Études de Théologie Moderne

Introductiona

a – Premières leçons d’un cours d’Histoire de la théologie moderne, professé à l’Université de Genève. — Le texte n’en a pu être reconstitué, d’après les notes de l’auteur, que d’une manière approximative.

L’homme étant ce qu’il est : une créature libre engagée dans un double rapport, celui qu’il soutient avec Dieu et celui qu’il soutient avec l’univers, la vérité humaine est une vérité de relation ; et si l’on juge avec nous, et avec l’Evangile, que l’homme est avant tout un être moral, la vérité humaine sera avant, tout une vérité de relation morale. En d’autres termes, la vérité pour l’homme résidera essentiellement dans un rapport pratique de sa volonté avec la volonté divine et avec la volonté de ses semblables — et dans la vérité de ce rapport, c’est-à-dire dans la pratique d’un rapport conforme à la nature des choses (conforme à ce que Dieu est pour l’homme, à ce que l’homme est pour Dieu, et à ce que l’homme est pour l’homme, par le fait de la constitution morale de chacun de ces trois termes)b.

b – La vérité scientifique n’échappe pas à cette définition, mais elle s’établit dans un autre domaine. C’est la connaissance intellectuelle du vrai rapport des choses entre elles et avec l’homme. Le rapport est impersonnel et nécessaire ; on n’y peut rien changer ; il s’agit seulement d’en prendre connaissance. Mais par cela même, la vérité scientifique ne saurait être la vérité humaine, celle dont parle Jésus quand il dit qu’il faut « faire la vérité » et que ceux qui « font la vérité » viennent à la lumière.

Ainsi définie, la vérité humaine et particulièrement la vérité religieuse peut être saisie sous l’angle du subjectivisme et sous l’angle de l’objectivisme. Quel est l’objet de la volonté humaine ? Où est-il ? Comment se comporte-t-il ? Quelle est son action, sa nature, son mode ? Quels sont ses droits ? — Et inversement : quel est le sujet du rapport avec l’objet ? Où est-il ? Comment se comporte-t-il vis-à-vis de la volonté divine ? Quels sont ses droits et ses limites, sa nature et son mode ? — On pourrait reconstruire toute l’histoire religieuse de l’humanité (c’est-à-dire toute l’histoire de la recherche de la vérité humaine) au point de vue des deux tendances antithétiques qui s’y font jour : la tendance subjective, qui accentue l’importance et la valeur du sujet ; et la tendance objective, qui accentue l’importance et la valeur de l’objetc. Et l’on verrait qu’au fond, toute l’histoire se ramène à la lutte entre ces deux tendances, à leur antithèse et à leur triomphe alternatif.

c – L’individualisme et le collectivisme ne sont que d’autres noms donnés aux mêmes choses.

C’est par ce côté-là que nous aborderons la matière. Il nous fera parvenir au centre des questions débattues et nous permettra de les examiner dans leur vrai jour. Notre étude y trouvera tout ensemble un principe d’unité et un critère : un principe d’unité, puisque nous dégagerons dans toute théologie la tendance (objective ou subjective) à laquelle elle appartient ; — un critère, car nous apprécierons toute théologie par la synthèse et la valeur de la synthèse qu’elle aura su opérer entre le sujet et l’objet.

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Si nous remontons jusqu’au xvie siècle, c’est-à-dire jusqu’aux origines historiques et religieuses de la théologie moderne, la Réforme, dans son opposition au catholicisme, se caractérise immédiatement comme une réaction du subjectivisme religieux.

Sans doute la réaction n’était pas absolue, autrement elle aurait cessé d’être religieuse et se serait perdue dans le vide. Elle ne se bornait pas (comme plus tard la Révolution française) à revendiquer les droits de la conscience. Elle affirmait un devoir, elle faisait dépendre les droits de la conscience du devoir de la conscience. Elle saisissait donc un objet ; elle était objective elle aussi. Et je n’ai qu’à rappeler que la doctrine du serf arbitre, de la prédestination divine absolue a été celle de toute la Réforme, pour montrer à quel point l’affirmation de l’objet était chez elle puissante et même écrasante. Mais il y avait subjectivisme en ceci : qu’elle faisait directement appel aux énergies individuelles de la personne humaine. Entre l’autorité d’une Église séculaire et dominante, et celle de Dieu dans l’Évangile et dans la conscience, il fallait choisir, il fallait se décider par un effort suprême de la volonté individuelle. Ce subjectivisme était la condition indispensable de la Réforme. Elle lui doit la vie, elle lui doit les grands caractères et les grandes personnalités qui l’ont illustrée alors ; elle lui doit aussi les mouvements anarchiques et révolutionnaires qui l’ont accompagnéed et dont la seule présence, les excès et le fait qu’ils se réclament de la Réforme et s’y rattachent intimement, montrent à quel point celle-ci était fondée sur une réaction du subjectivisme. La Réforme était le passage d’une fausse ecclésionomie à une théonomie spirituelle qui réclamait tout l’effort que pouvait fournir une volonté d’homme, donc un subjectivisme dont nous retrouvons aussitôt les manifestations dans la liberté (relative) et la diversité des doctrines religieuses qui apparurent à cette époque.

d – Anabaptisme, fanatisme, Carlstadt, etc.

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La scolastique protestante du xviie et de la première moitié du xviiie siècle, prise en gros, est à cet égard la négation directe du mouvement réformateur. C’est un retour de la tendance objective, un triomphe du faux objectivisme (celui de la croyance) sur le vrai subjectivisme (celui de la foi). Il s’explique de bien des manières. D’abord par fatigue et lassitude : plus l’effort a été intense, plus l’épuisement est prompt à venir. Puis par réaction légitime contre le subjectivisme outré dont les querelles et les dissensions menaçaient la vie de l’Église et l’avenir de la Réforme. Enfin, par la proximité même du catholicisme et de l’éducation catholique avec lesquels on avait rompu, sans doute, mais dont l’influence et l’hérédité séculaire ne pouvaient être abolies par une simple révolution.

Ne soyons d’ailleurs pas injustes. Il était légitime de constituer un système théologique protestant. Après une période aussi agitée que celle de la Réformation, aussi pleine qu’elle le fut d’affirmations religieuses isolées et fragmentaires, il était naturel que l’on tendît à classer ces affirmations, à les unifier, à les grouper. L’héritage du xvie siècle ne pouvait être retenu qu’à cette condition et par ce moyen. Ce qui est fâcheux, ce n’est pas la chose en elle-même, mais le mode par lequel on a prétendu l’établir. Ce mode fut le mode intellectuel, dogmatique et formaliste ; le même identiquement qui avait fondé autrefois l’orthodoxie et la scolastique catholiques. Les vérités religieuses s’incrustèrent, se cristallisèrent dans des propositions doctrinales fixes et rigides, qui devinrent rapidement, non par leur substance, mais en elles-mêmes, l’objet suprême de la religion. Elles rétablissaient du même coup la prépondérance et le régime de l’objectivisme faux contre lequel s’étaient élevés les Réformateurs. Le croyant ne participait point à l’élaboration de sa foi ; il la recevait toute faite des mains et sur l’autorité de la théologie. Celle-ci manquait totalement du sens de la relativité et de la progressivité des choses et en particulier de la connaissance religieuse. Elle tenait ses affirmations pour absolues et définitives. Elle condamnait tout écart de pensée comme une déchéance de la foi. Elle dominait, elle ligotait sans réserve les esprits et les cœurs. Bref, c’était du protestantisme catholique avec tout ce que la contradiction des mots a de scandaleux : une réforme irréformable, c’est-à-dire, se constituant en opposition à son principee.

e – Ceci est vrai surtout en Allemagne et dans le luthéranisme.

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Cette refloraison de l’objectivisme ecclésiastique et théologique ne pouvait durer longtemps. Les droits individuels se firent jour de nouveau, mais avec un caractère amoindri qu’ils n’avaient pas eu au xvie siècle. Revendiqués sur le terrain religieux, ils aboutirent au piétisme ; revendiqués en dehors de la foi positive et dans l’enceinte plus générale du droit de la pensée humaine, ils aboutirent au déisme philosophique. En Allemagne les deux courants se formèrent côte à côte et presque simultanément, jusqu’au moment où le second, renforcé de tout l’appui qu’il recevait de la pensée profane, finit par dominer seulf.

f – En France les choses se passèrent un peu autrement. Le piétisme y fut presque inconnu (en dehors de l’importation sporadique des Frères moraves) et le déisme fut, somme toute, plus catholique que protestant.

Notre tâche n’est pas ici de faire l’histoire du déisme philosophique, ni même d’en esquisser les traits généraux. Notons seulement qu’en tant que réaction du subjectivisme (des droits individuels contre l’autorité collective) il a ses origines jusque dans la Renaissance — qui fut, elle aussi, à côté de la Réformation et dans un autre domaine, une revendication des prérogatives et des privilèges de l’individu, de la subjectivité humaine — et qu’il eut pour résultat la Révolution française (déclaration des droits de l’homme) avec toutes les conséquences qui en découlèrent pour l’Europe entière. Ce qui nous intéresse davantage, car nous la rencontrerons désormais constamment sur notre route, c’est la relation officielle qui se rétablit dans le déisme du xviiie siècle (surtout en Allemagne) entre l’élément philosophique et l’élément religieux. Puisque la question se présente d’elle-même à nous et qu’elle nous suivra tout le long de notre étude subséquente, il me semble opportun de chercher à la résoudre d’emblée.

Le christianisme en soi prétend être indépendant de toute philosophie, ou du moins posséder une philosophie, une sagesse distincte de toutes les autres, parce qu’il fait réaliser au chrétien un rapport avec Dieu en Jésus-Christ unique et spécial, auquel l’homme ne peut parvenir en dehors de l’Evangile. Or il est évident que si ce rapport existe et s’il est susceptible d’une interprétation intellectuelle, la théologie chrétienne est une philosophie spéciale, en d’autres termes : une explication de l’homme, de Dieu et de l’univers fondée sur ce rapport. Et en effet nous trouvons la conscience de cette prétention plus ou moins accentuée tout le long de l’histoire de l’Église et surtout dans les périodes où la vie chrétienne est intense. Pour nous en convaincre il suffit de regarder à saint Paul et à Luther. Paul établit la plus complète et la plus rigoureuse antithèse entre la sagesse humaine (φιλοσοφια) et la prédication de son Évangile : « C’est pour annoncer l’Évangile que Christ m’a envoyé et cela sans la sagesse du langage, afin que la croix de Christ ne soit pas rendue vaine. Car la prédication de la croix est une folie pour ceux qui périssent, mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une puissance de Dieu… Car puisque le monde dans sa sagesse n’a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication… Nous prêchons Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les Grecs, mais puissance de Dieu pour ceux qui sont appelés » (1 Corinthiens 1.18,20). « Prenez garde que personne ne fasse de vous une proie, par la philosophie, s’appuyant sur les rudiments du monde et sur les vaines traditions des hommes » (Colossiens 2.8). De même Luther dont le principal souci et l’un des plus salutaires efforts a été de désolidariser l’Évangile de la tutelle philosophique de l’époque, qui était celle d’Aristote, et de le constituer sur ses propres bases, celles de l’Écriture et de l’expérience chrétienne. Il faut lire ses premiers ouvrages et ceux de ses amis et collègues dans l’œuvre de la Réformation, pour constater quelle haine vigoureuse il voue à la sagesse humaine et à quel point il y voyait un danger mortel pour l’Église. Et cependant, ni Paul, ni Luther ne réussirent à en préserver l’Église. A peine la rupture consommée, le lien se rétablit, subtil et inconscient d’abord, puis de plus en plus sensible, parfois jusqu’à l’identification absolue de la théologie chrétienne et de la philosophie. L’histoire du dogme grec en est une preuve éloquente. Celle de la théologie protestante du xviie siècle et du xviiie siècle en est une contre-épreuve non moins significative. Aristote détrôné reprend le sceptre dans la scolastique du xviie siècle, et le passe à Descartes qui règne en maître sur le déisme du xviiie .

D’où vient cela ? Lesquels ont tort et lesquels ont raison, des représentants du christianisme qui veulent en écarter la philosophie, ou de ceux qui constamment l’y réintroduisent ? Lequel a tort et lequel a raison, du principe formulé par Paul et Luther, ou du fait qui invariablement et, semble-t-il, nécessairement nie le principe ? Il vaut la peine de nous en enquérir, car, je le répète, ce mélange de la philosophie et de la théologie, cette influence que les deux facteurs exercent l’un sur l’autre, et parfois cette identification de l’un avec l’autre, nous allons les retrouver constamment sur notre route. Il faut donc nous rendre compte si c’est là un phénomène normal ou anormal, essentiel ou accidentel, tenant à la nature même des choses ou à leur déformation.

Qu’est-ce que la philosophie (non pas telle ou telle philosophie, mais la philosophie) ou du moins que veut-elle être ? Quel est son but et son idéal ? Elle est l’explication universelle. Elle est la science des sciences, la science absolue ; ou encore l’unité et l’harmonie de toutes les sciences, coordonnées entre elles et subordonnées au principe premier de tout être et de toute connaissance. La philosophie, c’est tout le réel devenu connaissable ; la reproduction théorique (intelligible) de la réalité universelle ; l’explication de tous les effets par la cause unique et première.

Qu’est-ce que la théologie ? Quel est son but et son idéal ? (Je parle ici de la théologie, non pas telle que je la conçois, mais telle qu’elle a été généralement conçue, telle qu’elle a existé empiriquement, car il s’agit d’expliquer un fait empirique.) La théologie (à ce point de vue) a le même but, le même idéal que la philosophie. Elle veut être, elle aussi, l’explication universelle, la science des sciences, la science absolue, l’explication de tous les effets par leur cause, la reproduction théorique de toute réalité empirique, tout le réel devenu connaissable. A cet égard, comme but et fin dernière, comme méthode aussi, la théologie est identique à la philosophie.

Il y a une différence cependant, et cette différence est dans le point de départ. Le philosophe doit construire son système avec des données contrôlables par tout homme (autrement son système cesserait d’être universellement vérifiable). Le théologien construit son système avec des données contrôlables par tout chrétien (autrement il cesserait de se légitimer aux yeux des chrétiens). Or, si tout homme est homme par le seul fait qu’il naît au monde, tout homme, de ce seul fait, n’est pas chrétien. On ne naît pas chrétien ; il faut le devenir ; on le devient par un phénomène que l’Evangile appelle une nouvelle naissance. En d’autres termes, la philosophie (une philosophie que je suppose la philosophie idéale) prend son point de départ dans le rapport normal, idéal, où tout homme se tient avec Dieu et l’univers ; tandis que la théologie (idéale) prend son point de départ dans le rapport normal, idéal, que le chrétien soutient avec Dieu et l’univers. Ce rapport est un rapport nouveau, institué par Christ, et que réalisent ceux-là seuls qui sont en communion avec Christ. Il y a donc, entre la théologie (idéale) et la philosophie (idéale) une identité et une différence. Identité de but et de méthode, différence de point de départ.

Cette identité formelle et finale explique les incessantes et intimes relations que soutiennent ensemble la philosophie et la théologie, les emprunts réciproques qu’elles se font si facilement. Elles s’occupent toutes deux du même objet : la réalité totale. Elles travaillent au même but : l’explication universelle. Elles couvrent le même champ : la totalité de l’être et de la connaissance. La théologie et la philosophie ne peuvent donc se rencontrer (et elles se rencontrent partout où elles existent) sans reconnaître entre elles une certaine affinité et une certaine identité bien propre à les unir.

Mais d’autre part elles ne peuvent se rencontrer sans reconnaître entre elles une différence profonde qui est dans leur point de départ. Cette différence sera d’autant plus profonde qu’elles seront plus fidèles, l’une à l’expérience humaine générale, l’autre à l’expérience chrétienne spécifique. Cette différence est donc principielle, normale et constitutive. Elle est et elle doit être. Paul et Luther avaient raison contre les faits. Et les faits ne prouvent qu’une chose : c’est que la théologie est tellement liée à la foi qu’elle tombe ou subsiste avec elle ; c’est que dans la mesure où la foi (c’est-à-dire l’expérience pratique et la réalité du rapport établi par Christ entre Dieu et l’homme) diminue, la théologie s’affaisse avec elle et se mélange de philosophie ; et que, quand la foi est morte, il ne reste plus qu’une philosophie qui se souvient peut-être encore d’avoir été chrétienne, qui en porte encore le nom et la trace, mais dont les bases se confondent avec celles de l’expérience naturelle. Or, c’est là exactement ce qu’a été, à la fin du xviiie siècle, en France et en Allemagne, le déisme philosophique.

Je n’examinerai pas ici la question de savoir s’il y a deux vérités : une vérité théologique et une vérité philosophique. Posée dans ces termes, la question est mal posée. La concevoir de la sorte, c’est déjà partir d’une fausse prémisse : celle de l’identité de nature entre les certitudes et les connaissances de la philosophie et celles de la théologie. Non, il n’y a pas deux vérités, il n’y en a qu’une. Mais il y a deux points de vue pour connaître la même réalité : le point de vue purement et universellement humain et le point de vue spécialement chrétien. La question se pose alors, non plus entre le choix de deux vérités, mais entre le choix de deux points de vue primitifs. Elle se résout par des raisons entièrement étrangères à la philosophie et à la théologie, savoir des raisons morales et religieuses, celles-là mêmes qui déterminent la conversion d’un homme au christianisme ou qui y font obstacle. — Ce que je viens de dire rend compte de tous les malentendus et de toutes les contradictions qui règnent entre les théologiens et les philosophes. Le philosophe, s’il est sincère et s’il veut rester fidèle à la certitude et à la connaissance humaine générale que lui fournit son expérience, ne peut comprendre, ni même admettre les résultats de la théologie. Ils sont nécessairement pour lui de pures imaginations, des chimères, parce qu’ils ne correspondent à rien de réel, à rien dont il ait la certitude expérimentale. D’autre part le théologien, s’il est sincère et fidèle à la certitude et à la connaissance spéciale que lui fournit l’expérience chrétienne, ne doit pas et ne peut pas non plus admettre et utiliser tels quels les résultats de la philosophie, parce qu’ils ne découlent pas du même point de départ original. Mais l’avantage du théologien, c’est qu’il pourra comprendre et apprécier la légitimité relative de la vérité philosophique, dont la base ne lui a point été toujours étrangère ; tandis que le philosophe ne pourra faire de même à l’égard de la théologie, dont l’élément fondamental lui manque. Par contre le désavantage du théologien sera de ne pouvoir légitimer ses affirmations que devant les chrétiens (qui partagent les mêmes prémisses), tandis que le philosophe légitimera les siennes devant tout homme ; je parle idéalement.

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Mais revenons à notre sujet. Nous avons dit qu’à côté du déisme philosophique, et dans l’enceinte même du christianisme positif, la réaction contre l’orthodoxie protestante fit naître le piétisme. Le piétisme était une revendication légitime des droits de la foi individuelle contre la croyance collective (ecclésiastique), des droits de la vie chrétienne contre l’orthodoxie chrétienne.

A la vérité, ses fondateurs — Philippe-Jacques Spenerg et Auguste-Hermann Francheh — ne l’entendaient pas ainsi. La seule idée d’une opposition à l’orthodoxie régnante les eût épouvantés. Ils ne voulaient à l’origine qu’un réveil de la vie religieuse dans l’Eglise. Mais la position même qu’ils prirent d’emblée et que prirent surtout leurs successeurs ; la respectueuse défiance qu’ils nourrissaient à l’égard de l’orthodoxie morte, avec laquelle ils ne voulaient pas rompre mais à laquelle ils ne pouvaient se confier ; l’écart où ils se tenaient ; la séparation excessive et timorée qu’ils établissaient entre le christianisme et le monde ; leur dédain mélangé de crainte à l’égard de tout ce qui était officiel et public ; leur stérilité scientifique (qui provenait d’une incapacité de maîtriser les principes mêmes du christianisme et de rendre justice à l’objet chrétien) ; l’importance exclusive qu’ils attachaient à la piété intime, — tout cela ne fit qu’accentuer leur tendance première et précipita le mouvement dans un subjectivisme pieux, sans doute, mais incapable de se reproduire, incapable de lutter efficacement avec les forces nouvelles qui se répandaient dans le monde. Bref, tout cela devait faire du subjectivisme religieux piétiste une proie facile pour un autre subjectivisme : le rationalisme qui sévissait alors. A part quelques centres isolés dans les campagnes, le piétisme, à la fin du xviiie siècle, n’exerçait plus en Allemagne aucune influence. Il avait presque cessé d’exister.

g – 1635-1705. Pasteur à Francfort, puis à Dresde, puis à Berlin.

h – 1663-1727. Professeur à Halle.

Et cependant il ne devait pas disparaître sans influer à sa manière sur les destinées de la théologie moderne. Pour s’en convaincre il suffit de se souvenir que Kant avait été élevé dans le piétisme et qu’en s’en affranchissant, il en gardait néanmoins beaucoup plus qu’il ne le pensait lui-même : son respect pour la morale et son attention tournée vers les phénomènes intérieurs de la conscience. Tel fut aussi le cas de Schleiermacher ; son éducation dans une communauté morave décida dans une large mesure de sa théologie tout entière.

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La fin du xviiie siècle, le commencement du xixe fut dans l’Europe entière et particulièrement en Allemagne, une période lamentable au point de vue religieux. Ce qui se passait en France se reproduisait un peu partout. Le dédain qu’affichaient les Encyclopédistes et les Voltairiens à l’égard du christianisme, on le retrouvait en Allemagne, moins justifié (car le christianisme ne s’y confondait pas avec le catholicisme clérical), mais tout aussi prononcé et tout aussi général. On sait la position que prirent à l’endroit du christianisme des hommes comme Gœthe, Schiller, Kant, Lessing, Frédéric le Grandi. Ce dernier professait un mépris souverain (c’est le cas de le dire) pour tout ce qui de loin ou de près appartenait à l’Eglisej  ; et ce mépris était partagé par tout ce que la nation possédait alors d’hommes distingués dans tous les domaines. L’art, la littérature, la science, la philosophie, tout était ou indifférent ou hostile. Il faut dire que ce mépris, l’Église le méritait largement. La prédication chrétienne, la morale chrétienne, le ministère pastoral étaient descendus à un niveau incroyable de terre à terre, de platitude et de vulgarité. Dans beaucoup d’endroits on ne prêchait même plus sur des textes évangéliques, mais sur les lieux communs de la morale, ou sur des sujets scientifiques et littéraires. Aussi les églises étaient-elles généralement vides, et les orateurs les plus renommés se battaient les flancs pour retenir, à force de rhétorique, les auditoires qui leur échappaient.

i – Chez Gœthe, des alternatives d’admiration et de haine positive. — Chez Schiller, une ignorance complète. — Chez Kant et chez Lessing, une condescendance bienveillante, mais un affranchissement total.

j – Il se vantait à d’Alembert de n’avoir jamais couché sous un même toit avec la religion, il était, à l’endroit des pasteurs, d’une brutalité et d’une grossièreté révoltantes. Tout ce qu’il concédait, c’était qu’on laissât au théâtre le soin de représenter le mieux qu’il pourrait les scènes de l’histoire du « soi-disant Sauveur des hommes ».

Que s’était-il passé ? — Une chose très simple et très naturelle. Le subjectivisme rationaliste avait succédé dans l’Église au subjectivisme piétiste.

C’était la même tendance psychologique, portée par d’autres facteurs moraux, et qui se laissait envahir et gagner à son tour par le courant plus général du déisme philosophique. Le piétisme, échappant à la domination du collectivisme ecclésiastique et théologique, avait été une émancipation du moi humain sous la forme des droits de la piété ; le rationalisme en fut l’émancipation sous la forme des droits de la raison. Le second était l’héritier naturel du premier. Pour qu’il prît sa place, il suffisait que la vie religieuse faiblît ; que l’objet de l’expérience chrétienne, insuffisamment affirmé, médiocrement vécu, se voilât et s’éloignât davantage encore. L’individu laissé à lui-même devenait aussitôt la seule mesure de l’être et de la connaissance. Il rapportait tout à soi, et prenant conscience de soi par l’exercice de sa raison, il faisait ou croyait faire de sa raison l’instrument suffisant de toute connaissance ; il tirait des principes de la raison les principes mêmes de l’être, trouvait dans ses limites celles de la idéalité. C’est ainsi que s’établit le règne de l’Aufklärungk

k – Terme intraduisible en français et qui a passé tel quel dans notre langage théologique. Il n’a d’approchant que celui de rationalisme ; mais le mot rationalisme manque à exprimer cette nuance de satisfaction propre, cette prétention naïve d’être arrivé enfin à la clarté définitive : aufklären.

Le rationalisme a si bien ses origines psychologiques dans le piétisme, le passage de l’un à l’autre est si bien celui que nous avons indiqué, que le père de la théologie rationaliste allemande, Semlerl en a lui-même parcouru les étapes successives. Après avoir fréquenté comme étudiant, à Halle, les cercles piétistes et moraves, il s’affranchit peu à peu de leur influence et donna de plus en plus libre cours à une tendance critique qui, sous une apparence scientifique, ne faisait à vrai dire que réaliser les prémisses internes du subjectivisme rationaliste. Je n’énumère pas ici les théologiens qui appartiennent à cette école et à cette période. A part Semler, Eichhorn et quelques autres dont les œuvres ont eu une certaine importance, ils sont tombés dans le plus profond oubli. Je me borne à indiquer la direction que prit dès le début le rationalisme théologique et à fixer quelques-uns de ses résultats.

l – 1725-1791.

Sa direction fut surtout critique et morale. C’était une réaction inévitable contre la théologie piétiste qui était morale sans doute, et même ascétique, mais manquait totalement de critique, et contre la théologie orthodoxe qui manquait à la fois de l’un et de l’autre élément. Mais quelle morale et quelle critique ! Si elles eurent l’avantage tout négatif d’achever la rupture avec l’ancien dogmatisme, d’en faire table rase et de permettre un commencement nouveau, c’est vraiment le seul privilège qu’on puisse de bonne foi leur reconnaître. — La critique rationaliste brise nettement avec tout ce qui dépasse les limites, non de la raison seulement, mais du sens commun dans ce qu’il a en effet de plus commun. Au pragmatisme divin que l’ancienne orthodoxie avait démesurément accentué dans l’histoire, particulièrement dans l’histoire biblique, elle substitue un pragmatisme humain, exclusif de toute révélation, de tout miracle, de tout surnaturel, d’une mesquinerie, d’une étroitesse inqualifiables. En sorte que les plus grands événements de l’histoire religieuse, ceux dont dépendent en réalité les destinées spirituelles du monde, sont réduits, quant à leur cause et à leur origine, à des rivalités cléricales ou politiques, à des actes d’intérêt personnel ou de passion déterminés eux-mêmes par des motifs de la plus basse vulgarité, les seuls apparemment que pût découvrir le sens commun de l’époque et qui lui fussent encore accessibles. Car on juge volontiers les autres d’après soi-même. Tout cela est d’une petitesse extraordinaire et l’on s’étonne que des hommes sérieux aient cru sérieusement expliquer l’histoire par de si frivoles considérations. — De même pour la morale. On ne conteste pas qu’elle ne doive être religieuse. Mais quel idéal religieux ! Le déisme dans toute sa fadeur. Et quel idéal moral ! L’eudémonisme, la morale du plaisir, de l’intérêt, de l’égoïsme à peine déguisé. Au lieu de la charité, la plus vague et la plus creuse des philanthropies ; au lieu du sacrifice et du don de soi-même, les plus révoltants calculs ; au lieu de la discipline austère des sentiments et des mobiles intérieurs, de belles phrases sur la vertu et un relâchement total des mœurs. Cela sue la médiocrité. Il est impossible aujourd’hui de relire ces ouvrages sans répulsion. Ils manquent de tout : de poésie, de sens historique, de sens religieux, de profondeur morale ; en un mot, ils manquent de compréhension des choses et de toutes choses ; ils manquent de tout, sauf de suffisance et de prétention. Le sentiment de tenir enfin l’énigme du monde, de posséder la sagesse, la vérité parfaite, déborde de partout et ajoute à l’ennui qu’inspire la médiocrité le dégoût qu’inspire une vanité sottement satisfaite.

Telles étant les tendances directrices du rationalisme, que faut-il penser de ses résultats dogmatiques et de ses procédés exégétiques ? Le rationalisme, nous l’avons vu, ne voulait pas être irréligieux. Il n’excluait pas la religion, il ne prétendait pas même exclure le christianisme ; il se vantait d’être chrétien. Mais il prétendait appliquer au christianisme et au dogme chrétien le même principe qu’il appliquait partout : la suprématie de la raison. Et comme la raison elle-même n’était pas définie, comme elle était une quantité variable et que cependant on y voulait trouver un élément universel et fixe, il fallut la prendre aussi bas que possible. Ici, comme ailleurs, on prit pour mesure les limites du sens commun. On partait donc de cette base et de cet a priori que tout ce qui dépassait le sens commun, tout ce qui lui était, ou inaccessible, ou incompréhensible, n’était pas réel dans le dogme, et conséquemment pas légitime. Les doctrines de l’incarnation, de la rédemption, du Saint-Esprit aussi bien que celle de la Trinité, furent rejetées dès l’abord, sans qu’on s’enquît même de leur signification possible, sans qu’on se demandât comment elles avaient pu se légitimer autrefois à la raison humaine de ceux qui les avaient crues et formulées. On était convaincu de l’universelle imbécilité de tous les prédécesseurs et qu’il n’y avait qu’une raison, celle que l’on possédait soi-même.

La doctrine à laquelle le rationalisme fut le plus sévère (sans doute parce qu’elle tenait à toutes les autres, et aussi parce que, s’il fallait l’écarter, on n’y réussissait pourtant jamais complètement et que derrière la doctrine niée, le fait s’affirmait toujours de nouveau) fut celle du péché. On lui voulait mal de mort. Tandis que Kant lui-même avait constaté l’existence du « mal radical » dans l’homme, le rationalisme populaire concluait à la bonté foncière de la nature humaine. N’était-il pas raisonnable de penser que l’homme était sorti bon des mains de Dieu et que ce qu’il avait été au jour de la création, il l’était constamment demeuré ? On ne se refusait point, sans doute, à constater l’existence du péché ; mais le péché se réduisait à l’opposition (tantôt accidentelle et tantôt nécessaire, c’est-à-dire toujours aussi peu grave que possible et parfois même normale) des sens contre la raison. Il n’y a pas d’autres péchés que ceux de la chair ; et même ceux-là sont excusables puisque la chair précède l’esprit. Le péché est une maladie de l’enfance de l’humanité par laquelle chacun doit passer. Il appartient à la raison d’en faire guérir et d’en triompher. Quiconque s’efforce de rationaliser ses instincts et d’améliorer sa nature est assuré du pardon de Dieu, dont l’amour paternel pourvoit au reste. La nécessité d’une amélioration progressive, et le fait que Dieu doit récompenser l’homme pour les bonnes actions qu’il accomplit ici-bas, assurent l’immortalité. La foi et la grâce, le salut fide sola et gratia sola, qui avaient fait la force de saint Paul et de Luther, sont abolis. Les mérites personnels, les bonnes dispositions de l’homme les remplacent avec avantage. Christ n’est donc plus un Sauveur, mais un modèle : l’homme parfait suscité par Dieu afin que nous l’imitions — dans la mesure du possible, naturellement.

Cette perfection, elle-même, était singulièrement compromise, au moins si l’on en croit les représentants les plus autorisés de l’exégèse rationaliste, dont Paulusm, de Heidelberg, est resté le type immortel et le dernier survivant. C’est en face des textes évangéliques que la faiblesse et l’insuffisance du rationalisme s’est peut-être le mieux démontrée. C’est là, en tout cas, qu’il a attiré sur lui l’éternel ridicule dont il reste affligé. La position était difficile. La raison qu’il invoquait pour guide infaillible était de telle nature, elle était prise à un niveau si bas, elle se réduisait si bien au plus vulgaire sens commun, que tout ce qui la dépassait un peu ou beaucoup devait aussitôt lui paraître, non seulement supra-rationnel, mais anti-rationnel. Or, de ce supra-rationnel et de cet anti-rationnel, l’Évangile justement était plein. Il fallait donc s’en débarrasser, sans d’ailleurs faire tort à la valeur historique des récits, laquelle semblait d’autant plus précieuse que c’était tout ce qu’il en restait. On accordera que l’entreprise n’était point aisée. Paulus, néanmoins, crut y satisfaire. Partant de l’a priori (rationnel s’il en fut) que le miracle est impossible, donc inexistant, il explique les scènes merveilleuses du Nouveau Testament du mieux qu’il peut, soit par des subterfuges, soit par des illusions sensibles, soit par des quiproquos. La résurrection de Jésus n’est que le réveil léthargique d’une mort apparente. La multiplication des pains est la relation erronée d’un fait très simple : chacun des assistants suit l’exemple donné par Jésus et tire de sa poche les provisions prises au départ. La parole adressée à Jésus sur la montagne de la transfiguration : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le », est une farce jouée à Jésus par un de ses disciples qui parle dans le brouillard, à moins que ce ne soit l’exécution d’un plan concerté avec Jésus lui-même pour mystifier les apôtres. Et le reste à l’avenant. — On voit que si la dogmatique rationaliste parlait de la perfection morale de Jésus, l’exégèse rationaliste la compromettait singulièrement. Et cela, en quelque sorte, par une conséquence naturelle. Dès qu’on applique à l’interprétation des Évangiles un canon dogmatique qui leur est inférieur, on se heurte à des difficultés plus insolubles mille fois que celles qu’on prétend éviter ; on produit des explications plus surnaturelles en elles-mêmes que le plus surnaturel des miracles ; et ce qu’il y a de pis, on finit par accumuler l’absurde et par tomber dans le ridicule.

m – 1761-1851.

Ni l’un, ni l’autre, ni l’absurde, ni le ridicule, ne manquèrent au rationalisme. Il devint un objet de raillerie. Il suscita bientôt dans la classe cultivée un dédain aussi transcendant que celui qu’il entretenait lui-même à l’égard de l’orthodoxie. Il s’abîma dans un discrédit que ses propres représentants furent obligés de reconnaître et d’avouer. L’écart entre ses prétentions théoriques et ses résultats pratiques lui fit une situation intenable à la longue. Il en mourait lentement, et n’était plus qu’un cadavre lorsqu’il fut emporté tout à coup par un rival plus jeune et plus puissant. Nous voulons parler du courant romantique qui se répandait alors dans toute l’Europe, qui mettait fin partout à la philosophie du xviiie siècle, et qui, en Allemagne, fut l’occasion d’un incomparable renouvellement théologique.

Avant de nous y arrêter néanmoins, disons un mot encore du supranaturalisme, pendant longtemps le seul adversaire que le rationalisme ait rencontré sur son chemin. Le supranaturalisme théologique comptait dans son sein tous ceux qui restaient attachés à l’ancienne orthodoxie, dont il formait en quelque sorte le prolongement et le débris. Comme son nom l’indique, il prenait la défense du surnaturel chrétien (révélation et miracle), mais de telle façon qu’il se condamnait d’avance à la défaite. Sa valeur religieuse n’était pas sensiblement supérieure à celle de son antagoniste. Il partait du même dualisme mécanique entre Dieu et l’homme (dualisme qui, loin d’être vaincu, était plutôt renforcé et consacré par la notion qu’il se faisait du miracle) ; il avait la même conception intellectuelle de la religion, et la réduisait lui aussi à n’être qu’une simple doctrine ; ses prémisses théoriques étaient identiques à celles du rationalisme. Ce qui l’en séparait, ce n’était pas une question de. méthode ou de principe, mais une question de degré, une question de plus ou de moins. La révélation divine était-elle conforme ou supérieure à la raison ? Voilà le point qui les divisait. Des deux parts on faisait appel à la raison ; d’un côté pour l’ériger en arbitre souverain ; de l’autre pour qu’elle reconnût ses limites et pour qu’elle abdiquât aux mains de l’autorité. La conséquence et la rigueur étaient certainement du côté du rationalisme, dont la position était plus franche et plus sûre. Car ce qu’invoquait le supranaturalisme comme dépassant la raison devenait aussitôt ce qui contredisait la raison, ce qui était contraire à la nature. Et alors comment l’admettre et comment le reconnaître ? La raison en est incapable par définition, et pourtant elle en reste le seul critère…

L’erreur commune aux deux adversaires était d’en appeler à la raison sans jamais la définir, de la considérer en chaque homme comme l’expression identique des mêmes quantités morales et religieuses, et de vouloir fonder là-dessus un consensus religieux universel. Rien n’est plus courant peut-être, mais rien n’est plus faux que cette conception. La raison n’est pas dans l’être une quantité fixe, toujours semblable à elle-même ; elle est une activité de l’être humain. Il n’y a pas de raison universelle ; il y a un usage universel (mais variable d’un individu et d’une époque à l’autre) des facultés rationnelles universelles. La raison, c’est le moi raisonnant ; c’est-à-dire le moi transformant des représentations en idées, et enchaînant les idées ainsi obtenues. Les lois qui président à la transformation des représentations en idées et à l’enchaînement des idées entre elles, ces lois sont fixes, sans doute (ce sont les catégories de la pensée), mais le contenu des idées, comme celui de la représentation, est variable. Il ne vient pas de la raison, il vient de l’expérience. Le rationalisme d’une époque différera donc du rationalisme d’une autre époque suivant la nature et le degré de l’expérience (sensible, morale et religieuse) que font collectivement les individus de cette époque ; et dans les mêmes époques, le rationalisme d’un homme différera de celui d’un autre homme pour les mêmes raisons, c’est-à-dire suivant la nature et l’intensité de leur expérience respective (sensible, morale et religieuse). Or l’expérience, c’est le sujet rationnel dans sa relation avec l’objet, — ou inversement : l’objet dans sa relation avec le sujet rationnel. Plus cette relation se relâche, plus elle devient incomplète et superficielle, c’est-à-dire, plus le sujet s’affranchit de l’objet, — plus s’appauvrit le contenu de sa raison. Le subjectivisme absolu (s’il était possible, mais il ne l’est pas) serait le moi raisonnant à vide : un rationalisme sans aucun contenu.

Or c’est bien là ce qui est arrivé, relativement parlant, au rationalisme théologique de la fin du xviiie siècle et du commencement du xixe en Allemagne ; l’histoire devient ici une éloquente démonstration de la psychologie. Le rationalisme n’avait pas commencé par où il a fini. Depuis ses origines jusqu’à sa fin, il a suivi constamment une marche descendante au point de vue des affirmations religieuses, jusqu’au jour où, évidé à fond, manquant de la substance indispensable à sa vie, il s’est écroulé sur lui-même comme un édifice sans fondation. Pourquoi cela ? C’est qu’il vivait originairement d’une expérience (ou d’un reste d’expérience), c’est-à-dire, remarquez-le, d’un objet (ou d’un reste de représentation objective) dont, par l’exercice même de son faux principe, il se dépouillait graduellement. Plus il abondait dans son propre sens, plus il tendait au subjectivisme pur, plus il proclamait le sujet libéré de toute dépendance et de toute obéissance envers l’objet, — plus il allait s’appauvrissant.

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Une autre tendance se préparait à prendre sa succession. Elle travaillait sourdement les esprits depuis quelque temps déjà. Elle était née de causes diverses, trop complexes pour qu’on puisse les déterminer exactement, mais dont les principales doivent être cherchées, d’une part dans la nausée morale qu’inspirait aux âmes élevées la platitude du rationalisme vulgaire, et d’autre part dans l’ébranlement politique qui suivit partout en Europe la Révolution française, dans les grandes calamités nationales qu’amenèrent les guerres du premier empire, dans le réveil patriotique qui y succéda. Plus difficile à caractériser et à décrire qu’à deviner et à comprendre, cette nouvelle orientation théologique offre de grandes analogies avec le romantisme. En un certain sens, on pourrait dire qu’elle s’identifie avec le romantisme ; et, en tous cas, elle a en lui ses origines premières. C’est une transformation totale de la manière de sentir et de penser qui se fait jour dans tous les domaines, en poésie, en philosophie, en histoire, en littérature, en morale : un dédain profond pour le terre à terre et l’utilitarisme desséché de l’existence quotidienne ; un besoin impérieux de vivre dans l’absolu et dans l’infini ; un brusque réveil de l’imagination, d’une imagination qui n’est pas toujours saine, qui se complaît aux chimères, mais qui est toujours enthousiaste et vibrante ; un retour vers le passé que l’on ignore mais que l’on aime et que l’on s’efforce de comprendren, en même temps que le pressentiment prophétique d’une ère nouvelle et une réaction violente de l’idéalismeo.

n – Origine du sens historique.

o – Origine des grands systèmes de philosophie transcendantale.

Cette transformation générale annonce une transformation correspondante de la religion. Elle cessa d’être réduite à un minimum de doctrines intelligibles ; on cessa de lui assigner un domaine à part en dehors duquel elle n’aurait rien à voir ; elle pénétra de nouveau l’humanité entière et entra comme un parfum nouveau et bienfaisant dans toutes les manifestations de l’esprit humainp. L’intérêt de la légitimer et de la comprendre s’évanouissait devant l’émotion que l’on éprouvait à la ressentir. Ce n’était encore que du sentiment religieux, une religiosité assez vague ; c’était mieux et plus toutefois que ce qu’avait pu offrir le rationalisme.

p – La philosophie, la poésie, la littérature redevinrent religieuses (Jacobi, Fichte, Herder, Schlegel).

Ce qui acheva l’œuvre commencée par le romantisme et l’idéalisme philosophique ; ce qui trempa l’âme nouvelle du xixe siècle allemand et détermina en elle le passage, toujours aléatoire et chanceux, de la religiosité à la religion véritable, ce fut certainement et dans une large mesure la guerre de l’indépendance, « la sainte guerre », comme on l’appelait alors, non sans raison. Il s’agissait de ce qu’il y a de plus grand sur la terre : la patrie et la liberté. Et ces grands sentiments, une fois éveillés dans les cœurs, en éveillèrent d’autres et de plus grands encore. La chute avait été profonde, les temps étaient sérieux. Il y eut comme un relèvement de conscience. L’enthousiasme patriotique qui soulevait la jeunesse allemande fut accompagné d’une ferveur morale et religieuse intense. Une ardeur de sacrifice, un souffle de foi la faisait tressaillir. « Fur Gott und Vaterland ! » tel était le cri qui sortait de toutes les bouches. Et lorsque la patrie fut reconquise, Dieu ne fut point oublié. Cet ébranlement prépara les voies au réveil proprement religieux qui devait suivre de près. Cela dura ce que durent ces choses : une génération ou deux. Assez cependant pour susciter l’immense et brillante floraison théologique dont nous aurons à nous occuper. Ici, comme toujours et comme partout, ce fut la foi qui engendra la théologie. L’objet religieux retrouvé par le cœur et par la conscience subjective, et dont ils demeuraient captifs, fit naître le besoin delà connaissance religieuse, c’est-à-dire, tout ensemble, de la connaissance de l’objet et de l’expérience qui mène à l’objet.

Telles sont les prémisses et les présuppositions générales de la théologie moderne en Allemagne. Pour les caractériser davantage il faudrait entrer dans quelques détails, analyser les œuvres de quelques-uns des principaux représentants du nouveau mouvement. Nous ne pouvons guère que citer rapidement quelques noms. Les deux premiers sont ceux de Kant et de Lessing. Tous deux, sans doute, appartiennent encore au rationalisme ; mais ils le dépassent tous deux et préparent la transition à l’esprit nouveau : l’un, Kant (sur lequel d’ailleurs nous allons revenir), par l’absolu moral dont il fut comme le prophète et l’apôtre dans un temps qui ne le connaissait guère ; l’autre, Lessing, par un criticisme historique, un sentiment du devenir et de l’unité progressive de la race humaine, et une intuition de l’essence intime de la religion, qui allaient bien au delà de ce que le déisme encyclopédique, le rationalisme et le supranaturalisme avaient jamais rêvé. Il faudrait nommer ensuite Bodmer, Breitinger, Klopstock, dont la Messiadev révèle un sentiment religieux et une émotion poétique que la poésie du xviiie siècle n’avait jamais atteints. Il faudrait parler encore de Holberg, de Lavater, de Hamann (un autodidacte laïque dont la langue est d’une puissance extraordinaire et d’une rare beauté d’images) ; enfin de Herder et de Fichte. Ces deux derniers sont trop caractéristiques et trop importants, l’un dans la sphère historique et l’autre dans la sphère philosophique, pour que nous puissions nous borner à la seule mention de leurs noms.

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Jean-Gottfried Herder (1744-1803), une des gloires de la littérature allemande, supérieur dans les genres les plus divers, à la fois théologien, historien et poète, a écrit sur tous les sujets et ses œuvres complètes ne forment pas moins de quarante-cinq volumes in-octavo.

Successivement pasteur à Riga et à Buckebourg (Schaumbourg-Lippe), puis surintendant général à Weimar où il mourut, — dans la plus étroite intimité avec Goethe. L’élévation de son caractère et la qualité de son esprit l’ont fait souvent comparer à Fénelon, avec lequel, en effet, il a plus d’un rapport.

Herder a passé par trois phases bien distinctes quant à son attitude à l’égard du christianisme. La première se ressent de la proximité du rationalisme ; dans la seconde, celle où il était pasteur à Buckebourg (milieu piétiste), il est visiblement influencé par le supranaturalisme ; dans la troisième enfin, celle de Weimar, où le voisinage de Gœthe se fait sentir, il revient à bien des égards à sa position primitive, mais en la transcendant par une conception à la fois plus réaliste et plus idéale de l’histoire et de la religion. Il nous est impossible de tenir compte ici de cette évolution, qui a impliqué dans ses ouvrages des divergences de vues assez grandes pour stériliser en partie l’influence qu’il aurait pu avoir.

Nous ne songeons qu’à marquer ce qui fait de lui l’un des précurseurs de la nouvelle théologie. A cet égard, ses Ideen zur Philosophie der Geschichte sont particulièrement significatives. Ce livre prend place à côté de la Kritik der reinen Vernunft, mais en contraste avec elle, comme l’expression typique d’une des tendances fondamentales de l’époque. Herder s’y oppose vivement et dédaigneusement au rationalisme, qui élimine de la réalité tout ce qui dépasse les cadres de la logique et regarde l’homme comme une machine à raisonner. Contre cet intellectualisme étriqué il fait valoir les droits de l’histoire. Pour connaître, il veut que l’on parte de la réalité historique, non des catégories de l’entendement, et qu’on étudie cette réalité historique avec amour, dans sa poésie primitive, dans la naïveté de ses manifestations originales. En littérature, par exemple, il prend parti contre la poésie classique et la versification savante mais froide de l’école, en faveur de la poésie populaire, si fraîche, si savoureuse. De même en religion il oppose la Bible au dogmatisme aride de la théologie. Il s’irrite d’une sainte indignation à voir les théologiens introduire dans les récits bibliques leurs formules desséchées et s’en servir comme d’une norme de jugement. La Bible n’est pas un catéchisme ; la Bible est une histoire, dans laquelle il faut se plonger, dont il faut goûter le sens et la beauté, dont il faut éprouver la grande et profonde poésie avant d’en vouloir retirer quoi que ce soit pour la vie religieuse. C’est là qu’est la plus pure originalité de Herder et son action la plus féconde : dans ce retour aux sources qu’il pratiqua pour lui-même et qu’il réapprit à ses contemporains. Et cette action n’était autre chose qu’une réaction puissante contre le subjectivisme intellectuel dans lequel se mourait le rationalisme autant que le supranaturalisme. Ce retour à l’histoire, c’était le commencement d’un retour à l’objet religieux.

A vrai dire, la pensée de Herder n’est pas facile à caractériser et à résumer ; d’abord parce qu’elle a varié ; ensuite parce que, poète et littérateur plus encore que philosophe et théologien, il l’a dispersée dans une quantité d’ouvrages dont aucun n’est un tout méthodique et complet par lui-même. En voici cependant les principaux aspects.

Au Dieu du déisme philosophique il opposait un Dieu qui tenait à la fois de Leibnitz et de Spinoza : un Dieu immanent dans la nature et dans l’homme, et un Dieu transcendant par la volonté. Aux catégories de la substance (Spinoza), il substituait celles de la force, d’une force non matérielle seulement, mais intelligente et spirituelle aussi. Dieu est l’être absolument actif, actif dans la nature et actif dans la raison : die selbstständigste Ur- and Allkraft,… der Ursprung, Gegenstand und Inbegriff aller Erkenntniss. Comme tel, Dieu n’est ni extra ni supra-naturel : il vit dans la nature, et s’il n’y vivait pas il ne serait nulle part. Mais immanence ne veut pas dire identité : le monde n’est pas Dieu, et Dieu n’est pas le monde. Dieu se manifeste à la fois dans la nature et dans l’homme ; il s’y manifeste de telle sorte que si l’homme ne peut être compris qu’à travers la nature, la nature, d’autre part, trouve en lui seul sa consommation. L’homme, en effet, est le moyen terme qui unit deux sphères ; il a ses racines dans la nature, mais il habite un univers éternel et spirituel. De ce double aspect d’un seul et même être se tire la double révélation d’un seul et même Dieu. Le Dieu que nous cherchons dans la nature est le même que nous découvrons dans l’histoire ; et la plus grande personnalité de l’histoire est celle du Fils de Dieu, parce qu’elle est par excellence celle du Fils de l’homme.

Ainsi la culture et le développement de l’humanité sont, dans notre race, la culture et le développement du divin. Tout homme grand et tout homme beau, tout législateur, tout inventeur, tout philosophe, tout poète, tout artiste, tout père de famille qui travaille à l’éducation de ses enfants, tout citoyen qui remplit les devoirs de sa charge y contribue. L’humanité est chose si grande qu’on ne peut la définir et la décrire ; il n’y a rien qui y atteigne, sinon le terme même d’humanité ; c’est en quelque sorte un triangle sacré dont les angles particuliers représentent les trois fonctions humaines par excellence : poésie, philosophie et religion. Et comme la religion synthétise la poésie et la philosophie, la religion est donc la réalisation de l’idée de l’humanité. A ce titre, Christ en est l’incarnation suprême. Sa religion, c’est l’humanité la plus haute réalisée de la manière la plus pure. Ce qu’il manifesta par sa vie, ce qu’il confirma par sa mort, c’est l’humanité véritable. Tout ce que nous connaissons de ses discours est un témoignage qu’il lui a rendu. Il s’est consacré à la religion humaine : « Dieu est mon père, le père de tous les hommes, et tous les hommes sont mes frères », ces paroles étaient écrites dans son cœur.

Herder, sans doute, comme Lessing, faisait la distinction entre la religio Christi et la religio e Christo ; mais il voulait les comprendre toutes deux et les atteindre ensemble. Et c’est pour cela, précisément, qu’il réclamait un retour aux documents originauxq. Il n’admettait la théologie qu’en tant qu’elle partait de la Bible et se fondait sur elle. La Bible, à ses yeux, était divine, parce qu’elle était le plus humain des livres, écrit par les plus humains des hommes en vue de développer ce qu’il y a de plus humain en l’homme. Mais pour la lire, il faut s’ouvrir à sa puissance inspiratrice, se laisser insuffler par elle le sens et l’amour de son message. Lessing avait dit : « La révélation est une éducation » ; — Herder traduit cette formule d’une manière plus concrète : « La révélation est la mère dont la raison est la fille ». Toutes deux sont indispensables ; ni l’une ni l’autre ne saurait être écartée ; il faut seulement respecter la relation qui les unit : priorité de la révélation, postériorité de la raison. C’est exactement la thèse inverse de celle du rationalisme. Le rationalisme admettait que tout était donné dans la raison, que la raison constituait la révélation et que c’était par la raison qu’il fallait interpréter l’histoire. Herder pose en principe que la révélation est antérieure à la raison et qu’elle la crée, que l’histoire est révélation et que la raison est dépendante de l’histoire, que c’est donc par l’histoire qu’il faut interpréter la raison. On voit ici comment le subjectivisme rationaliste est vaincu, sinon déjà par l’objectivisme religieux proprement dit, au moins par l’objectivisme historique.

q – C’est le motto de ses Briefe, das Studium der Theologie betreffende, un livre moderne dans le meilleur sens du mot et qui est encore utile à méditer.

La révélation ainsi conçue n’est coextensive ou identique à aucun livre, pas même à la Bible, le livre historique par excellence. La révélation est l’activité de Dieu sur l’homme, dans l’homme et par l’homme à travers l’histoire. Elle est immanente en l’homme depuis le commencement, sinon à l’état de connaissance articulée, de doctrine positive, du moins comme source de toute connaissance et de toute doctrine, comme principe de toute idée rationnelle, comme appréhension intuitive de l’invisible dans le visible, de l’unité dans la pluralité, de la cause dans les effets. Mais pour développer cette intuition, pour l’éduquer en quelque sorte, pour que cette révélation naturelle puisse se traduire en révélation divine et se formuler comme telle, Dieu envoie ou suscite dans l’humanité des individualités spéciales qui condensent, accumulent, augmentent et propagent par la puissance du génie la révélation immanente, et deviennent ainsi, en tant qu’organes de l’activité divine, les anges gardiens et les prophètes de l’humanité. Le phénomène de l’inspiration, qui est le phénomène révélateur, n’est pas une possession démoniaque, une frénésie privant l’homme de l’usage de ses facultés. C’est au contraire une exaltation harmonieuse de toutes les facultés humaines, une illumination qui permet à l’homme de percevoir clairement ce qu’il ne percevait qu’obscurément, de contempler Dieu face à face, de parler avec Dieu et de communiquer ensuite aux autres hommes le résultat de ce dialogue. « Celui qui forma l’œil, demande Herder, devrait-il donc l’aveugler pour que nous puissions voir ? L’esprit qui respire dans la création, le souffle de la vie dont vivent toutes nos facultés devrait-il s’éteindre pour allumer en nous une autre et nouvelle lumièrer ? »… Mais la révélation qui procède d’une telle inspiration exige à son tour, pour être comprise et assimilée, une inspiration renouvelée. Le théologien, le dogmaticien, le prêtre, et en général tous ceux qui cessent d’être prophètes et réduisent la vérité à une formule, à un credo, à un système, ont obscurci la Bible et en ont perdu le sens. Nous devons retourner à la Bible, non point comme des théologiens, mais comme des hommes, la lire comme un livre qui a une âme et qui, sans son âme, n’est plus qu’un cadavre. Il faut l’interpréter par l’imagination et par le cœur. Anselme avait dit : « Pour comprendre, il faut croire » ; — Herder ajoute : pour comprendre, il faut aimer.

r – Ceci contre le supranaturalisme, qui établissait une dualité absolue entre la raison et la révélation.

Ce que la théologie rationaliste ou supranaturaliste, ce que le dogmatisme de tous les temps considère et traite, par exemple, comme un exposé doctrinal de la manière dont Dieu a créé le monde (« le premier chapitre de la Genèse »), est au contraire un poème divin qui introduit le drame de l’action divine dans le monde, l’histoire émouvante et sublime de l’éducation de l’humanité par le moyen de certains peuples. Les acteurs de ce drame, les agents de cette histoire sont des personnalités ou des collectivités particulières, sans doute, mais en même temps des forces divines générales. Pour Herder, l’histoire biblique n’est pas vraie parce qu’elle est miraculeuse ; elle est vraie parce qu’elle est l’histoire d’une éducation divine et d’un progrès. Cependant le miracle y a sa place : « Les trois points lumineux qui attestent la vocation divine de l’Oint de Dieu (je traduis littéralement) sont le baptême, la transfiguration et la résurrection.

Ainsi comprise, l’histoire sainte conduisait nécessairement à l’étude de ses documents. La position que Herder prit alors est vraiment prophétique. A cet égard la lecture des volumes XI et XII de son œuvre complète (Zur Religion und Theologie) a encore actuellement de l’intérêt. Pour tout ce qui touche à la critique externe Herder est absolument dépassé, mais en ce qui concerne la critique interne il reste instructif. Il est merveilleux de voir comment la finesse de son sens littéraire et historique l’a guidé juste, là où d’autres critiques, plus savants, se sont trompés. Son point de départ est celui-ci : l’Evangile existait avant les évangiles, ceux-ci ne sont que les échos de la tradition orale commune. Le plus ancien est Marc (même résultat que la critique moderne et pour les mêmes motifs). Le second, c’est l’Évangile des Hébreux, perdu pour nous ; il forme avec Marc les sources employées par Luc, tandis que notre Matthieu en est une libre transposition, avec des additions et des coupures. Dans Jean, nous avons un écho de l’Évangile primitif, mais élevé d’un ton. C’est l’Évangile en esprit et en vérité. C’est le plus vrai, le plus instructif et le plus moderne des évangiles, et cela précisément parce qu’il part, non de l’histoire brute, mais de l’histoire interprétée par le sens religieux.

Telle est, en ses grands traits, la pensée théologique de Herder. L’exposition que nous en avons faite est trop sommaire pour comporter une critique approfondie de notre part. J’indique rapidement par quoi elle vaut et par quoi elle manque.

Sa supériorité sur le rationalisme et le supranaturalisme du temps est manifeste. Herder élargit et enrichit les perspectives de la théologie, il les remplit d’un nouvel intérêt et d’une nouvelle compréhension de l’humanité en les étendant à toute l’histoire de la race. Il rattache intimement la sphère des idées à celle des personnalités vivantes. Il enlève la religion au monopole exclusif des hommes d’église ou d’école, et la fait déborder par dessus les cadres étroits des partis et des confessions particulières. La religion redevient chez lui un phénomène universel et normal, un fait humain. Il transcende le dualisme mécaniste qui sépare l’homme et Dieu, et rapproche ces deux termes au point que l’humanité apparaisse chose divine, et la divinité chose humaine. Il vivifie l’étude de la Bible, qui n’est plus désormais le tyran de la raison (supranaturalisme), ni son humble servante (rationalisme), mais qui redevient ce qu’elle a toujours voulu être : une histoire. Il force le dogme à remonter jusqu’à sa source, où, si l’on veut, à se dissoudre dans les eaux courantes du sentiment religieux primitif, pour se reformer, s’il le peut, en un cristal plus pur. Le rationalisme équarrissait les dogmes à coups de syllogismes ; Herder les fond au creuset du sentiment religieux primitif retrouvé dans l’histoire. De l’un à l’autre il y a toute la différence d’une tractation physique (mécanique) de la substance religieuse à une action chimique. Il démontre que le Christ approché par l’histoire est une figure bien autrement réelle, vivante et universelle que le Christ construit par les catégories de la raison ; et que la critique historique des documents évangéliques est plus féconde, conduit à des résultats plus sûrs et plus compréhensifs de la réalité que la critique syllogistique du sens commun.

Herder dépasse donc la théologie de son époque et doit être considéré comme le précurseur de la théologie moderne. A certains égards il se rapproche tellement de Schleiermacher que l’on se demande pourquoi il n’en fut pas, lui, l’initiateur ? pourquoi il reste un symptôme de l’orientation nouvelle des esprits et n’en devient pas le maître et le conducteur ? pourquoi son influence (qui d’ailleurs s’exerça très largement et en particulier sur Schleiermacher) demeura générale, latente et vague ?

Il est à cela plusieurs raisons. La première, c’est que, sans doute, les temps n’étaient pas mûrs, les esprits point encore assez préparés. La seconde, c’est que si Herder est plein d’intuitions géniales, s’il est un penseur suggestif et fécond, il n’est pas un penseur systématique. Son esprit fourmille de contradictions et son langage est trop poétique et littéraire pour valoir en science. La troisième raison, enfin, la plus grave à notre avis, est une raison religieuse. Herder est incapable de surmonter le rationalisme et l’eudémonisme vulgaire parce que, sur un point, il en accepte les prémisses. La cause de sa faiblesse, c’est la superficialité de son optimisme moral et religieux. Avec Goethe, avec Leibnitz, avec Rousseau surtout, et sous une forme presque aussi enfantine ou abstraite (comme on voudra), il croit que l’homme est bon par nature. Le mal n’est à ses yeux qu’un moindre bien, une ombre qui disparaît par le progrès même de la lumière. Herder manque à comprendre la réalité morale du mal, la disruption tragique et foncière de la volonté, impuissante à se ressaisir parce qu’elle est divisée contre elle-même. Le péché, cette première de toutes les certitudes, n’a pas de sens pour lui. Il partage sur ce point les vues du plus plat des rationalismes. Dès lors sa conception de la Bible, pour profonde, pour historique, pour religieuse qu’elle soit, est frappée d’insuffisance. Il n’y voit pas ce qui en est le centre même : l’histoire du salut. Frappée d’insuffisance aussi sa théologie tout entière. Elle n’a pas prise sur les âmes, elle glisse et ne s’accroche pas. A ce point de vue, Schleiermacher est autrement puissant et autrement profond. Et c’est pourquoi Herder n’a été que Herder, tandis que Schleiermacher est devenu Schleiermacher.

*

Nous venons de voir la première manifestation de l’esprit nouveau qui travaillait l’Allemagne ; c’est le subjectivisme rationaliste surmonté par l’objectivisme historique. Un phénomène tout semblable s’offre à notre observation dans le domaine de la philosophie. Il se rattache aux noms de Jacobi, de Fichte et de Schelling.

A vrai dire Fichte (auquel nous nous en tenons, pour ne pas allongers a passé par deux phases bien distinctes, dont l’une, la première, appartient encore au subjectivisme rationaliste et le pousse même jusqu’à ses derniers excès. Elle n’en demeure pas moins significative de l’état de la pensée morale et religieuse dans l’Allemagne de cette époque (car ce n’est pas au rationalisme vulgaire qu’elle se rattache, mais à celui de Kant) ; d’autant plus significative que, du subjectivisme absolu, Fichte, par un développement tout interne et tout nécessaire, revient à l’affirmation de l’objet religieux et moral, et accomplit ainsi, en lui-même et dans son propre système, la même évolution qui s’opérait autour de lui.

s – Jacobi peut être ignoré sans inconvénients, et Schelling se retrouve en Hegel pour tout ce qui concerne la théologie.

Fichte part de la formule kantienne : « La raisont est la législatrice de l’univers », les lois qui gouvernent le monde ne sont pas dans le monde mais dans l’homme rationnel, et la loi suprême est la loi morale. Mais cette proposition, il la pousse à l’absolu (ce que Kant n’avait pas fait, puisqu’il avait admis l’existence de l’être en soi) et supprime par conséquent toute objectivité quelconque. Le moi seul est ; le monde et Dieu lui-même ne sont que la projection du moi ; ils n’ont par eux-mêmes aucune réalité. Le monde, l’univers, l’objet et tout objet n’est qu’une limitation librement posée par le moi à l’activité du moi. Le monde, dit Fichte, n’est que la substance matérialisée de notre devoir (das versinnlichte Material unserer Pflicht), le cadre sensible (c’est-à-dire imaginatif) dans lequel s’exerce notre activité éthique, l’objet représentatif par lequel se réalise notre liberté.

t – La raison pratique, qui diffère singulièrement de celle du rationalisme vulgaire !

Aussi longtemps qu’il ne s’agissait que d’un monde impersonnel, cet idéalisme moral absolu, en d’autres termes, cet absolu subjectivisme était parfaitement soutenable. Peu importe après tout que les choses existent en nous ou hors de nous, pourvu qu’elles restent objet de devoir. Il offrait même un avantage. En dépouillant la nature de toute essentialité propre, en en faisant une pure représentation du moi, il renforçait d’autant la souveraineté morale de l’esprit. Il n’y avait plus de raison aux défaites ou aux capitulations de la volonté subjective : elle était souveraine, et la liberté morale régnait seule. Il est impossible à cet égard de ne pas saluer en Fichte l’un des plus splendides représentants de l’idéalisme moral et, à ce titre, le précurseur d’une ère nouvelle. Là où cet audacieux « solipsisme » venait échouer, c’était dans les rapports de l’individu avec d’autres individus également moraux, personnels et libres. Ne seraient-ils eux aussi que des représentations irréelles du moi, de simples occasions de son activité morale ? C’eût été la conséquence stricte du système, mais en même temps sa ruine irrémédiable : le solipsisme théorique se fût abîmé aussitôt dans le plus parfait des égoïsmes pratiques, le fondement même de la morale eût été abattu. Fichte le sentit fort bien, et modifia dès lors sa pensée dans le sens d’une évolution objective de plus en plus nette.

La première étape dans cette direction est marquée par l’ouvrage : Ueber die Bestimmung des Menschen (1800). Ici encore le monde des sens est pris comme une représentation de la raison subjective, et son identité partout conçue comme l’effet d’une activité identique des raisons subjectives identiques. Mais, cette représentation identique de la sphère ou de l’objet de notre devoir subjectif, comme aussi l’appréciation identique des produits de notre liberté, resterait incompréhensible si notre liberté n’était conditionnée par une volonté unique et éternelle. En d’autres termes : il y a une raison morale objective absolue qui limite les raisons morales individuelles, et qui leur impose à la fois la matière et l’occasion d’un devoir identique. Ainsi la relation de l’objet absolu au sujet créé, la relation religieuse, est placée à la base des activités morales de la liberté subjective. La religion fonde la morale. La foi au devoir repose sur la foi en Dieu, en sa sagesse, en sa fidélité. L’idéalisme subsiste en ce sens que le dualisme entre la nature et l’esprit est toujours complètement effacé : le monde est l’expression adéquate et par conséquent spirituelle de la volonté et de la raison divine ; il n’est pas une masse inerte, il n’est pas une matière hostile à l’esprit ; la fatalité, le déterminisme aveugle en sont exclus ; il ne contredit pas la liberté, il y aide au contraire et contribue à sa réalisation. Mais enfin le subjectivisme est vaincu et l’objet retrouvé.

Cette évolution s’accuse encore dans les ouvrages subséquents de Fichte. Les Grundzüge des gegenwärtigen Zeitalters (18o4), où il stigmatise violemment la théologie de l’Aufklärung et en dénonce la stérile sécheresse ; l’Anweisung zum seligen Leben (1806), où il accentue le côté mystique de l’Évangile, — ces ouvrages marquent chacun un pas de plus au devant de la rénovation religieuse et théologique qui se préparait. Aux yeux de Fichte désormais la religion consiste dans l’union de l’âme avec Dieu (et non plus, comme auparavant, dans l’accomplissement stoïque d’une morale indépendante et la réalisation d’une liberté autonome). Jésus est le grand miracle de l’histoire humaine, parce qu’il a été le premier à réaliser cette complète union de l’homme avec Dieu. Il est la religion personnifiée. A ce titre, son existence est historiquement nécessaire, car nul n’atteint à la communion divine que par lui et à travers lui. Mais en tous ceux qui y atteignent, le Logos est incarné.

Pour Fichte, comme pour Herder, le Christ johannique était le seul Christ religieusement adéquatu. Et ce qu’il y voyait de frappant, c’est que Dieu, dans le quatrième évangile, n’est pas conçu d’une manière abstraite ou absolue (Sein), mais d’une manière actuelle et présente (Dasein). Conscience (Bewusstsein), révélation, connaissance, voilà l’essence divine. L’idée d’un état de conscience éternel constitue le fond de toute véritable religionv, tandis que celle d’un acte créateur est une erreur fondamentale. Jean ne dit pas : « Au commencement Dieu créa les cieux et la terre » — mais il dit : « Au commencement était la parole et la parole était Dieu » ; c’est-à-dire : la révélation, la conscience divine est éternelle, et l’être éternel du Verbe est aussi l’être éternel de l’homme, incarnation de Dieu. L’éternelle unité du divin et de l’humain, voilà le cœur de la religion. Dans la personne de Jésus, et d’une manière qu’aucun homme, ni avant, ni après lui, n’a jamais réalisée, la conscience éternelle apparut dans le temps, Dieu s’est fait homme. Mais l’essentiel ici, ce n’est pas le phénomène, c’est la réalité métaphysique (ou morale). Ce n’est pas le Jésus historique qui sauve, c’est le Christ métaphysiquew. Le premier donne la connaissance religieuse, instruit et illumine la raison ; le second seul opère la rédemption de l’âme (opposition avec Herder). Et si l’on interprète la personne historique de Jésus par la réalité métaphysique qu’elle représente, l’apparition du Christ devient à la fois le miracle suprême de l’univers moral, et la suprême nécessité de l’histoire. Il la dépasse, mais il l’accomplit, et en l’accomplissant il la fonde ; sans lui, l’histoire religieuse de l’humanité se perd dans le vide et l’homme est incapable d’atteindre sa destinée.

u – Paul, qui a supplanté Jean, demeura toujours, selon Fichte, à moitié juif.

v – Elle correspond entièrement au moralisme mystique de Fichte, à son panthéisme moral.

wWerke, vol. V, p. 485.

On le voit, malgré tout ce qui sépare Herder de Fichte (et ce qui les sépare c’est une différence de marche et de méthodex), il est impossible de méconnaître qu’il y a entre eux un élément commun considérable. Cet élément commun ne leur appartient d’ailleurs pas en propre, il est partagé autour d’eux par d’innombrables esprits dont ils ne sont que les porte-paroles et les précurseurs. C’est un réveil puissant de l’idéalisme dans le domaine de la pensée philosophique comme dans celui de l’histoire. Et la religion en bénéficie ; elle échappe au contrôle du subjectivisme rationaliste, elle devient à la fois plus intime et plus objective. Car, en religion, il n’y a pas antinomie entre intimité et objectivité. Au contraire : l’objet religieux de l’expérience religieuse sera d’autant mieux saisi, et le rapport entre le sujet et l’objet d’autant plus réel, que l’intimité du phénomène religieux sera plus grande. La religion étant une communion directe de l’âme avec Dieu, plus elle est réelle, plus elle est directe ; et plus elle est directe, plus elle est intime.

x – De l’histoire à la religion, et de la religion à la métaphysique pour autant qu’il est possible d’atteindre à cette dernière, voilà la position de Herder ; de la métaphysique à la religion, et de la religion à l’histoire, voilà celle de Fichte.

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Le rapide coup d’œil que nous venons de jeter sur la préparation générale des esprits dans l’Allemagne d’il y a cent ans nous permet d’aborder maintenant les véritables initiateurs de la théologie moderne, les initiateurs personnels : Kant, Hegel et Schleiermacher. Sans doute, le dernier seul est un théologien au sens strict du mot. Il est cependant indispensable pour notre but d’esquisser au moins la pensée des deux autres. Hegel domine, en effet, tout le développement ultérieur de la théologie historico-critique relative au Nouveau Testamenty. Kant, à son tour, bien qu’on en dise, est à plus d’un égard le père intellectuel de Hegel et nous intéresse par là-même. Il nous intéresse bien plus encore : 1° par la révolution qu’il a accomplie dans la théorie de la connaissance (à cet égard il commande tout le développement scientifique du xixe siècle, qui a exercé une influence considérable sur la théologie) ; 2° par l’affirmation d’une morale absolue qu’il a rattachée à une analyse — incomplète et factice, sans doute, mais enfin à la première analyse qu’on ait jamais faite — du phénomène de l’obligation de conscience. L’analyse kantienne de l’obligation de conscience équivaut, dans l’espèce, à une découverte, et cette découverte déterminera dans l’avenir toute théologie chrétienne digne de ce nom. En isolant pour la première fois l’obligation de conscience de tous les phénomènes psychologiques qui l’accompagnent, en faisant valoir sa nature et ses conséquences, Kant n’a rien inventé, sans doute (car il n’y a rien à inventer dans ce domaine), mais il a révélé, je dirais presque qu’il a créé dans l’humanité un facteur que l’humanité ignorait encore et dont il lui a rendu la conscience — pour toujours, espérons-le. Il est donc impossible de passer Kant sous silence dans une histoire de la théologie moderne. Et cela d’autant plus que les diverses théologies contemporaines — soit celle de Ritschl en Allemagne, — soit celle du néo-criticisme et du symbolo-fidéisme en France, — soit celle qui découle de Charles Secrétan à Lausanne — ont toutes en lui leurs présuppositions fondamentales.

y – Exactement comme Darwin, par l’hypothèse de l’évolution continue (Wellhausen), domine la critique historique de l’Ancien Testament.

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