La Vérité Humaine – I. Quel homme suis-je ?

4.1 La méthode d’autorité

J’ai à peine besoin de la définir, tant elle se présente nettement à la pensée. La nommer, c’est déjà l’avoir définie. Elle consiste à imposer l’objet de la foi chrétienne, la vérité chrétienne à l’acceptation du sujet, sur des preuves ou pour des raisons extérieures à cette vérité et à cet objet. Ces raisons peuvent être de nature diverse : le crédit qui s’attache à certaines personnes, ou à certaines traditions, ou à certains livres, ou à certaines institutions, ou à un certain consensus général des esprits, etc. Et l’on raisonne en disant : il faut croire, il faut recevoir telle affirmation comme vérité, puisque ces hommes, ces traditions, ces livres, ces institutions, ce consensus l’enseignent ainsi. Plus le nombre des témoins invoqués est considérable, plus les traditions, les livres, les institutions sont anciens et vénérables, plus leur témoignage est concordant, plus l’autorité est forte — plus convaincante est la preuve et solide la raison.

Les exemples typiques de ce genre d’apologétique se rencontrent au sein du christianisme, dans l’infaillibilité papale pour les catholiques ; dans l’infaillibilité des Écritures (théopneustie) pour les protestants.

Nous ne repoussons pas toute notion d’autorité, ni tout emploi apologétique de l’argument d’autorité. Nous croyons que le radicalisme anti-autoritaire qui sévit en ce moment est une erreur pédagogique et une illusion psychologique. On ne se passe de toute autorité nulle part, pas même dans la plus intime, la plus spirituelle, la plus vivante des religions. Mais le rôle qu’elle joue n’est pas de telle sorte que nous puissions fonder sur l’autorité extérieure notre apologétique, et l’employer comme principe de méthode directrice. — Voici par quelles raisons nous en sommes empêchés :

Parce que nous sommes protestants. — Qu’est-ce que le protestantisme ? Une religion ? une secte chrétienne, comme le pense le vulgaire ? — Non pas. Le protestantisme est une méthode religieuse. Rien de plus, rien de moins. Cette méthode, c’est celle de l’examen ; la même qu’en science identiquement, mais appliquée à un autre objet, à un objet spécial : le christianisme. — Sans doute, empiriquement, historiquement, par suite de l’application concrète de sa méthode, le protestantisme est encore autre chose : une réforme du christianisme. Mais par rapport au catholicisme seulement. En soi il n’est qu’une méthode. Etre protestant, c’est-à-dire partisan de l’examen en matière de foi, et préconiser la méthode autoritaire, ce serait se renier soi-même.

Parce que nous avons défini l’apologétique : la vérification de la vérité chrétienne devant les facultés humaines naturelles. — La méthode autoritaire supprime cette vérification, ou prétend la supprimer. Elle impose l’acceptation de la vérité pour des raisons extérieures et étrangères à la vérité, donc autres que la vérité. Celle-ci n’est plus vérifiée directement et pour elle-même, mais reçue, indirectement et pour des motifs d’un autre ordre. Il n’y a plus vérification. Ou s’il y a encore vérification, la vérification ne porte pas sur la vérité, mais sur les raisons qui l’imposent.

Parce que la vérité chrétienne est, de sa nature, inévidente aux sens et à la raison. Or, l’autoritarisme ne respecte pas cette inévidence. Il établit un lien artificiel, que personne n’est libre d’examiner, qu’on soustrait à l’examen, entre la vérité et les faits ou les arguments qui doivent l’accréditer (Église = vérité chrétienne ; Bible = vérité chrétienne). On dit : cela est vrai parce que l’Eglise l’enseigne, parce que la Bible le déclare, etc. Et au nom de la Bible, de l’Église, de la tradition, c’est-à-dire au nom d’une évidence intellectuelle et sensible, on impose la vérité morale comme si elle était naturelle, on soumet le sujet. On ne respecte donc pas l’inévidence intellectuelle et sensible de la vérité spirituelle d’une part, et de l’autre, par un corollaire inévitable, on supprime la liberté du sujet.

Parce qu’enfin d’analyse, la méthode d’autorité ne se suffit point à elle-même. — Elle vise à éliminer l’examen, à produire l’évidence, c’est-à-dire la contrainte. Mais elle n’y arrive jamais complètement. Elle affirme la vérité chrétienne au nom de la Bible, au nom de l’Église, au nom de la tradition. Mais je puis toujours demander de quel droit la Bible, l’Eglise, ou la tradition sont infaillibles ? quelles sont les preuves qu’elles possèdent la vérité ? — En demandant cela, je demande à examiner. Et alors de deux choses l’une : ou bien on affirme sans raisons (ce serait la méthode autoritaire idéale) et j’ai le droit de ne pas me soumettre ; ou bien on produit des raisons, on les proposa à mon examen. J’examine donc. Et dès lors tout est perdu. Car si j’examine une fois, pourquoi pas deux, pourquoi pas toujours ? Si j’examine ici, pourquoi pas ailleurs, pourquoi pas partout ? — Ou bien donc l’autorité reste sans valeur et sans efficace ; ou bien elle suppose à son origine l’examen, et se ruine elle-même.

Parce que toutes les indications que nous pouvons retirer de l’histoire de l’apologétique et des besoins de notre temps tendent à montrer que la méthode d’autorité a cessé de correspondre au besoin des esprits. — Cette thèse suppose, sans doute, une étude plus sérieuse de l’histoire de l’apologétique que celle que nous avons faite, et une connaissance préalable de l’état actuel des esprits. Je la maintiens quand même (à chacun de la contrôler). Et je n’ai qu’à me demander quelles sont les apologies du christianisme qui survivent à toutes les autres, pour être fixé sur ce point. Il n’y en a guère que deux qui soient restées actuelles, c’est-à-dire effectives : celle de Pascal et celle de Vinet. Or, ni l’une ni l’autre n’emploient la méthode de l’autorité extérieure. Toutes celles qui l’emploient ont sombré dans l’océan de l’oubli.

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