La Vérité Humaine – I. Quel homme suis-je ?

2.4 L’objection tirée de l’inévidence du christianisme

Un quatrième point de vue se présente encore, dont on se sert quelquefois pour contester le bon droit et l’utilité de l’apologétique. C’est celui que j’appellerai : l’inévidence du christianisme, et, d’une manière plus générale, l’inévidence intellectuelle et sensible des vérités spirituelles tant morales que religieuses.

Je m’étendrai quelque peu sur cet argument parce qu’il est d’importance capitale et que son exacte compréhension nous aidera beaucoup dans l’exacte notion que nous devons nous faire de l’apologétique chrétienne, de ses principes, de sa méthode et de ses limites.

Le fait qu’on invoque est celui-ci : dans le monde actuel, les réalités morales, celles de l’Evangile surtout, sont, entre toutes celles qui nous sont accessibles, les plus suspectes et les plus équivoques. A tous ses degrés, la vérité spirituelle se révèle et se cache à la fois ; sur aucun point elle n’éclate avec une évidence irrésistible. On l’entrevoit partout, on ne la saisit pleinement nulle part ; on peut l’affirmer et on peut la nier partout. On dirait d’un crépuscule. C’est le jour et c’est la nuit, sans être ni l’un ni l’autre.

Ce caractère extraordinaire, étrange, à bien des égards douloureux, est celui de la vérité morale et religieuse dans toutes les sphères, dans celle de la révélation naturelle et dans celle de la révélation historique. Dans la révélation naturelle cela est trop évident pour que j’y insiste beaucoup. En un sens tout y parle de Dieu : l’ordre et la beauté de l’univers, l’admirable finalité qui s’y révèle, la progression continue qui s’y manifeste, les lois du moindre effort, de l’adaptation, de la sélection ; et dans un autre sens, tout nie ou voile Dieu : l’inutilité de certains organes, la contrariété de certains effets, l’immutabilité même du cours des choses, les lois inflexibles autant qu’impersonnelles, la souffrance et la mort, l’inévitable vanité de toute existence. Partout quelques clartés, partout quelque obscurité. Assez de clarté pour m’y faire reconnaître la présence de Dieu, « sa puissance éternelle et sa divinité » (Romains 1.20) ; assez d’obscurité pour m’en faire douter.

Et comme en religion, de même en morale. En un sens, rien de plus moral que le jeu des lois naturelles qui se vengent de toute infraction avec la plus inexorable régularité ; en un autre sens, rien de plus immoral que le succès de la force et le triomphe des plus aptes. Et si l’homme, cessant de regarder à la nature, regarde en soi-même, c’est encore le même spectacle. D’une part rien de plus absolu, de plus catégorique, de plus clair et de plus évident, de moins impunément violé que les impératifs de la loi morale ; de l’autre rien de plus douteux, de plus chancelant, de plus impunément violé, de plus contradictoire à des instincts essentiels et vitaux de notre être. L’homme est-il un être moral, ou ne l’est-il pas ? La vérité morale est-elle la vérité, ou ne serait-ce pas la réalité physique qui aurait seule droit à ce nom ? Ici comme tout à l’heure les deux réponses sont possibles, et l’inévidence est complète.

Mais ce n’est pas tout et voici le plus étrange et le plus paradoxal : la révélation historique, destinée, semblait-il, à subvenir aux insuffisances de la révélation naturelle, y subvient si peu qu’elle présente elle aussi le même caractère, et que ce même caractère s’y redouble et s’y aggrave.

Je dis qu’il s’y aggrave parce qu’il se présente ici, non comme un caractère accidentel ou fortuit de la vérité morale et religieuse, mais comme un caractère voulu. L’inévidence semble être un des buts qu’a poursuivis Dieu lui-même en se révélant. En sorte qu’on peut presque dire de lui qu’il ne s’est révélé que pour se cacher, pour s’environner d’obscurité, pour assembler lui-même autour de sa révélation les ténèbres qu’elle devait dissiper. N’en prenons qu’un seul exemple, et prenons-le au centre même de la révélation, dans ce qu’elle a de suprême et de plus éclatant : dans la personne de Jésus. « Il ne fut point reconnu par ses contemporains, témoins de ses œuvres et auditeurs de ses paroles ; et dans un sens on peut dire qu’il ne pouvait presque pas l’être. Certes il l’eût été s’il eût cédé à la tentation qui lui suggérait l’emploi de moyens magiques, s’il eût accédé à la demande qui lui fut faite à maintes reprises d’opérer des miracles de pur caprice ; s’il se fût jeté du haut des créneaux du temple ; si, à l’invitation de ses bourreaux, il fût descendu de la croix ; ou enfin s’il fût ressuscité en plein jour, en plein Jérusalem, pour apparaître en plein sanhédrin. Sans doute qu’alors il eût été unanimement acclamé pour le Messie et le Fils de Dieuk. » Mais non seulement il ne le fit pas : en une certaine mesure — et c’est ici que s’aggrave le paradoxe — il ne voulut pas le faire. C’est à dessein, par volonté expresse et délibérée, qu’il préféra demeurer dans l’obscurité, dans l’équivoque, dans cette pénombre qui favorisait le doute et qu’il y ajouta comme à plaisir scandale sur scandale. « Il a suivi constamment une marche inverse à celle qui paraissait si raisonnable et si simple à ses adversaires, et qui nous eût paru à nous-mêmes si efficace pour les confondre. A ceux qui lui demandaient des miracles dans le ciel, il répond avec une sainte ironie en leur en offrant deux : l’un dans le sein de la mer, l’autre dans le sein de la terre (Matthieu 12.39 ; Luc 11.29)l. » A ceux qui lui demandaient de s’expliquer clairement sur sa mission, il répond par des paraboles obscures et troublantes. « Et non seulement Jésus a dédaigné les moyens de défense qui eussent paru les plus convaincants à tout le monde, mais il n’a pas craint de provoquer le doute chez ses partisans eux-mêmes par des façons d’agir que lui-même a reconnues de nature à scandaliser les meilleurs (Luc 7.23)m. » Et cette ligne de conduite a été si peu accidentelle, si peu inconsciente, que ses disciples eux-mêmes, les rédacteurs des Évangiles, ou du moins les premiers porteurs de la tradition évangélique, en ont été frappés et ont rendu à plusieurs reprises ce témoignage singulier que Jésus faisait et disait ces choses afin que ses auditeurs ne pussent pas croire en luin. En sorte qu’« à l’époque même où il importait le plus que la révélation rencontrât libre carrière, il s’est trouvé que l’incrédulité qu’elle a suscitée chez plusieurs n’était pas permise seulement, mais en quelque sorte voulue de Dieu et fatale (Luc 8.10 ; 10.21)o. » Et ce caractère ambigu est resté dès lors attaché à la vérité chrétienne, comme avant le Christ il avait été attaché à la révélation prophétique. Si bien qu’on peut en dire, en transposant les sujets, ce que le second Ésaïe avait dit déjà du serviteur de l’Éternel : « Il n’y a en elle ni forme, ni apparence ; elle est la plus méprisée et la dernière des choses » (Ésaïe 53.2-3).

k – Gretillat, Exposé de théol. syst., II, p. 5-6 (librement cité).

l – Ibidem

m – Ibidem

n – « Afin qu’en regardant, ils regardent mais ne discernent pas, et qu’en écoutant, ils écoutent mais ne comprennent pas » (Marc 4.12). — « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les a révélées aux enfants » (Matthieu 11.25).

o – Ibidem

Dès lors, nous objecte-t-on, à quoi peut bien servir une apologétique ? Si l’inévidence, le clair-obscur, l’équivoque est ici-bas le caractère fondamental de la vérité spirituelle, toutes les tentatives seront vaines de le lui enlever. A le tenter néanmoins, on court le risque grave de déformer la vérité même que l’on prétend mettre en lumière, de la dénaturer, de la corrompre. N’est-ce pas de plus une sorte de sacrilège ? Comment ! Jésus lui-même, celui qui était la vérité faite chair, s’est refusé la pleine lumière de l’évidence, s’est opposé à tout ce qui pouvait y contribuer, et l’on voudrait être plus sage que lui, et l’on enfreindrait directement son exemple et ses ordres, sous prétexte de cultiver une discipline théologique de plus !

A quoi nous répondons par une double considération.

Nous disons d’abord que toute apologétique ne va pas nécessairement, eo ipso, à violer le caractère de la vérité spirituelle. Elle peut et elle doit respecter son inévidence ; mais, tout en la respectant, ne pourrait-elle pas l’expliquer ? Pour beaucoup de personnes dont la culture morale est encore rudimentaire, cette inévidence constitue un mystère troublant, un scandale pour la pensée, un motif de murmure et d’incrédulité. Combien de gens ne rencontrerez-vous pas qui se heurtent à cet obstacle sans le comprendre et s’y rebutent ! Que serait-ce si vous pouviez leur en faire entrevoir la raison profonde et salutaire ? Ils voudraient voir Dieu (un Dieu phénoménal) ou qu’on leur prouve le devoir (un devoir logique et non moral). Que serait-ce si vous pouviez leur dire : la vérité que vous cherchez est inévidente, ne vous en étonnez pas ; il y va de la dignité de la vérité et de celle de la personne humaine. — « Il y va de la dignité de la vérité d’abord, de ne pas s’exposer à être traitée par ses adversaires ou par ses adeptes comme une formule algébrique issue d’une équation, ou à être livrée comme un prodige vulgaire aux appétits brutaux de la foule. — Il y va de la dignité humaine ensuite. Il importait que ma liberté de choix, ma liberté morale ne fût pas confisquée par une surprise des sens ou par la contrainte d’un syllogisme. Car alors, de deux choses l’une. Ou bien j’eusse été convaincu sans être persuadé, j’eusse été vaincu sans être converti, je n’eusse accepté la vérité que sous la catégorie du vrai et non sous celle du bien. La vérité s’imposant à moi et faisant taire toutes mes objections, me rendait esclave et non pas enfant. Or « l’esclave ne demeure pas toujours dans la maison du Père » ; la soumission de l’esclave tient de la contrainte ; l’obéissance filiale a seule une valeur morale, parce que seule elle est libre, pénétrée d’amour et de respect. Ou bien (et c’est ici la seconde alternative) la vérité soudain révélée et reconnue dans sa plénitude et son entière évidence, eût été repoussée en une fois, comme telle et tout entière. En s’imposant subitement et violemment à la volonté humaine, elle eût provoqué de sa part une réaction, subite et violente comme son apparition elle-même, et par suite une réaction totale et irrévocable ; elle eût fait de l’homme convaincu tout-à-coup, mais entièrement révolté, un démon et un endurci. Dans un cas comme dans l’autre, soit que l’homme se fût soumis, soit qu’il se fût insurgé, les phases intermédiaires du développement moral, dans lesquelles se débattent les raisons pour et contre et se balancent les chances favorables ou défavorables, auraient été supprimées, et la partie engagée tout d’une pièce, eût été perdue en un seul acte ou gagnée par la violencep. » Dans un cas comme dans l’autre, l’homme, au fond, eût été perdu, parce qu’il n’aurait pas eu l’occasion de faire l’œuvre humaine par excellence, la seule qui le puisse sauver, celle de la conquête de la vérité par la liberté. C’est donc, en fin d’analyse, parce que la vérité morale et religieuse est une vérité salutaire, parce qu’elle veut le salut de l’homme et que ce salut exige l’exercice de sa liberté, qu’elle se présente à lui sous une forme voilée, obscure et douteuse. Le paradoxe qui résulte de la contradiction qu’il y a entre son essence et sa manifestation est un paradoxe d’amour et d’amour sauveur.

p – Gretillat, ouvr. cité, p. 6-8 (très librement reproduit).

Dire cela, dire avec Pascal : « Il y a assez de clarté pour éclairer les élus (parlons simplement des cœurs droits) et assez d’obscurité pour les humilier ; il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés (parlons simplement des cœurs mal disposés) et assez de clarté pour les rendre inexcusablesq » ; — fonder le scandale de l’inévidence sensible et intellectuelle de la vérité spirituelle sur un motif de dignité humaine et d’amour divin, ne serait-ce pas déjà avoir fait de l’apologétique et de la meilleure ? Et n’est-ce pas la preuve — par le fait, c’est-à-dire la meilleure des preuves — que l’apologétique reste possible et nécessaire, que le caractère de la vérité à défendre n’exclut pas toute apologétique ?

qPensées de Pascal (2me édit. Astié, p. 577). — C’est dans ce sens que s’exprimait Jésus (Luc 16.31) lorsqu’il disait des Juifs que la loi et les prophètes leur suffisaient et que l’apparition même d’un mort ressuscité ne les convertirait pas à Dieu, c’est-à-dire que, réduits au silence par le plus éclatant des miracles, ils n’en seraient devenus ni meilleurs, ni plus pieux, ni plus obéissants, ni plus croyants.

Mais il y a plus, et c’est ici notre second argument. La position de toutes les consciences relativement à la vérité, le degré d’éducation de toutes les consciences auxquelles s’adresse le christianisme n’est pas identique. Elles ne sont pas toutes sur le même niveau. Si pour les unes le clair-obscur dont s’entoure la réalité spirituelle se résout naturellement en lumière, il y en a d’autres pour lesquelles il se résout naturellement en ténèbres. Aux difficultés nécessaires et voulues, inhérentes à la vérité qui doit être crue, condition de la formation de la foi, s’ajoutent pour plusieurs des difficultés accidentelles, gratuites, surérogatoires. (Elles viennent de l’hérédité, du milieu, du tempérament.) Il y a des préjugés tenaces, dont on hérite inconsciemment ; il y a des courants hostiles par lesquels on est porté même sans le savoir. Ces obstacles, ces difficultés, ces préventions et ces obscurités paralysant le jeu de la liberté morale, pèsent d’avance et à tort sur la décision de la volonté, rendent l’Evangile plus obscur encore qu’il ne l’est en réalité. — L’œuvre de l’apologétique sera de compenser ces lacunes dont l’individu souvent n’est pas responsable ; de rétablir l’équilibre, et sans vouloir violenter la liberté, ni supprimer la nécessité du choix (le bienfait du travail intérieur), de mettre tout simplement la liberté et le choix à même de s’exercer. Personne ne niera que l’œuvre ne soit urgente dans un monde comme le nôtre, ni que les cas ne soient nombreux où cette œuvre doive être accomplie.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant