept tours, hautes de cinquante coudées, d'où l'on pouvait passer dans des habitations construites sur toute la face intérieure du mur. Le roi avait réservé à la culture le sommet, qui est fertile et d'une terre plus meuble que toutes les plaines ; de cette façon, s'il y avait disette de provisions du dehors, la famine épargnerait ceux qui auraient confié leur salut à la forteresse. Il y bâtit aussi un palais sur la pente ouest, sous les remparts de la citadelle et tourné vers le nord. Le mur de ce palais était haut et solide ; il était flanqué aux angles de quatre tours de soixante coudées de haut. A l'intérieur, la disposition des appartements, des portiques et des bains offrait beaucoup de variété et de luxe ; partout s'élevaient des colonnes monolithes : les murs et le pavé des appartements étaient revêtus de mosaïques aux couleurs variées. Près de chacun des endroits habités, tant sur la hauteur qu'autour du palais et devant le rempart, il avait fait creuser beaucoup de grandes citernes dans le roc, pour fournir de l'eau en même abondance que s'il y avait eu des sources. Une route creuse, invisible du dehors, conduisait du palais au sommet de la colline. Du reste, il était difficile aux ennemis de faire usage même des routes que l'on voyait, car celle de l'orient est, comme nous l'avons dit, naturellement inaccessible, et Hérode avait fortifié celle de l'occident, dans sa partie la plus étroite, par une forte tour, qu'une distance d'au moins mille coudées séparait du sommet, et qu'il n'était, ni possible de tourner ni facile de prendre. Même pour des voyageurs n'ayant rien à craindre, la sortie en était malaisée. Ainsi la nature et la main des hommes avaient fortifié cette place contre les attaques des ennemis.

[5] Frère de Judas Macchabée ; voir plus haut, I, 48.

4. On admirait encore davantage la richesse et le bon état des approvisionnements accumulés ; en effet, on tenait en réserve du blé, en quantité suffisante pour un long temps, plus beaucoup de vin et d'huile, de légumes secs d'espèces variées, des monceaux de dattes. Éléazar, quand il s'empara par ruse de cette place forte, avec les sicaires[6], trouva toutes ces provisions bien conservées, nullement inférieures à celles qui avaient été déposées à une date récente : et cependant, depuis cet aménagement jusqu'à la prise de Masada par les Romains, il s'était écoulé près de cent ans. Néanmoins les Romains trouvèrent sans trace de corruption ce qui restait des fruits. Cette conservation doit être attribuée à l'air, que l'altitude de la citadelle préserve de tout mélange de terre ou de bourbe. On trouva aussi une multitude d'armes de toute espèce que le roi avait mises en réserve comme un trésor et qui eussent pu suffire aux besoins de dix mille hommes ; du fer, du bronze, et même du plomb non travaillés ; tous ces approvisionnements avaient été faits pour des motifs sérieux. On dit même qu'Hérode préparait cette forteresse pour lui servir de refuge, en prévision d'un double danger : d'une part la multitude des Juifs, qui pouvaient le renverser et ramener au pouvoir les rois de la dynastie antérieure ; de l'autre, péril plus grand et plus terrible, la menace de Cléopâtre, reine d'Égypte. Car celle-ci ne cacha jamais son dessein, mais pressa Antoine, dans ses fréquents entretiens, de tuer Hérode et de lui donner à elle le royaume des Juifs[7]. On est étonné qu'Antoine, misérablement asservi par l'amour de cette femme, ait négligé d'accéder à sa requête qu'on ne pouvait guère s'attendre à le voir rejeter. Voilà donc les craintes qui déterminèrent Hérode à fortifier Masada : il devait ainsi laisser aux Romains cette tâche suprême pour achever la guerre contre les Juifs.

[6] Plus haut, II, 408, 433.

[7] Voir plus haut, I, 359.

5. Lorsque le général romain eut comme nous l'avons dit[8], entouré extérieurement d'une muraille tout le terrain et prévenu, par la plus stricte surveillance, la fuite vies défenseurs, il entreprit le siège, n'avant trouvé qu'un endroit capable de recevoir des terrasses. Il y avait, en effet, derrière la tour qui protégeait la route de l'ouest vers le palais et le faite de la colline, un éperon rocheux d'une largeur considérable et formant saillie, mais de trois cents pieds au-dessous du sommet de Masada : on l'appelait Leuké, la « Roche blanche ». Silva y monta donc, l'occupa et ordonna à l'armée d'apporter des charges de terre. Grâce au zèle que les soldats déployèrent dans ce travail et à leur grand nombre, la terrasse s'éleva, solide, à la hauteur de deux cents pieds. Cependant une plate-forme de ces dimensions ne parut pas assez solide et résistante pour porter les machines destinées à l'assaut : aussi éleva-t-on au-dessus un « cavalier », de fortes pierres bien ajustées, large et haut de cinquante coudées. La construction des engins fut analogue à celle que Vespasien d'abord, et ensuite Titus avaient imaginée pour le siège des places ; de plus, on éleva une tour de cent coudées entièrement blindée de fer, du haut de laquelle les Romains, grâce au grand nombre de leurs oxybèles et onagres, lançaient des projectiles contre les défenseurs du rempart, dont ils les chassaient en les obligeant à se dérober. En même temps Silva mit en place un puissant bélier, avec ordre de battre continuellement la muraille, qui fut entamée, non sans peine, sur une certaine étendue et renversée. Les sicaires s'empressèrent de bâtir à l'intérieur un autre mur, auquel les machines ne devaient pas faire subir le même sort qu'au premier, car pour le rendre flexible et capable d'amortir la violence du choc, ils le construisirent de la façon suivante. Ils unirent les unes aux autre, à leurs extrémités, de grandes poutres disposées dans le sens de leur longueur. Il y en avait ainsi deux rangées parallèles, séparées l'une de l'autre par un intervalle égal à l'épaisseur du mur, et l'entre-deux était formé d'un amoncellement de terre. En outre, dans la crainte que la terre ne se répandit quand on battrait cette terrasse[9], ils relièrent encore par des poutres transversales celles qui étaient disposées en longueur. L'ouvrage était donc, aux yeux des ennemis, semblable à un édifice maçonné.
Les coups des machines, portés contre cette matière qui leur cédait, s'amortissaient, et même, comme ce martèlement la comprimait, elle n'en devenait que plus solide. A cette vue, Silva jugea qu'il détruirait plutôt ce mur par le feu ; il ordonna donc aux soldats de lancer en grand nombre des torches enflammées. Le mur, formé surtout de pièces de bois, prit feu rapidement ; embrasé dans sa profondeur, il développa un grand incendie. Dès le début de cet incendie, le vent du nord qui soufflait dans leurs visages inspira des craintes aux Romains ; comme il se rabattait sur eux d'en haut, il poussait les flammes contre eux, et peu s'en fallut même qu'ils ne désespérassent de leurs machines, prêtes à s'embraser aussi. Mais ensuite le vent, comme par une intervention surhumaine, changea subitement, et celui du sud, soufflant avec violence en sens contraire, ramena et rejeta l'incendie contre la muraille, qui bientôt flamba tout entière du haut en bas. Les Romains, ainsi assistés du secours de Dieu, se retirèrent joyeux dans leur camp, résolus à attaquer les ennemis le lendemain ; pendant cette nuit, leurs postes de garde veillèrent avec plus de soin que jamais, afin de ne laisser échapper aucun fuyard.

[8] Voir plus haut, VII, 275.

[9] Τυπτομένου (Destinon) et non ὑψουμένου.

6. Cependant Éléazar ne conçut pas la pensée de fuir et n'autorisa personne à le faire. Quand il vit que le mur était consumé par le feu, il n'imagina aucun moyen de salut ni de défense et, réfléchissant sur le traitement que les Romains, une fois maîtres de la place, feraient subir aux défenseurs, à leurs femmes et à leurs enfants, il décida que tous devaient mourir après avoir pris cette résolution, la meilleure dans les circonstances présentes, il réunit les plus courageux de ses compagnons et les exhorta en ces termes à agir ainsi :
« Il y a longtemps, mes braves, que nous avons résolu de n'être asservis ni aux Romains, ni à personne, sauf à Dieu, qui est le seul vrai, le seul juste maître des hommes ; et voici venu l'instant qui commande de confirmer cette résolution par des actes. En ce moment donc, ne nous déshonorons pas, nous qui n'avons pas auparavant enduré une servitude exempte de péril et qui sommes maintenant exposés à des châtiments inexorables accompagnant la servitude, si les Romains nous tiennent vivants entre leurs mains ; car nous fûmes les premiers à nous révolter, et nous sommes les derniers à leur faire la guerre. Je crois d'ailleurs que nous avons reçu de Dieu cette grâce de pouvoir mourir noblement, en hommes libres, tandis que d'autres, vaincus contre leur attente, n'ont pas eu cette faveur. Nous avons sous les yeux, pour demain, la prise de la place, mais aussi la liberté de choisir une noble mort que nous partagerons avec nos amis les plus chers. Car les ennemis, qui souhaitent ardemment de nous prendre vivants, peuvent aussi peu s'opposer à notre décision que nous-mêmes leur arracher la victoire dans un combat. Peut-être eût-il fallu dès l'origine, quand nous voyions, malgré notre désir de revendiquer notre liberté, tous les maux cruels que nous nous infligions à nous-mêmes, et les maux pires encore dont nous accablaient les ennemis — reconnaître le dessein de Dieu, et la condamnation dont il avait frappé la race des Juifs, jadis chère à son cœur ; car s'il nous était resté propice, ou si du moins sa colère eût été modérée, il n'aurait pas laissé se consommer la perte d'un si grand nombre d'hommes ; il n'aurait pas abandonné la plus sainte de ses villes à l'incendie et à la sape des ennemis.
Avons-nous donc espéré, seuls de tous les Juifs, d'échapper à notre perte en sauvant la liberté ? Comme si nous n'étions pas coupables envers Dieu, comme si nous n'avions participé à aucune iniquité[10] après avoir enseigné l'iniquité aux autres ? Mais voyez comment Dieu confond notre vaine attente, en faisant fondre sur nous des malheurs qui passent nos espérances. Car nous n'avons pas même trouvé notre salut dans la force naturelle de cette place imprenable, et, bien que possédant des vivres en abondance, une multitude d'armes et tous les autres approvisionnements en quantité, c'est manifestement Dieu lui-même qui nous a ravi tout espoir de nous sauver. Ce n'est pas, en effet, de son propre mouvement que le feu porté contre les ennemis s'est retourné contre le mur bâti par nous, mais c'est là l'effet d'une colère soulevée par nos crimes si nombreux, que nous avons, dans notre fureur, osé commettre sur nos compatriotes. Payons donc de nous-mêmes la peine de ces forfaits, non pas aux Romains, nos ennemis pleins de haine, mais à Dieu sont les châtiments sont plus modérés que les leurs. Que nos femmes meurent, sans subir d'outrages ; que nos enfants meurent sans connaître la servitude ! Après les avoir tués nous nous rendrons les uns aux autres un généreux office, en conservant la liberté qui sera notre noble linceul. Mais d'abord détruisons par le feu nos richesses et la forteresse ! Les Romains, je le sais bien, seront affligés de n'être pas les maîtres de nos personnes et d'être frustrés de tout gain. Laissons seulement les vivres ; ceux-ci témoigneront pour les morts que ce n'est pas la disette qui nous a vaincus, mais que, fidèles à notre résolution première, nous avons préféré la mort à la servitude. »

[10] La vieille traduction latine porte culpae : un ms. grec a παρανομίας, mot qu'omettent les autres.

7. Telles furent les paroles d'Éléazar. Elles ne produisirent pas la même impression sur tous les assistants. Les uns avaient hâte d'obéir, et ils étaient presque joyeux à la pensée d'une mort aussi belle : mais il y en avait d'autres, d'un cœur moins ferme, qui étaient touchés de compassion pour leurs femmes et leurs familles, et sans doute aussi pour eux-mêmes, voyant la mort de si près. Ils se regardaient les uns les autres, et leurs larmes disaient assez leur refus. Éléazar, les voyant céder à la crainte et leurs âmes fléchir devant la grandeur de son dessein, craignit que ceux même qui avaient entendu avec fermeté son discours ne fussent amollis par les supplications et les larmes des autres. Il ne renonça donc pas à les exhorter et, s'enflammant lui-même s'animant d'une brûlante ferveur, il commença une harangue plus brillante encore sur l'immortalité de l'âme, en proie à une vive indignation et regardant fixement ceux qui pleuraient :
« Certes, dit-il, je me suis bien trompé, en croyant avoir pour compagnons, dans ces luttes pour la liberté, des hommes courageux, résolus à bien vivre ou à mourir. Mais vous ne différiez nullement des premiers venus, ni pour la vertu ni pour l'audace, car vous craignez la mort, qui peut vous délivrer des plus grands maux, quand il ne fallait ni en retarder l'instant, ni attendre un conseiller. Depuis longtemps, et dès que s'ouvrit notre intelligence, les préceptes divins, transmis par la tradition et dont le témoignage était confirmé par les actions et les sentiments de nos pères, nous ont constamment enseigné que la vie, non la mort, est un malheur pour les hommes. La mort, en effet, libérant nos âmes, leur permet de s'échapper vers le pur séjour qui leur est propre pour y être exemptes de toute calamité ; mais tant qu'elles sont unies au corps mortel et sensibles à ses maux, alors, à dire toute la vérité, elles sont mortes ; car le divin ne doit pas être associé à ce qui est mortel. Assurément l'âme, même enchaînée au corps, possède une grande puissance ; elle fait de lui son propre instrument de perception ; invisible, elle le meut et le pousse à des actions qui dépassent sa nature mortelle ; mais quand l'âme, délivrée de ce poids qui l'entraîne vers la terre et s'attache à elle, occupé le séjour qui est proprement le sien, elle jouit alors d'une énergie bienheureuse et d'une puissance entièrement indépendante, restant, comme Dieu lui-même, invisible aux regards mortels.
Car même quand elle est dans le corps, on ne l'aperçoit point ; elle s'en approche invisible et le quitte encore sans être vue ; elle n'a qu'une nature, l'incorruptibilité, mais elle est la cause des changements qu'éprouve le corps. En effet, toute partie de ce corps que touche l'âme vit et fleurit ; toute partie dont elle se retire meurt et se flétrit. Tant il y a en elle surabondance d'immortalité !
Le sommeil peut fournir la preuve la plus claire de ce que j'avance ; dans cet état, l'âme, que le corps ne sollicite pas, jouit en parfaite liberté du repos le plus agréable : elle s'unit à Dieu par la communauté de sa substance, erre de tous cités et prédit beaucoup de choses à venir. Pourquoi donc craindre la mort, quand on aime le repos du sommeil. Quelle folie n'y a-t-il pas à rechercher la liberté dans la vie, en se refusant l'immortelle liberté.
Nous devrions, après avoir été instruits dans nos familles, donner aux autres hommes l'exemple d'être prêts à la mort. Pourtant, si nous avons encore besoin que les étrangers nous garantissent cette croyance, regardons ces Indiens qui font profession de pratiquer la sagesse. Bien que braves, ils supportent avec impatience le temps de la vie, comme une redevance nécessaire due à la nature, mais ils se hâtent de séparer leur âme de leur corps et, sans y être engagés ni poussés par aucun mal, cédant au désir de la vie immortelle, ils annoncent d'avance aux autres leur intention de quitter ce monde. Il n'y a personne pour les en empêcher : tous, au contraire, les jugent heureux, et leur donnent des lettres pour leurs proches, tant ils considèrent comme assurées et parfaitement vraies les relations qui unissent les âmes entre elles. Puis, quand ces sages ont entendu les messages qui leur sont confiés, ils livrent leur corps au feu, afin de séparer du corps, l'âme rendue à la pureté la plus parfaite, et ils meurent parmi les hymnes de louanges. Leurs amis les plus chers les accompagnent à la mort, plus volontiers que les autres hommes n'accompagnent leurs concitoyens partant pour un très long voyage ; ils pleurent sur eux-mêmes, mais vantent le bonheur de ces sages, qui déjà reçoivent leur place dans l'immortel séjour. N'avons-nous donc pas honte d'être inférieurs en sagesse aux Indiens et d'outrager honteusement, par notre timidité, ces lois de nos pères qui sont un objet d'envie pour tous les hommes ? Mais, quand même nous aurions été instruits tout d'abord dans des préceptes tout contraires, dans la pensée que pour les hommes la vie est un bien et la mort un mal, l'événement nous invite cependant à supporter la mort avec courage, car nous périssons par la volonté de Dieu et la force de la nécessité. Depuis longtemps, à ce qu'il semble, Dieu avait porté ce décret contre la race entière des Juifs, qu'il fallait renoncer à une vie dont nous ne savions pas user avec justice. Gardez-vous de vous accuser vous-mêmes, ni d'en faire honneur aux Romains, si la guerre que nous soutenons contre eux a entraîné notre ruine totale : ce n'est pas leur puissance qui a produit cet effet, mais une cause bien supérieure qui leur a donné l'apparence de la victoire.
Est-ce sous les armes des Romains qu'ont péri les Juifs de Césarée ?[11] Ils n'avaient pas même l'intention de se révolter contre Rome : ils s'occupaient de célébrer le sabbat, quand la foule des habitants de Césarée s'élança contre eux. et, sans même qu'ils levassent les bras, les égorgea avec leurs femmes et leurs enfants. Cette foule n'avait aucune crainte des Romains qui, certes, considéraient seulement comme ennemis les révoltés de notre nation.
Mais, dira-t-on, les habitants de Césarée furent toujours hostiles à ceux qui séjournaient parmi eux ; profitant de l'occasion, ils ont assouvi leur ancienne haine. Que dire alors des Scythopolitains ? Ils ont osé, dans l'intérêt des Grecs, nous faire la guerre, mais non se venger des Romains avec notre aide, alors que nous étions parents. La bienveillance et la fidélité que les Juifs avaient témoignées aux habitants leur a été vraiment d'un grand secours ; ils ont été cruellement égorgés en masse, eux et leurs familles, et c'est là le prix qu'ils ont reçu de leur alliance. Le mal dont nous les avions défendus, ils l'ont fait subir à nos concitoyens, comme si ceux-ci avaient eu l'intention de l'infliger[12]. II serait long maintenant de mentionner en détail tous ces événements ; vous savez qu'il n'y a pas une ville de Syrie qui n'ait tué les Juifs, habitant dans ses murs, avec plus de haine pour nous que pour les Romains.
C'est dans ce pays que le peuple de Damas, incapable même de forger un prétexte spécieux, a rempli la ville du carnage le plus abominable, égorgeant dix-huit mille Juifs avec leurs femmes et leurs enfants. Quant à la multitude des Juifs d'Égypte, torturés et tués, elle dépasse peut-être, on nous l'a dit, le nombre de soixante-mille.
Si ces Juifs ont péri de la sorte, c'est apparemment parce que, sur une terre étrangère, ils n'ont trouvé aucun secours qu'ils pussent opposer à leurs ennemis. Mais à ceux qui, sur leur propre territoire, ont tous ensemble engagé la guerre contre les Romains, qu'a-t-il donc manqué de ce qui pouvait leur inspirer l'espoir d'un solide succès : des armes, des remparts, des forteresses imprenables, un cœur inaccessible aux périls affrontés pour la cause de la liberté, tout les a encouragés à la révolte. Mais ces forces, suffisantes pour quelque temps et qui excitaient nos espoirs, parurent bientôt la source des plus grands malheurs ; tout fut pris, tout tomba aux mains des ennemis, comme si ces préparatifs eussent été faits pour rehausser leur triomphe, non pour le salut de ceux qui en étaient les auteurs. Ceux qui sont tombés dans les combats, il faut les estimer heureux, car ils sont morts en défendant la liberté, non en la trahissant. Mais qui n'aura pitié de la multitude tombée au pouvoir des Romains ? Qui ne voudra mourir plutôt que de subir le même sort ? Les uns ont péri sur la roue, torturés par le feu ou le fouet ; d'autres, à demi dévorés par les bêtes fauves, ont été conservés, vivants encore, pour leur servir une seconde fois de pâture, après avoir offert aux ennemis matière à rire et à s'amuser. Mais il faut considérer comme les plus infortunés de ces Juifs ceux qui vivent encore, et qui, implorant souvent la mort, sont dans l'impossibilité de la trouver.
Où est cette grande cité, la métropole de toute la nation juive, qui devait sa force à tant d'enceintes de murailles, qui opposait aux ennemis un si grand nombre de forts et de hautes tours, qui avait peine à contenir les approvisionnements de la guerre et renfermait, pour sa défense, tant de myriades de combattants ? Où est celle qui passait pour une création de Dieu ? Elle a été arrachée de ses fondements, renversée de fond en comble, et il ne reste d'elle, sur ses ruines, d'autre monument que le camp de ceux qui l'ont détruite[13]. De malheureux vieillards y demeurent encore près des cendres du Temple, avec quelques femmes que les ennemis ont réservées aux outrages les plus vils.
Lequel de nous, songeant à un pareil spectacle, souffrira de voir la lumière du soleil, pût-il même vivre à l'abri du péril ? Qui donc est assez ennemi de sa patrie, assez lâche, assez attaché à la vie pour ne pas regretter d'avoir vécu jusqu'à ce jour ? Ah ! plût à Dieu que nous fussions tous morts avant d'avoir vu cette sainte cité sapée par les mains des ennemis, ce Temple saint renversé par un tel sacrilège ! Mais puisque le noble espoir qui nous a soutenus, de réussir peut être à nous venger de ce crime sur les ennemis, s'est maintenant dissipé, et nous laisse seuls en présence de la nécessité, hâtons-nous de mourir avec honneur ! Prenons-nous en pitié, nous, nos enfants et nos femmes, tandis qu'il nous est encore permis d'avoir pitié de nous-mêmes. Car c'est pour la mort que nous sommes nés et que nous avons engendré nos enfants ; même les heureux ne peuvent pas y échapper dans les outrages, l'esclavage, la vue de nos femmes ravies avec nos enfants pour le déshonneur, ce ne sont pas là des maux d'une nécessité naturelle pour les hommes ; de telles épreuves, ils les supportent par lâcheté, parce qu'ils ne veulent pas, en ayant le pouvoir, les prévenir par la mort. Or, c'est enorgueillis de notre courage que nous nous sommes révoltés contre les Romains, et même tout dernièrement, quand ils nous offraient la vie sauve, nous n'avons pas cédé. Qui ne prévoit les effets de leur rage, si nous tombons vivants en leur pouvoir ? Infortunés seront les jeunes gens dont la vigueur pourra souffrir tant de tourments ; infortunés les hommes sur le retour de l'âge, incapables de les supporter. L'un verra sa femme entraînée pour subir la violence ; un captif, les mains liées, entendra la voix de son fils, implorant le secours paternel. Mais tant que ces mains sont libres et tiennent le glaive, qu'elles s'acquittent de leur noble ministère ! Mourons sans être esclaves de nos ennemis ; sortons ensemble, libres, de la vie, avec nos enfants et nos femmes ! C'est là ce que nos lois ordonnent[14], ce qu'implorent de nous nos femmes et nos enfants. C'est une nécessité que Dieu nous impose ; toute contraire est la volonté des Romains, qui craignent que l'un de nous ne meure avant la prise de la ville. Hâtons-nous donc de leur laisser, au lieu de cette joie qu'ils espèrent goûter en nous prenant, un sentiment de stupeur devant notre mort et d'admiration pour notre courage ! »

[11] Voir plus haut, II, 206.

[12] Texte incertain.

[13] Texte incertain ; nous suivons la version qualifiée de perhaps right par Thackeray (p. 611, note b).

[14] Aucun texte biblique ne confirme cette assertion ; l'esprit de ce discours est d'ailleurs bien plus stoïcien que juif. On peut comparer au discours d'Éléazar celui de Vulteius dans la Pharsale, IV, 476 et suiv.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant