L’expérience chrétienne en tant que rédemption

Le type socinien

Le socinianisme comme tendance religieuse et théologique date presque des origines de la réforme du XVIe siècle. Mais ce ne fut que peu à peu, plus tard, et en particulier dans le fameux Catéchisme de Racovie, qu’il s’exprima tout entier et définitivement. Sa spécialité, sa tâche maîtresse fut de soumettre au scalpel d’une critique impitoyable, faite pour une moitié de moralisme et pour l’autre de rationalisme, les mystères et les dogmes de l’Eglise nouvelle. Ses attaques les plus acérées furent dirigées spécialement contre la doctrine de l’expiation juridique. Ces attaques, maintes fois reprises dans la suite, peuvent se ramener à trois arguments principaux, suivant qu’on envisage le problème : a) sous l’angle théologique ; b) dans son caractère juridique ; c) au point de vue moral.

a) Au point de vue théologique d’abord, le socianisme met en lumière une difficulté qui tient aux perfections de Dieu, lui-même. Dieu est amour en même temps et au même degré que justice. Cet amour est même assez fortement relevé dans l’Evangile et impliqué par la rédemption, pour paraître au premier plan. Mais si la peine de nos fautes a été dûment subie, si Christ a fourni l’équivalent de ce que réclamait la justice, où reste la place de l’amour ? Ou bien Dieu pardonne parce qu’il est miséricorde, ce qui rend superflue la balance si rigoureusement établie, puisque le salut est une grâce imméritée. Ou bien Dieu est justice, Christ a strictement payé notre dette ; mais alors, le salut cesse d’être une grâce ; Dieu ne saurait nous refuser un salut que Christ nous a légitimement gagné. La justice satisfaite anéantit l’amour qu’elle rend superflu. Ceci étant inadmissible le seul résultat du dogme de l’Eglise est de creuser entre les perfections divines un abîme que l’on ne saurait combler qu’en annulant la justice au profit de l’amour, ou inversement l’amour au profit de la justice13.

13 – Critique très juste. Elle porte sur la méconnaissance de la révélation de Jésus-Christ et sur celle de l’unité fondamentale de la justice et de l’amour. — Mais les Sociniens avaient un tort grave : ils annulaient la force de leur critique en impliquant le même dualisme qu’ils combattaient, avec cette seule différence qu’au lieu de sacrifier l’amour à la justice, ils sacrifiaient la justice à l’amour. Au terme du procès le résultat est le même, comme nous l’allons voir.

b) Même difficulté sur le terrain juridique. Ici le pivot de la doctrine orthodoxe est, en effet, l’idée de la substitution. Or cette notion manque de clarté, soit en elle-même soit au point de vue des conséquences qu’on en tire. En elle-même, la substitution se heurte contre la justice. On dit que Dieu réclame une victime qui subit pour nous la peine de nos offenses. Mais comment ne voit-on pas qu’un tel remplacement du coupable par l’innocent est le comble de l’injustice ? Dans les affaires humaines, que penserait-on d’un monarque qui, en voulant atteindre ses ennemis, se vengerait sur des hommes sans reproche ? On flétrirait sa conduite. Et voilà pourtant ce qu’on ne craint pas d’imputer au Dieu des cieux. Une telle injustice à la base d’une telle transaction juridique en pervertit d’emblée la valeur morale. Au reste, si même le principe de la substitution était admis, comment en fixer les conséquences ? Je veux dire, comment prouver que Jésus a subi l’équivalent des maux mérités par les hommes ? Son supplice ne peut être une souffrance infinie, puisque Jésus est sorti dès le troisième jour du sépulcre. Et quand pour expliquer ce point on allègue sa dignité divine, il faut répondre bien plutôt que c’est sa qualité divine qui a rendu la mort du Sauveur plus légère, puisque sa croix a été, en quelque sorte, le premier échelon ou le dernier degré de son élévation finale. L’idée de substitution ne convient donc ni en elle-même, ni dans ses conséquences pour rendre compte de la mort de Jésus-Christ14.

14 – Critique très juste. Du point de vue juridique, la substitution ne se soutient pas. Elle est précisément le contraire de la justice légale, qui repose sur la responsabilité individuelle. Si l’on veut la maintenir, il faut nécessairement lui trouver un autre point d’appui, une autre raison suffisante que celle du droit juridique. — Le tort des Sociniens est d’avoir raisonné en se mettant eux-mêmes au point de vue qu’ils combattaient. Cela infirme radicalement leur critique.

c) Juridiquement insoutenable, la théorie orthodoxe soulève enfin de sérieuses objections morales. Car si Jésus a payé à Dieu ce que nous lui devions, la conséquence naturelle est qu’il ne nous reste rien à faire. De quel droit Dieu nous demanderait-il ce que Christ lui a fourni et qui était l’équivalent de toute la faute, réelle et possible de l’humanité ? Dès lors, dans quelque désordre que l’on se jette, on le fait impunément puisque, quoiqu’il advienne, on est couvert par le sacrifice expiatoire. La doctrine va donc à contre-fin de la sanctification chrétienne et, du même coup, à contre-fin du christianisme entier. Elle favorise la tiédeur, l’indifférence morale, et, comme s’exprime le Catéchisme de Racovie, « elle ouvre la fenêtre à la licence du péché »15.

15Catéchisme de Racovie, page 271 — Critique très juste, si Jésus-Christ est conçu avant tout comme la deuxième personne de la Trinité, et si rien ne le relie à nous et son œuvre à la nôtre, qu’une équivalence arbitraire et conventionnelle. — Mais la critique tombe si Jésus-Christ est le Fils de l’homme, si son œuvre est une œuvre humaine et s’il n’est que l’initiateur d’une œuvre qui doit se poursuivre et se répéter dans le croyant. — La faiblesse des Sociniens est de n’avoir pas même examiné la possibilité de cette alternative.

Jusqu’ici l’argumentation des rationalistes est redoutable et serrée. On se demande comment ils n’ont pas obtenu gain de cause et réduit en poussière une théorie qui donnait de telles prises à leurs attaques. L’étonnement cesse lorsqu’on considère qu’ils n’ont rien mis, ou à peu près, à la place de ce qu’ils démolissaient. Car l’œuvre est toujours vaine de ceux qui démolissent sans reconstruire. Derrière les conceptions les plus erronées, il y a toujours un besoin vrai qui y trouve momentanément sa satisfaction nécessaire. Ruiner la conception sans satisfaire le besoin qui l’a produite, c’est se condamner à un échec certain. Ce qui reste de la rédemption par la croix de Jésus-Christ pour les Sociniens, c’est la condition d’un salut qui est réalisé lorsque l’homme repenti lutte énergiquement contre le péché. L’œuvre du Sauveur se réduit à celle du précepte et de l’exemple. L’enseignement que Dieu pardonne à ceux qui s’humilient et qui lui obéissent en sincérité, tel est le salut que Jésus apporte au monde. Et si l’on demande : A quoi bon la croix, la passion et la mort ? Les Sociniens répondent que la mort et la résurrection de Jésus-Christ ont pour caractère principal d’attester la valeur de ses déclarations16.

16Catéchisme de Racovie, pages 265-268.

Tout cela est d’une extraordinaire pauvreté et d’une manifeste insuffisance. Insuffisance scientifique, même sans parler de conscience morale, car refuser de donner une raison suffisante à l’importance effective et au rôle joué par la mort de Jésus-Christ dans la prédication du christianisme, refuser d’assigner aux effets une cause qui les explique, c’est se montrer un piètre savant. On sent davantage le rationalisme que le caractère moral de cette réaction anti-orthodoxe. Voici cependant en quoi cette conception, et celles qui s’en rapprochent, peut être dite morale par opposition à la conception juridique.

D’après la théorie juridique, l’homme n’est affranchi du péché (sauvé) que par compensation. Il faut que la rançon du captif soit payée, ce qu’elle est par le sang du Sauveur livré par nous. Le rapport est donc intime, non pas entre Jésus et nous (et c’est là le point faible de la théorie) mais entre la souffrance de Jésus et notre coulpe. La mort de Christ se met à la place de notre faute et rétablit l’équivalence que réclame la justice lésée. D’après le point de vue moral au contraire, l’individualisme est absolu. Le sort de chacun ne dépend et ne peut dépendre que de sa situation personnelle. Nulle substitution n’est possible. Une décision n’a de valeur que pour celui qui l’a prise. Chacun n’est responsable que de ses actes individuels. Cet individualisme moral dénoue tous les liens non seulement entre l’œuvre de Christ et notre péché, mais entre Christ et l’humanité. L’œuvre de Christ reste nécessaire (jusqu’à un certain point), mais en aucun cas, à aucun prix, elle ne saurait remplacer la nôtre. Le salut d’un homme n’est réel qu’à la condition d’être son ouvrage, et de n’être que son ouvrage. Si donc Christ s’est sanctifié, ce n’est point pour nous, mais pour lui-même, sa vie et sa mort n’étant qu’une offrande (celle qu’il devait personnellement) à son Père de son obéissance et de son amour. Ce qu’il a fait, nous devons le faire à notre tour, comme lui, mais pour nous-mêmes. Il n’a de valeur que celle d’un exemple et d’un modèle.

Au reste, même sur ce terrain de l’individualisme moral absolu, les Sociniens n’ont garde de creuser le principe qu’ils représentent. Les conditions douloureuses du salut, ce qu’on désigne par le mot d’expiation, la souffrance qui suit le péché et sans laquelle il ne peut être vaincu, l’agonie morale qui accompagne toute détestation sérieuse du mal, tout cela est absent de leur doctrine. Ils l’ignorent et se démontrent par là beaucoup moins des moralistes que des rationalistes purs et simples. Pour obtenir une théorie morale de l’expiation qui soit vraiment morale, c’est-à-dire qui tienne compte de tout ce qui manque aux sociniens et de ce qu’implique pourtant leur conception, il faut se transporter d’un bond jusqu’à la période moderne et aborder la doctrine de Kant sur ce point.

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