Élisée fils de Saphat

8.
L’homme de Baal-Salisa

Quelqu’un ayant annoncé à Luther une nouvelle fâcheuse : « L’Evangile, dit-il, porte de bonnes et sûres nouvelles. Hors de là j’en sache peu de bonnes dans le monde. » — Mais quelle est la bonne nouvelle de l’Evangile ? C’est que le pécheur peut subsister dans la balance de Dieu. Vous savez ce qui fut dit à Belsatsar : Tu as été pesé dans la balance et tu as été trouvé léger !

Qui que tu sois tu seras un jour pesé dans la balance. L’un des plateaux porte la loi, ses exigences, ses malédictions. Que mettras-tu dans l’autre ? Ton moi tout entouré de bonnes œuvres ? Mais le plateau de la loi ne s’ébranle pas même. Tes bonnes intentions ? Mais c’est un grain de sable. Ce qu’on admire en toi ? Mais ce n’est qu’écume et poussière. Le peu de souffrances que tu as endurées ? Ah ! songe que tu mérites une peine éternelle !

Qui pourra donc équilibrer la balance fatale ? Celui-là seul qui possède Christ par la foi. À la place du néant, il met le poids infini des mérites de son Sauveur. O miracle ! le plateau de la loi s’élève dans l’air comme une plume et celui du pécheur s’abaisse. Le pécheur a plus que son poids. Les anges saluent ce nouvel héritier du royaume éternel.

Mais combien de richesses cette justice ne donne-t-elle pas déjà sur la terre ! Notre texte de ce jour nous fournit encore une occasion d’en admirer les effets. L’amour de Dieu, sa paternelle sollicitude, voilà ce qui, par elle, appartient ici-bas aux croyants.

2 Rois 4.42-44

42 Alors vint un homme de Baal-Salisa qui apporta à l’homme de Dieu du pain des premiers fruits, savoir, vingt pains d’orge et du grain en épis étant avec sa paille. Et Élisée dit : Donne cela à ce peuple afin qu’il mange. 43 Et son serviteur lui dit : Donnerai-je ceci à cent hommes ? Mais il lui répondit : Donne-le à ce peuple et qu’il mange. Car ainsi a dit l’Eternel : Ils mangeront, et il y en aura de reste. 44 Il mit donc cela devant eux, et ils mangèrent et en laissèrent de reste, suivant la parole de l’Eternel.

La vie, la personne et les temps d’Élisée nous déroulent leur caractère typique. Vous y pourrez toujours moins méconnaître le reflet anticipé du Nouveau Testament. Ce récit nous en rappelle un tout semblable de l’Evangile. Il n’est pas aussi grandiose ; c’est tout au plus le doux prélude d’une parfaite symphonie ; c’est l’un des épis dont la réunion formera la gerbe. Mais l’épi isolé porte déjà son fruit. Pressons-le légèrement entre nos doigts : nous recueillerons de précieux grains de consolations éternelles. — Les pains de Baal-Salisa ;le commandement d’Élisée, — la confusion de Guéhazi ; tels seront les sujets principaux de notre méditation.

I

Aujourd’hui nous nous retrouvons à Guilgal au milieu des fidèles encore éprouvés. Il est vrai que l’Eternel les a secourus Jusqu’ici. Tous les jours revient la détresse ; mais tous les jours une nouvelle délivrance. Les pleurs logent le soir, mais le chant du triomphe survient au matin. Toutefois, la nourriture que Dieu leur envoie n’est jamais que pour un jour, et Dieu ne leur donne aucune autre garantie que celle de leur foi. Il ne leur remplit pas des sacs et des corbeilles. C’est pourquoi les soucis renaissent sans cesse. Mais ils apprennent d’autant mieux que Dieu seul les nourrit. Ce pain de la foi leur devient savoureux. Ils finissent par comprendre que Dieu les a pour toujours pris à sa table. Ils ne s’effraient plus de voir leurs armoires vides ; car leur foi en découvre d’autres qu’ils ne peuvent voir, ni toucher de leurs mains, mais qui sont inépuisables.

Aujourd’hui nous les retrouvons dans la détresse. Leur dernier morceau est digéré ; ils ont faim et ne savent où prendre de nouveaux aliments. Ils interrogent furtivement les traits du prophète, pourvoir s’ils annoncent quelque bonne nouvelle. Mais le prophète est tranquille et paraît songer à tout autre chose qu’à boire et à manger. Alors il en est qui perdent patience. « Avons-nous échappé au poison, murmurent-ils, pour mourir de faim ? » — D’autres sont si abattus, qu’on s’attend à entendre s’échapper de leurs lèvres qu’il ne sert de rien de croire en Dieu. — Que dirons-nous à ces âmes troublées ? — Essayons de leur donner raison. Sans doute, leur dirons-nous, il ne vaut pas la peine de s’attendre au Seigneur. Il a bien son Fils unique en réserve pour vous, mais il n’a pas de pain à vous donner. Il prend soin des petits des corbeaux, mais quant à vous, auxquels il donne son amour, il est douteux qu’il vous console. Il est vrai que tous les cheveux de votre tête ont été comptés avec sollicitude, mais il est douteux qu’il connaisse vos besoins ou qu’il s’en inquiète. — Ce serait le vrai moyen d’expédier leurs plaintes. On leur ferait sentir leur folie, on les forcerait à rougir d’eux-mêmes et bientôt l’étincelle mourante de leur foi redeviendrait une vive flamme.

Nous sommes un peuple impatient et rempli d’exigence. Nous réclamons d’avance le secours, et au lieu de nous contenter de notre ration journalière, nous voudrions, par exemple, la grâce particulière aux mourants avant d’être malades, celle du combat avant que les étendards soient déployés ; l’esprit du martyre avant que le bûcher soit allumé ; du pain et de l’argent pendant que nous digérons encore. Mais à Guilgal, direz-vous, le besoin est extrême. — Pas encore, mes frères ; ils peuvent tenir encore une heure ou deux. — Mais après ? — Oh, après ! le Seigneur y pourvoira. Si vous en doutez, venez et voyez. Le temps est écoulé ; mais qu’arrive-t-il ? On frappe à la porte, un étranger, un homme de la campagne, demande à parler au prophète. — Je suis celui que tu cherches, dit Élisée. Il entre, et se déchargeant du fardeau qu’il porte, il fait rouler sur la table vingt pains d’orge des premiers fruits et une certaine quantité de grain pour rôtir. — J’ai cru de mon devoir, dit le cultivateur, de t’apporter cette offrande ; car, selon la loi, elle appartient au Seigneur et à ses ministres. Mais tu sais que nos tribus ne peuvent plus se rendre à Jérusalem ; c’est pourquoi je t’apporte ces prémices et je les considère comme étant offertes à Jéhovah lui-même. Ainsi parle l’étranger. Les fils des prophètes rougissent de honte en pensant à leurs murmures. Leur cœur est rempli d’émotion à la vue de la paternelle fidélité de leur Dieu. Mais cette confusion est partout, et dans tous les temps, la finale des chants de détresse dans la demeure des justes.

Des événements comme cette scène de Guilgal ne sont pas rares en Sion. N’en est-il pas plusieurs parmi vous qui ont reçu de pareilles délivrances et de plus surprenantes encore ? On vous en a tant raconté du haut de cette chaire, qu’en y revenant encore il y a presque lieu de craindre de tomber dans les redites de tous les jours. Permettez-moi cependant un récit, bien simple il est vrai, mais qui pourra servir à nous faire contempler ce Dieu qui, même dans les petites choses, sait montrer sa grandeur.

L’an passé, la veille de Noël, un pieux maître dit à son apprenti : Demain nous chanterons encore : Chrétiens, célébrons la naissance, etc. ; mais pour demain ni pour après-demain nous n’avons rien à mettre sous la dent. Tu sais l’article que j’ai terminé pour M. N… ? Il est chez l’orfèvre. Va voir si la monture est prête. Je crains qu’il n’ait pu s’en occuper. Si M. N… ne le reçoit pas au jour fixé, tu le connais, nous aurons force reproches mais point d’argent. Or la faim est une triste compagne de fête. — Le jeune homme s’éloigna en courant. — C’est inutile, pensa le maître, il ne pourra le rapporter. — Cependant son âme prend son essor et franchit les brouillards du doute ; il s’écrie : Qu’il le rapporte ou non, tu y pourvoiras, Seigneur Jésus ! — A cet instant la porte s’ouvre et M. N… paraît : Eh bien, est-ce prêt ? demanda-t-il. — Oui, répond le pauvre homme, mais peut-être pas la monture. Je viens d’y envoyer mon apprenti. — Eh bien ! reprend M. N…, s’il rapporte l’ouvrage, envoyez-le-moi ; sinon, faites que je le reçoive aussitôt après les fêtes. Voici votre paiement d’avance. En disant ces mots il pose deux écus sur la table et sort. — L’apprenti revient avec un visage triste : Maître, dit-il, nous jeûnerons ; ce n’est point encore prêt. — C’est fâcheux, répond l’autre ; mais regarde, que vois-tu là ? — Un morceau de papier, dit le jeune homme. — Et qu’y a-t-il dessous, dit le maître en retirant le papier et laissant apercevoir les deux écus qui brillaient sur la table. — Maître, d’où vient cela ? s’écrie l’apprenti étonné. — D’où serait-ce, sinon de Celui qui est En Haut ! Telle et telle chose est arrivée. Qu’en dis-tu ? vit-il encore le Dieu fidèle ou serait-il mort par hasard ? Va, il sait bien où demeure le pauvre Jacob. — Quoi ! le pauvre Jacob ? dites-vous. — Oui, mes frères, le même Jacob qui, il y a quinze jours, secoua la poussière de la terre et qui n’a plus besoin de travailler pour célébrer sans trouble la naissance de son Sauveur.

Je pourrais vous raconter bien d’autres faits de ce genre arrivés parmi nous. Mais nous n’en finirions pas si nous voulions énumérer tous ces témoignages de la protection de notre Dieu.

D’où venez-vous ? demandait naguère un professeur célèbre à un proposant revenant de voyage. — Celui-ci ayant nommé plusieurs endroits, et entre autres la vallée de la Wupper. — Ah ! dit le professeur avec sarcasme, vous avez visité la vallée des historiettes ! — Nous louons Dieu de ce que notre vallée n’est pas aussi pauvre d’historiettes que l’est nécessairement la vie de ce professeur. Et ces historiettes seront un jour de l’histoire, et plus importante que le récit des guerres et des triomphes de ce monde. Car que sont-elles, si ce n’est des fragments de l’histoire sublime de l’amour de Jéhovah pour son peuple ; que sont-elles, si ce n’est des traits de sa condescendance, de sa fidélité et de son pouvoir.

Nous croyons en un Dieu vivant et c’est ainsi qu’il se montre à nous. Le Dieu des rationalistes ressemble au machiniste qui, après avoir disposé les rouages, les laisse agir et demeure simple spectateur. Ils accorderont une certaine action au Ciel, au Destin, à la Nature, mais quant à Dieu, ils le laissent dans le repos. O la plus désolante et la plus absurde de toutes les idées ! Qu’elle est plus consolante cette Parole qui nous montre un Dieu tout vie, tout action, un Dieu qui soutient tout par la parole de sa puissance ! Selon la Bible, aucun lis n’exhale son parfum si Dieu ne l’a revêtu de son habit éclatant ; c’est Dieu qui nourrit le chantre rustique. Toutes les créatures s’attendent à Lui. C’est un grand artificier qui n’a pas seulement créé les astres, mais qui les met chaque jour en mouvement ; une sentinelle active que l’herbe même qu’il rafraîchit par la rosée ne trouve jamais endormie ; un Protecteur fidèle, qui dit, au temps convenable, à l’hirondelle et à la grue : Partez d’ici ! Un moteur vivant et universel qui fait vibrer à sa louange les cordes de la tempête, et sans qui le pain ne saurait nourrir ni l’eau désaltérer ; qui seul fait que nos poumons respirent, que notre cœur bat, que nos membres se meuvent et que notre esprit est encore capable de penser. Oui, l’Ecriture nous donne de telles notions sur le gouvernement de Dieu, que nous ne pouvons douter que, s’il cessait d’agir un seul instant, toutes choses ne fussent replongées dans le chaos et qu’une mort immense n’engloutit aussitôt tout ce qui est vivant. Et, comme il conduit et vivifie toutes choses, il dirige même les paroles de tes lèvres. Les préparations du cœur, dit Salomon, sont à l’homme, mais le discours de la langue est de par l’Eternel. Il trace ta carrière. Le cœur de l’homme délibère de sa voie, mais l’Eternel conduit ses pas. Il domine même tes pensées. Le cœur des rois est dans la main du Seigneur, et il l’incline comme des ruisseaux d’eau. Que dis-je ? tu ne saurais rien faire sans sa direction. Je sais, s’écrie le prophète, que la voie de l’homme n’est pas en sa puissance, et qu’il n’appartient pas à l’homme qui marche de diriger ses pas ! Lorsque Laban en fureur poursuit Jacob, une puissance secrète le désarme tout à coup et l’oblige à dire : J’ai en main le pouvoir de vous faire du mal, mais le Dieu de votre père m’a parlé la nuit passée, et m’a dit : Prends garde de ne rien dire à Jacob ni en bien ni en mal. Esaü enflammé de colère court à la rencontre de son frère Jacob, mais, dit la Bible, dès qu’il le trouve, il l’embrasse et ils pleurent sur le cou l’un de l’autre ! Balaam veut maudire Israël ; il le veut avec énergie, mais au moment où il se dispose à le faire, une force intérieure change ses malédictions en bénédictions. Saul près d’atteindre celui dont il cherche la vie, de tigre qu’il était devient une douce colombe et ne peut plus que s’écrier : N’est-ce point ta voix, mon fils David ? C’est ainsi que la main du Seigneur intervient dans les mouvements secrets du cœur de l’homme et que là, comme en toutes choses, il gouverne librement selon les conseils de sa volonté. Vérité consolante, mais consolante seulement pour son peuple ! Que sert-il aux démons et aux réprouvés de se savoir sous l’empire de l’éternelle Majesté ? Ses enfants seuls peuvent s’en réjouir, car, quoi qu’ils puissent imaginer d’aimable et de bon, la Providence divine l’est pour eux ! Elle leur est une tendre mère, si dévouée, qu’ils peuvent dormir sur son sein, respirer dans ses bras, marcher sous sa conduite et se réfugier en tout temps sous son aile ; un pourvoyeur fidèle qui dresse la table devant eux et qui leur jure, par sa gloire, qu’ils ne manqueront jamais de rien, et que si une mère pouvait oublier l’enfant qu’elle allaite, il ne les oublierait point ; un gardien vigilant plus que tout autre, un grand bouclier, une muraille d’airain ; une consolatrice qui les visite au temps convenable et qui mêle la douce manne de ses paroles à toutes leurs douleurs ; enfin une sagesse prévoyante qui prépare leurs destinées, qui leur distribue, suivant le besoin, la joie ou la douleur, et qui dispose tout pour leur bien avec une sollicitude et une tendresse, à laquelle rien sur la terre ne peut être comparé.

II

L’homme de Baal-Salisa a pris place. On le mettrait sur des coussins de soie, tant sa venue est agréable, car le pain qu’il apporte étant les prémices de la moisson nouvelle, semble annoncer que Jéhovah va de nouveau montrer sa face à son héritage désolé. Cet homme apparaît à Guilgal, comme autrefois Josué et Caleb portant les raisins d’Eskol au camp des Hébreux, ou même comme la colombe revenant à l’arche avec sa branche d’olivier. C’est ainsi que dans nos jours de sécheresse spirituelle, nous renaissons à l’espérance lorsque nous rencontrons un seul exemple d’une foi saine, joyeuse et vivante. Nous y puisons l’assurance que Dieu n’a pas fermé pour toujours les canaux des cieux. Nous y voyons comme les prémices d’une pentecôte universelle. Non, nous ne méprisons pas les temps des petits commencements ! Lorsqu’un mineur rencontre le plus faible filon d’un métal précieux, il s’écrie, plein de joie : « Il s’en trouvera bien d’autres encore ! » Nous faisons de même pour les choses de la grâce. La nouvelle d’une seule conversion réelle parmi les païens nous remplit de joie, parce qu’elle nous éclaircit les prophéties et que ce seul rayon nous annonce le lever d’un beau jour de printemps. Un seul Juif se rangeant sous l’étendard de la croix nous donne espérance pour le peuple entier, et la régénération de ce seul homme est comme un souffle bienfaisant qui réveille pour nous les accords de la harpe séculaire des divines promesses.

Les vingt pains d’orge de Baal-Salisa sont là sur la table. Les fils des prophètes les trou vent si beaux qu’il leur semble presque que ce n’est point du pain ordinaire, mais qu’il descende exprès de la table d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Ils ne regrettent qu’un seul point : c’est qu’ils soient si petits et si légers. Quelques-uns en prennent occasion de murmurer encore. « Si Dieu voulait nous aider, pensent-ils, pourquoi ne le faire qu’à demi ? Pourquoi ne pas compter le nombre des personnes ? » Hélas ! telle est notre insolence. Il est rare que Dieu puisse nous contenter et que nous sachions suspendre notre jugement. Si nous n’obtenons pas de suite une satisfaction complète, nous mettons en doute la puissance ou la bonté divine. Élisée considère les pains. Le Seigneur, pense-t-il, me les a donnés pour son peuple. Il faut bien qu’ils suffisent ! Dans l’esprit et dans les pensées magnanimes du divin dispensateur et par son ordre, il dit à Guéhazi : Donne cela à ce peuple, afin qu’ils mangent.

Ce trait me rappelle involontairement le bienheureux Henke qui fit un jour, vous le savez, à peu près comme Élisée à Guilgal. Cet homme de Dieu reçut la visite d’un ami qu’il invita à partager son repas, sans savoir ce qu’il avait à lui offrir. L’heure du dîner arrive. La servante inquiète traverse plusieurs fois la chambre, espérant, par de légers signes, engager son maître à sortir un instant. Henke se contente de lui rappeler qu’il est temps de mettre le couvert. La servante se retire, mais revient aussitôt et, cette fois, prie son maître de sortir un moment. « M. le Pasteur, dit-elle d’une voix dolente, ne savez-vous pas que nous avons à peine un morceau de pain, et ne m’avez-vous pas dit que vous avez envoyé vos derniers sous à un pauvre malade ? » — « Est-ce l’a, dit Henke en souriant, tout ce que tu as à me dire ? Mets seulement le couvert. Le dîner n’a pas besoin de venir avant que nous soyons à table. » La servante, passablement surprise, fait ce qu’on lui commande. Elle met la nappe, les plats, les assiettes, sans oublier la salière. « Mettons-nous à table, » dit le maître d’un air serein ; puis cet homme de prière prononce des actions de grâce où les oiseaux des cieux, les petits des corbeaux et autres choses semblables jouent un grand rôle. A peine a-t-il dit amen que la sonnette retentit. La servante court ouvrir, et qui voit-on paraître ? Une corbeille pleine de mets abondants. Un voisin s’était senti pressé de les envoyer au pasteur Henke. Sans s’émouvoir, celui-ci les fait mettre l’un après l’autre sur la table, puis, se tournant vers sa ménagère : « Eh bien, lui dit-il, te plaindras-tu de l’hôte dont nous sommes les pensionnaires ? » Qu’en dites-vous, mes frères, y avait-il là beaucoup moins qu’Élisée ? Ce sont là de précieux exemples, mais qu’on ne saurait copier. Il est facile de dire : « Mets le couvert, mets le couvert ! » Mais cela ne suffit point. Rappelez-vous Guéhazi et le bâton d’Élisée. Mais si tu as quelque chose de la foi des Henke et des Élisée, commande hardiment qu’on dresse la table ; tu seras servi par un hôte royal.

III

Donne ceci à ce peuple, afin qu’il mange, dit Élisée à son serviteur. Guéhazi regarde son maître comme pour lui demander s’il parle sérieusement. Il y a, pense-t-il, cent hommes, sans les femmes et les petits enfants. Et ce sont des affamés. Les vingt petits pains seraient suffisants à peine pour dix. Maître, dit-il enfin en hochant la tête : « donnerai-je ceci à cent hommes ? » O stupidité charnelle qui veut toujours appliquer les mesures terrestres aux choses de Dieu ! — C’est comme celui qui, voyant charger un canon, pèserait dans sa main le boulet, essaierait de le jeter au loin et dirait : Ce boulet ne saurait même atteindre cette muraille, comment pourrait-il la détruire ? Imbécile, lui répondrait un vieux guerrier, ignores-tu que ce n’est pas la faible main de l’homme, mais la force de la poudre et du feu qui lance le boulet. Disons de même à Guéhazi : Léger jeune homme, ignores-tu ce qui donne poids et force aux commandements de ton maître ? C’est que derrière ces commandements est la foi, qui transporte les montagnes ; la foi aux promesses, qui fait violence au Tout-Puissant ; que dis-je ? l’impulsion du St.-Esprit. Dieu lui-même est derrière cet ordre. Comment ce peuple ne s’en retournerait-il point rassasié ? Mais le jeune homme ne soupçonne rien de pareil ; il ne considère les mots : « Donne cela à ce peuple afin qu’il mange, » que comme si lui-même ou tout autre les avait prononcés. Il ne considère pas que ce « Donne » sortant d’une telle bouche est une parole créatrice qui opère des miracles. — Qu’il songe d’ailleurs à obéir ; qu’il distribue, voilà son affaire. Est-ce à lui d’opérer le miracle ? Ne s’inquiète-t-il pas, comme si cette œuvre était confiée à sa faiblesse ? — Hélas ! combien souvent n’agissons-nous pas de même ? Lorsque le Seigneur dit à ses apôtres : « Allez, et guérissez les malades, nettoyez les lépreux, ressuscitez les morts, » etc. ; qu’ils eussent sottement répondu, s’ils eussent dit : « Seigneur, notre pouvoir ne s’étend pas si loin ! » Insensés, leur eût dit le Maître ! est-ce de vos mains que j’attends ces œuvres ? Les commandements du Fils de l’homme sont des promesses. Ce que je dis que vous devez faire, c’est ce que je me propose de faire par vous. Nous aussi nous avons reçu plusieurs commandements du Seigneur. Que deviendrions-nous s’il fallait les accomplir de nous-mêmes ? Nous devons vaincre la mort, marcher sur les scorpions, résister au diable, lever nos têtes en haut dans la tribulation dernière, et même devenir saints comme notre Père qui est au ciel. Nous devons. Que veut dire ce mot. Là-dessus les avis se partagent parmi les croyants. De là deux états d’âme opposés qu’on appelle l’état légal et l’état de grâce. Plusieurs n’y voient que le commandement. Mais alors le doux Evangile fait place à un joug pesant, à une loi qui ne produit que l’angoisse et la mort. Mais pour nous, nous y voyons en même temps une promesse ; comme lorsqu’il fut dit aux apôtres : Guérissez les malades ! Dès que cette pensée nous pénètre, des flots de paix et de courage se répandent dans notre âme émue, nous levons la tête en haut, nous pouvons vaincre le diable et le monde. Élisée, mécontent de l’observation indiscrète de Guéhazi, répète son ordre avec plus de force : Donne-le à ce peuple et qu’ils mangent, car ainsi a dit l’Eternel : ils mangeront, et il y en aura de reste. » Le serviteur se soumet enfin, et se met à l’œuvre. Et voici il rompt le pain et le distribue, et il ne vient point à manquer entre ses mains. Quiconque demande reçoit. Enfin personne ne demande plus. Ils sont tous rassasiés et Guéhazi confondu voit encore la table couverte de pains. — Non, pense-t-il, ces pains n’étaient point des pains ordinaires. — Et pourquoi, cher jeune homme ? Il n’y avait rien là de plus étrange que lorsqu’un arbre pousse ou que lorsqu’un grain en produit trente, un autre soixante, et un autre cent. Disons mieux, ces derniers faits sont aussi étranges et aussi grands que le premier. Le même Dieu Tout-Puissant manifeste dans les uns et dans les autres son souffle créateur.

Puissent ces choses vous affermir, mes chers frères, comme elles affermirent les fils des prophètes ! — Puissent-elles, surtout, vous être salutaires, à vous qui êtes accablés de difficultés dont vous ne pouvez apercevoir l’issue. Si seulement vous possédez le Seigneur, rejetez tout souci ; car aussi vrai qu’il est vivant, il prend soin de vous, quelle que puisse être votre détresse. Méditez plus assidûment les conclusions divines que l’apôtre tire dans son épître aux Romains, de prémisses plus grandes encore. Il laisse éclater la joie dont il est pénétré. Il embrasse d’un regard tout ce que l’amour de Christ assure aux croyants, et ce regard le transporte bien au delà des régions terrestres. Il voit tous leurs ennemis vaincus et gisants à leurs pieds ! Il se voit lui-même revêtu d’une justice dont l’éclat l’éblouit. Il se voit, en possession d’une abondance de dons et de biens dont il ne peut mesurer l’étendue. Il se voit en même temps si bien gardé et protégé, qu’il lui semble n’avoir plus rien à faire dans ce monde qu’à répandre son âme en chants d’allégresse et de triomphe. D’où vient chez l’apôtre cette indicible joie ? Il ne la tire point de lui-même ; mais il va la puiser à une source qui nous est constamment ouverte ; et cette source, c’est le double miracle de Bethléem et de Golgotha. Ecoutez-le parler : « Que dirons-nous donc à ces choses ? Si Dieu est pour nous qui sera contre nous ? Lui qui n’a point épargné son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous donnerait-il point aussi toutes choses avec lui ? Qui accusera les élus de Dieu ? Dieu est celui qui les justifie. » L’apôtre dit : nous tous, et rassemble ainsi en un faisceau les croyants, comme s’il voulait dire que c’est leur faute et non celle de leurs privilèges s’ils n’entonnent pas avec lui un même chant de triomphe. La première chose dont il se glorifie est magnifique : Dieu est pour nous ! — Dans ce fait se trouve la source de toute la force de l’apôtre. Voilà son refuge, sa haute retraite. C’est là qu’il prend l’étendard qu’il élève avec tant d’assurance, l’épée avec laquelle il défie les puissances de l’enfer. Dieu est pour nous ; c’est-à-dire : Dieu combat avec nous ; il nous est propice ; il nous entoure de son amour ; il accorde à toutes nos affaires sa précieuse protection. Oh ! vraiment, il y a là de quoi se réjouir ! Mais peut-il en être ainsi ? Un vermisseau, un rebelle tel que l’homme, peut-il bien croire que Dieu est de son côté ? l’apôtre répond : il le peut ; et sous cette grande vérité, il met deux colonnes qu’aucune main ne saurait ébranler. Il va chercher la première à Bethléem : Dieu n’a point épargné son propre Fils. Il emprunte la seconde à Golgotha : Dieu a livré son Fils pour nous tous. Ces deux arguments sont en effet irrésistibles.

Il nous montre d’abord le Fils unique du Père, sa joie dans le ciel, son joyau le plus précieux, parce qu’il voit en lui le reflet de sa gloire et l’image empreinte de sa personne, et ce Fils, nous dit St.-Paul, ce Fils, Dieu ne l’a point épargné !… Quelle parole, mes frères ! Elle nous rappelle le sacrifice de Morija. L’allusion paraît directe. Oui, l’Eternel a dû se faire violence et faire taire ses plus chères affections pour laisser descendre le Fils de son amour dans la vallée des larmes. Le voilà, dans une nuit d’hiver, couché sur la dure, dans une sombre étable, privé de toute gloire, entouré de dangers et non seulement méconnu du monde, mais encore exposé, quoiqu’enfant, à la plus furieuse inimitié, aux plus cruelles persécutions. Pourquoi Dieu agit-il ainsi ? Parce que, à ce prix, il voulait arracher à l’enfer des milliers de tisons embrasés. Voilà dans quel but Il a donné ce qu’il avait de plus précieux. Ah ! Paul dit trop peu lorsqu’il s’écrie : Dieu est pour nous ! Les langues de la terre sont trop pauvres, pour exprimer les compassions dont les pécheurs sont l’objet ; les harpes mêmes des anges n’ont que de trop faibles accords.

Il a livré son Fils pour nous tous, dit l’apôtre pour prouver encore l’amour divin. Nous connaissons la terrible signification de ces termes. Il est dit dans Matthieu 10.21 : le frère livrera son frère à la mort et le père son enfant. Cela désigne un complet abandon, une répulsion entière. Pour nous, veut dire : à notre place. Nous voilà donc transportés de la crèche à la croix. Ah ! c’est avec tristesse que nous nous représentons le nourrisson de Marie ! car avant peu retentira ce cri formidable : « Epée, réveille-toi sur mon pasteur et tue l’homme qui est mon compagnon. » C’est aussi le cri de son Père. Ah ! si rien n’attendait ces petits pieds, que d’habiter dans l’atelier du charpentier et d’accomplir un fatigant pèlerinage parmi les hommes, ce serait encore supportable. Mais ils doivent se baigner dans la mer des douleurs pour en calmer les ondes. Ces yeux verseront des larmes de sang ; ces lèvres diront au Père : Pourquoi m’as-tu abandonné ! Ces mains seront clouées au bois de la croix, et ce cœur innocent et juste sera torturé des peines de l’enfer. Ah ! nous nous écrierions alors : Percez-moi au lieu de cet agneau. Mais si la pensée de ses tourments nous émeut, songez à ce que dut souffrir le tendre cœur du Père. Et cependant, il l’a livré pour notre délivrance. Il fallait que le Fils fût condamné pour nous. Dites-le maintenant, Dieu aime-t-il les pécheurs ? Vous gardez le silence, car un simple oui vous semble une réponse trop faible. Et moi aussi, je demeure muet d’adoration.

Après avoir prouvé l’amour de Dieu pour les pécheurs, l’apôtre en déduit les conséquences. Et quelles conséquences ! S’il n’y a rien de plus rigoureux, il n’y a non plus rien de plus doux. Elles anéantissent toutes craintes et transforment la vallée de larmes en un nouvel Eden. Voici la première : Lui qui n’a point épargné son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous donnera-t-il pas toutes choses avec lui ? Un enfant en saisirait l’évidence. Si je disais : Je possède une toile assez grande pour couvrir une forêt, mais je n’ai pas le moyen de me couvrir dans mon lit, vous ririez de ma sottise. Ou si je vous disais que j’ai un ami si dévoué qu’il tient à ma disposition toute sa bourse, mais qu’il est douteux qu’il veuille me prêter un denier, vous vous demanderiez si je ne suis pas atteint de folie. Et cependant, mes amis, vous avez l’habitude de penser et de dire sans cesse des choses aussi absurdes. Que faites-vous d’autre lorsque vous osez dire : Il m’a donné son Fils, mais il est douteux qu’il veuille m’accorder du pain ou des habits ! O mes bien-aimés, j’ai honte encore de réfuter de si folles pensées : je crains de paraître leur supposer quelque fondement. O apprenez enfin la sagesse, et dès que surviendra l’inquiétude, allez à Bethléem et répétez-vous les paroles de l’apôtre : Celui qui n’a point épargné son propre Fils, comment ? ô hommes, anges, démons ! dites-le ! comment ne nous donnera-t-il pas toutes choses avec Lui ?

Voici la seconde conséquence que l’apôtre tire de l’amour de Dieu : « Qui intentera accusation contre les élus de Dieu ? » Dieu est celui qui les justifie. Celle-ci n’est pas moins rigoureuse. Dieu nous a tant aimés qu’il a soumis pour nous son Fils a toutes les exigences de la loi. Si donc il les a remplies à ma place, qui pourra m’accuser encore ? Sera-ce le Diable ? Mais il n’est plus admis au tribunal céleste. Seront-ce les anges ? Mais ici est une justice dont l’éclat efface la leur. Mes frères en Christ ? Nous le regretterions, mais ils seraient aussi éconduits. Ma conscience ? mais que peut l’officier subalterne contre la sentence du juge suprême ? C’est ainsi que cette semaine verra la honte d’un géant accusateur qui s’élève contre nous. Ce géant c’est l’année qui va finir. Quel dossier n’a-t-il point à produire à notre charge ! Mais ne sais-tu pas, lui dira le juge, que ces dettes sont aussi acquittées ! Et nous entrerons pleins de joie dans l’année nouvelle.

Voici la troisième conséquence que tire l’apôtre : Si Dieu est tellement pour nous (qu’il n’a point épargné son fils, mais l’a livré pour nous tous), qui sera contre nous ? Que c’est rigoureux encore ! Il promène ses regards comme pour défier le ciel, la terre et l’enfer. Mais il ne voit que figures menaçantes. Il voit le lion rugissant qui lui montre sa gueule enflammée ; il voit l’armée des puissances infernales qui domine dans les airs ; il voit le monde tantôt comme une attrayante courtisane, tantôt comme une vipère gonflée de haine pour les chrétiens ; il voit partout des pièges, des trappes, des filets, des difficultés et des dangers sans nombre. Il voit dans son propre cœur un ennemi qui le guette : le péché et une foule d’autres choses horribles. Mais toutes ces visions épouvantables le terrifient si peu, qu’il s’écrie avec triomphe, la poitrine découverte : Dieu est pour moi ! Dans cette assurance, il s’élève au-dessus des ombres et des craintes, puis il s’écrie comme des fenêtres d’une forteresse imprenable : Qui, qui, dans le ciel, dans l’enfer ou sur la terre sera contre moi ?

Et qui nous empêche, mes frères, de pousser un pareil cri de triomphe, s’il est vrai que Dieu a donné son fils aussi pour nous ? Nous reposons alors dans le même amour qu’un saint Paul ; comme lui nous sommes garantis par les murs d’une citadelle imprenable. Oui, nous habitons une forteresse ; les murs en sont de feu. Des milliers de trophées sont suspendus aux créneaux. Les boulevards en sont plus fermes que le fer ou l’airain. Les clefs sont hors de toute atteinte au delà des nuages, et les avant-postes sont à l’abri d’un coup de main. David parle sciemment de cette forteresse, lui qui y fut assiégé par Saul et par ses hommes d’armes, bloqué par les Cananéens et les Philistins, par des démons, par sa propre chair, par toute l’armée des puissances infernales. Ses ennemis purent l’y faire souffrir, mais ils ne purent le détruire, et il quitta enfin cet abri sain et sauf, terminant sa vie, comme ses Psaumes, par de joyeux Alléluia. Nous avons le même refuge. L’amour de Dieu en Christ est notre boulevard, et les autres perfections divines nous entourent comme une barricade de chariots. L’ennemi nous effraie, mais il ne peut nous vaincre. Il nous surprend, mais il ne peut s’emparer de nous. Nous sommes gardés par la puissance de Dieu, par la foi ; c’est pourquoi nous nous écrions : Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous !

Armés de ces trois grandes assurances, nous poursuivons notre route à travers ce monde. Survient-il quelque inquiétude pour notre subsistance, nous nous recueillons un moment, puis nous apaisons la tempête de notre cœur par cette pensée rassurante : Lui qui n’a point épargné son propre fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous donnera-t-il pas aussi toutes choses avec lui ? Si d’anciens péchés ou même de nouveaux, commis par mégarde, veulent nous effrayer, nous nous rappelons où nous en sommes avec Dieu : Il a livré son Fils à la mort pour nous ! Qui accusera les élus de Dieu ? Dieu est Celui qui les justifie. Si à la vue de l’ennemi et des nuages d’angoisses, qui, de nos jours, semblent s’accumuler à l’horizon, l’inquiétude veut nous saisir, oh ! du haut de notre citadelle nous pourrons sourire à l’orage, nous pourrons arborer d’avance, sur nos créneaux, la bannière du triomphe, et calmer toutes les vagues de l’incrédulité par cette devise victorieuse : Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?

Alléluia ! Amen !

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