William Booth

15. L'ORATEUR

La philanthropie, l'organisation des refuges, maisons de relèvement, colonies industrielles et agricoles, et autres œuvres sociales, ne nous présentent qu'un aspect du véritable caractère de William Booth. Ce n'est point le plus important. N'accordons pas la première place à ce qui constituait, pour le Général, un moyen d'atteindre l'unique but de sa vie, l'objet de toutes ses préoccupations. Les chimistes, en poursuivant leurs expériences, analyses ou synthèses, découvrent parfois, en plus des substances cherchées, d'autres matières auxquelles ils ne songeaient pas. Les œuvres sociales de l'Armée du Salut constituent ces substances secondaires, ces produits accessoires. Le Général cherchait le salut de tous les hommes. En s'appliquant à cette tâche, il découvrit les œuvres sociales. Il s'adonna à cette dernière activité, dans la mesure où elle pouvait concourir à son but suprême. Dans son manuel pour les officiers des œuvres sociales, Ordres et Règlements pour les Officiers des Œuvres Sociales, il écrit :

L'œuvre sociale de l'Armée est un moyen puissant pour atteindre le cœur et la conscience des multitudes qui, dans tous les pays, sans notre secours, resteraient absolument abandonnées au désespoir. Dans la majorité des œuvres de l'Armée du Salut, nous touchons le corps et modifions les circonstances de la vie en nous occupant de l'âme. Par nos œuvres sociales, nous atteindrons l'âme par les bienfaits matériels : soins du corps et transformation des conditions de vie.

Nos œuvres sociales se proposent l'amélioration de la situation matérielle et le salut, dans ce monde et dans l'autre, des membres de la société victimes de la pauvreté, du vice ou du crime, ou en passe de le devenir.

Soigner les corps pour guérir les âmes : ces mots pourraient servir de devise à l'activité philanthropique de l'Armée du Salut. Mais pour réveiller les consciences, émouvoir les cœurs et les conquérir, le Général eut recours surtout à la prédication. William Booth fut toujours et essentiellement un prédicateur, depuis le début de sa vie chrétienne, lorsqu'il rassemblait à Nottingham ses humbles auditoires dans les cuisines des maisons ouvrières, jusqu'à la fin de sa carrière, lorsqu'il groupait des milliers de personnes dans les plus vastes salles de l'ancien et du nouveau monde. Aucun de ses contemporains, pas même l'abondant Spurgeon dans son « Metropolitan Tabernacle », ni aucun pasteur dans l'histoire de l'éloquence religieuse, hormis Wesley et Calvin, n'ont prononcé autant de sermons. Il parla dans les plus humbles villages et dans les villes populeuses ; il harangua les foules aux carrefours embrumés et boueux de Londres, et sur les places vibrantes de chaleur et blanches de soleil des Indes, ou de l'Afrique du Sud. Il s'adressa aux miséreux, aux voyous des bas-fonds londoniens, comme aux riches négociants de la Cité, aux millionnaires de New-York et de Chicago, aux nègres sans culture du Cap et aux intellectuels parisiens ; tous l'écoutèrent avec le même plaisir et la même attention.

Le thème de ces innombrables discours ne variait guère : il prêchait la repentance, le pardon des péchés, l'amour de Dieu révélé en Jésus-Christ, le salut possible pour tous les pécheurs, et la vie nouvelle manifestée par le service de Dieu et du prochain.

Son style oratoire ne possédait pas la pompe de l'éloquence académique, il ne déroulait point des périodes majestueuses, aux larges développements, drapées dans les nobles expressions comme dans un manteau de cour. Il ne rivalisait pas avec un Bossuet. Il empruntait le vocabulaire populaire, les mots simples de la conversation quotidienne, ceux dont le peuple se servait dans les rues, au marché ou à l'atelier. Dans son débit, rien du ronron oratoire qui assoupit les auditeurs, mais une riche variété de tons et de formes. Tantôt il tonnait, comme les antiques prophètes, contre les vices des riches et des pauvres, son verbe fulgurant vous glissait un frisson le long de l'échine ; puis, tout à coup, il trouvait des accents doux comme le chant de la brise dans les arbres, comme le chuchotement des feuilles des peupliers, pour dépeindre l'amour de Dieu pour notre pauvre monde ; sa voix tremblait, le trémolo de la sympathie l'agitait, tandis qu'il écartait un moment le bandeau de l'égoïsme qui nous aveugle sur les misères de millions de nos contemporains ; sous le coup de l'émotion, elle vibrait comme les cordes du violon sous l'archet. Les larmes perlaient encore à nos cils, et voici qu'il nous contait une de ces anecdotes pleines d'humour ; il allumait la gaieté dans les yeux, et les visages s'épanouissaient en larges sourires. Il jouait de son auditoire, comme un organiste des divers claviers de son instrument.

D'où lui venait sa puissance ? De son ardente conviction. Il n'apportait aucune incertitude aux hommes, aucune hésitation, « je sais en qui j'ai cru », pouvait-il répéter. L'expérience, plus que les livres, lui enseigna les vérités qu'il proclamait. Il avait conscience de l'origine divine de son message. Il s'exprimait avec autorité, comme jadis les prophètes israélites ; il aurait pu préfacer beaucoup de ses discours par cette formule : « Ainsi parle l'Éternel. »

Un professeur d'une de nos grandes universités enseigne : « L'idée d'orateur sacré est inséparable de celle de prophète, ou pour le moins d'apôtre parlant aux hommes de la part de Dieu ; si c'est sa propre parole que le prédicateur apporte, et non les révélations de l'Écriture, s'il ne prend conseil que de sa raison et de sa conscience, il pourra être, j'en conviens, très intéressant, mais l'autorité d'ambassadeur divin lui manquera, et, sans cette autorité, point de grande éloquence vraiment religieuse. »

Le Général Booth possédait cette autorité, ce titre d'ambassadeur de l'Éternel, exhortant les hommes à se réconcilier avec Dieu. Sa phrase ardente sonnait, comme un clairon, la charge contre les vices des miséreux, les turpitudes des grands, l'égoïsme des riches. Ses discours constituent des appels aux armes pour la guerre sainte, ou plutôt de véritables batailles rangées ; cela leur confère une force, une énergie irrésistible. « Le prédicateur chrétien lutte toujours, affirmait Paul Stapfer, sinon contre des doctrines, du moins contre des maladies morales, et contre le péché qui n'est jamais vaincu ; en sorte que toute prédication sérieuse est un combat. Les grands prédicateurs ne sont pas les bénisseurs paisibles qui édifient sans peine et sans bruit une petite Église d'initiés ; ce sont les missionnaires, les apôtres qui proclament l'Évangile au peuple tumultueux des incrédules du dehors, et plus ils sont seuls contre toute une multitude indifférente ou hostile, plus leur grandeur prend les proportions épiques de ces héros de la légende, qu'on voyait tenir tête à des armées entières... Partout où nous assistons à une lutte, de quelque nature que soit la vérité aimée qu'il s'agit de faire vaincre, nous pouvons admirer un certain déploiement de force, et l'éloquence retrouve son vif ressort. Le seul principe mortel de l'éloquence, c'est l'absence d'une conviction chère... »

Ces lignes ne semblent-elles pas écrites pour dépeindre la prédication de William Booth, l'homme aux puissantes convictions, le prophète et le lutteur ? Mais quelques citations de ses sermons, mieux que les essais les plus savants, nous donneront une idée de son éloquence. Malheureusement, nous ne pouvons reproduire son accent, ni ses gestes, nous ne pouvons rendre à ses phrases figées par l'imprimerie leur palpitation, cette vie ardente de créatures ailées que connurent les privilégiés qui virent les mots s'envoler des lèvres du Général, lorsqu'il arpentait l'estrade d'Exeter Hall. Ils prenaient leur essor, emportant avec eux les auditeurs vers les hauteurs sublimes de la régénération et de la sanctification. Écoutez l'avertissement qu'il adresse à ces chrétiens plus curieux de controverses sur les prophéties et de pointilleuses discussions chronologiques, que de directions pour la pratique de la vie quotidienne :

Certaines personnes consultent leur Bible, et elles sentent qu'elle les condamne. Oh ! mon Dieu, au jour suprême, quel terrible compte de l'usage de leur Bible n'auront-elles pas à rendre ? Elles se sont préoccupées de détails sans importance, de choses secondaires qui n'affectent en rien la foi et la vie, leur bonheur et leur sanctification, leur salut ou leur perdition. Elles s'intéressent à d'infimes questions et négligent la seule importante : bientôt le Calvaire, leur culpabilité, la vie sainte, sont bannis de leurs pensées, et la Bible devient pour elles un simple livre de références.

Dans une autre circonstance, il captiva pendant une heure l'attention de la foule en parlant de l'éternité. Après avoir dépeint les souffrances du Christ, sa longue passion pour le salut de notre race, il conclut :

Maintenant, j'en viens à ce que je désirais vous dire : Vous êtes arrivés à un carrefour de votre vie. La direction de votre marche vers l'éternité dépend de votre décision de ce soir. Si vous êtes un rétrograde, un pauvre renégat comme Simon Pierre, venez, Jésus vous rétablira dans votre situation première, celle d'avant votre reniement ; si vous êtes un malheureux pécheur faible et désespéré, venez, et il vous transformera, il vous pardonnera, il vous sauvera. Si vous ressemblez à ces Laodicéens, à demi sauvés, ni froids, ni bouillants, ni bons ni mauvais, venez, et abandonnez-vous entre ses mains, pour qu'il vous rende le zèle et l'ardeur des anciens jours. Venez à lui maintenant, maintenant c'est le moment, maintenant ce sera ma dernière parole, maintenant, ce soir même, maintenant, pour l'éternité.

Il y a quelques temps, une suprême insurrection agita l'Irlande. Pour déclencher le mouvement, et annoncer aux insurgés l'heure de la révolte, une bannière verte fut déployée sur le sommet du beffroi de Dublin. Elle portait cette inscription : « Maintenant ou jamais, maintenant et à jamais ». Amis, venez, agenouillez-vous ici, et hissez les couleurs du Christ, la bannière de la Croix. Venez maintenant ou jamais, et que ce soit maintenant et à jamais.

Un avocat parisien nous a conservé quelques extraits des allocutions prononcées par le Général en 1889, à Paris. Dans ces discours, la simplicité de l'expression habille les pensées les plus sublimes. Jugez-en :

Aimer, c'est le ciel ; aimer une fleur, un agneau, un chien, c'est déjà quelque chose de noble ; mais aimer Dieu, c'est le ciel au dedans. Sur la terre, votre ciel intérieur est indépendant du monde qui vous entoure, de votre environnement. Là-haut, ce ciel du dedans sera rencontré par le ciel du dehors. O gloire de l'amour : les deux ciels n'en feront qu'un...

Jésus-Christ indique au docteur, à l'homme de la loi, à l'avocat, les deux moitiés de la vraie religion : l'amour de Dieu et l'amour des hommes. N'essayez pas d'arriver à l'amour de Dieu par l'amour des hommes... Si vous voulez montrer de la vraie compassion pour ceux qui périssent, allez les voir chez eux... L'humanité est demi-morte, il faut la ramener à la vie. Soyez des Christs. Qu'a donc fait Jésus-Christ ? Voyez comme il a vécu, et vous verrez sa religion... Le sang de Jésus-Christ vous purifie de tous péchés, pour faire de vous non des protestants, ou des catholiques, ou des salutistes, mais pour faire de vous des élus de Dieu. Un chrétien aura le même but que Jésus-Christ ; pour l'amour de nous, il est devenu pauvre. Quel est votre but ? Être admiré ? Ou bien encore faire fortune ? ... Qu'est-ce qui a fait du Christ le Messie ? C'est qu'il a conçu le dessein de sauver la race humaine par un sacrifice : si Jésus-Christ fait de vous un Christ, vous aurez le même but que lui.

L'Armée du Salut s'est efforcée de marcher dans cette voie. On dit que nous ne reconnaissons pas les œuvres accomplies par les autres ; nous n'avons pas même tout le temps qu'il faut pour penser à nos œuvres, où trouverions-nous le temps de critiquer celles des autres ? On va dire que je m'écarte de ma route ; puissiez-vous dire comme cet auditeur : il a voyagé si loin de son texte, qu'il est venu jusque dans mon cœur.

Dans la préface de la brochure éditée pour le centenaire de William Booth, et intitulée Le Fondateur parle, le fils et successeur du Général-Fondateur, Bramwell Booth, déclare :

Dans les divers pays qu'il visita, le Fondateur restera connu comme un prédicateur de Jésus-Christ et du Salut, au message clair et convaincant. Sa prédication était agressive. Il ne se proposait pas uniquement l'instruction ou d'édification de ses auditeurs ; moins encore de charmer leurs oreilles par ses phrases harmonieuses : il voulait amener les hommes à prendre une décision sur la question primordiale qui doit préoccuper l'esprit humain. Son but était aussi défini que celui d'un avocat plaidant devant un jury. Son zèle, son désir ardent de sauver les âmes, sa sympathie pour les pécheurs dominaient tout. Grâce à eux, il vainquit l'hostilité et la critique de certains auditoires. Son message faisait tellement partie intégrante de sa personne, qu'il désarma ses critiques, ils finirent par croire en lui, et il les entraîna plus loin encore, jusqu'à l'acceptation complète de son message. Il possédait le don merveilleux d'établir le contact avec son auditoire. La majorité de ses auditeurs, dans n'importe quelles circonstances, avaient bientôt l'impression que cet orateur les connaissent personnellement, qu'il lisait dans leur cœur comme en un livre ouvert, le drame de leurs souffrances et de leurs passions ; leurs péchés et leurs misères ne pouvaient se cacher à ses regards perçants. Il sondait leur âme et exposait les problèmes qu'ils n'osaient eux-mêmes exprimer ; chaque auditeur en particulier pouvait dire comme la foule le dit souvent : « C'est mon cas qu'il décrit. »

Il n'y aurait guère qu'un nom à changer dans cette page d'un grand critique, et nous aurions une étude sur l'éloquence du Général Booth :

Il porte la lumière dans les esprits inattentifs, comme il porte la conviction dans les esprits rebelles ; il fait voir, aussi bien qu'il fait croire, et répand autant d'évidence sur les questions obscures que de certitudes sur les points douteux. Il est impossible de ne pas le comprendre ; il aborde son sujet par toutes les faces, il le retourne de tous les côtés, il semble qu'il s'occupe de tous les spectateurs et songe à se faire entendre de chacun en particulier ; il calcule la portée de chaque esprit, et cherche pour chacun d'eux une forme d'exposition convenable ; il nous prend tous par la main et nous conduit tour à tour au but qu'il s'est marqué. Il part des données les plus simples, il descend à notre niveau, il se met de plain-pied avec notre esprit, il nous épargne la peine du plus léger effort, puis il nous emmène et, partout sur la route, il nous aplanit le chemin ; nous montons peu à peu, sans nous apercevoir de la petite et, à la fin, nous nous trouvons sur la hauteur, après avoir marché aussi commodément qu'en plaine. Lorsqu'un sujet est obscur, il ne se contente pas d'une première explication, il en donne une seconde, puis une troisième, il jette à profusion la lumière, il l'apporte de tous les côtés, il va la chercher dans toutes les parties de l'histoire, et, ce qu'il y a de merveilleux, c'est qu'il n'est jamais long... Ces raisonnements serrés et multipliés, qui se portent tous vers un seul but, ces coups répétés à la logique qui viennent à chaque instant, et l'un sur l'autre, ébranler l'adversaire, communiquent au style la chaleur et la passion. Rarement éloquence fut plus entraînante... Sa pensée est une force active, elle s'impose à l'auditeur, elle l'aborde avec tant d'ascendant, elle arrive avec un si grand cortège de preuves, avec une autorité si manifeste et si légitime, avec un élan si puissant, qu'on ne songe pas à lui résister ; elle maîtrise le cœur par la véhémence en même temps que, par son évidence, elle maîtrise la raison[1].

Disons plus simplement : le Général possédait cette « éloquence qui se rit des règles de l'éloquence ». Son maître dans l'art de la prédication, c'était Jésus-Christ. À son école, il avait appris à parler avec cette autorité des messagers de Dieu : avec la simplicité et la clarté qui mettent les vérités les plus sublimes à la portée des plus humbles intelligences, dans un langage coloré qui rend la pensée visible et tangible en l'habillant d'images, en l'éclairant de comparaisons, en l'incarnant dans des paraboles empruntées aux scènes de la vie populaire. Mais surtout le divin Maître lui avait enseigné à unir la tendresse et la passion de la justice, à aimer les pécheurs et haïr le péché. Il rajeunit les vieux thèmes de la prédication chrétienne en suivant le conseil d'un ancien professeur d'homilétique :

La nouveauté sera dans un retour sérieux, énergique, d'une part à l'objet véritable, intégral de la prédication, c'est-à-dire à l'Évangile de Jésus-Christ ; de l'autre à une parole simple, vraie, vivante, allant droit de l'âme à l'âme ; elle sera dans cette éloquence de la nature dont tout homme convaincu porte en soi le germe plus ou moins fécond, suivant le talent et l'effort. Nous voulons être neufs, intéressants, vraiment utiles ; possédons mieux, exploitons mieux l'inépuisable trésor, les insondables richesses du Christ, prêchons par-dessus tout et en tout Jésus-Christ lui-même, le grand inconnu, la grande nouveauté.


[1] H. TAINE : Histoire de la littérature anglaise, page 155 et suivantes.

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