La Vérité Humaine – I. Quel homme suis-je ?

C. Critique de l’argument téléologique

Il prétend partir, non de l’existence contingente de l’objet en tant que contingent, pour conclure directement à la cause première ou efficiente (comme faisait l’argument cosmologique) ; mais d’une existence donnée en tant qu’ordonnée, d’une série d’expériences déterminées, d’objets concrets, relatifs les uns aux autres, et de la nature même de leurs relations, pour conclure de là à la cause finale, et, par la cause finale, atteindre la cause première.

Cet argument fondé sur le rapport évident qu’il y a entre une série de phénomènes et une intention intelligente qui les dispose en vue d’une fin, cet argument, dis-je, est l’un des plus populaires, des plus communs, et l’un des meilleurs aussi que l’on puisse employer en vue de la démonstration de l’existence de Dieu. Kant lui-même, si sévère aux deux autres, ne lui refuse pas tout avantage, et pense qu’on aurait tort de l’abandonner tout à fait. Bossuet, Fénelon, Rousseau et Voltaire lui-même l’ont employé, non sans force et sans éloquence : « Tout ce qui, dit Bossuetg, montre de l’ordre, des proportions bien prises et des moyens proportionnés à faire de certains effets, montre aussi une fin expresse ; par conséquent un dessin formé, une intelligence réglée et un art parfait. C’est ce qui se remarque dans toute la nature. Nous voyons tant de justesse dans ses mouvements et tant de convenance entre ses parties, que nous ne pouvons nier qu’il y ait de l’art. Car s’il en faut pour remarquer ce concert et cette justesse, à plus forte raison pour l’établir. C’est pourquoi nous ne voyons rien dans l’univers que nous ne soyons portés à demander pourquoi il se fait, tant nous sentons naturellement que tout a sa convenance et sa fin. » — Fénelon a développé le même thème avec abondance et prédilection dans les premiers chapitres de son Traité de l’existence de Dieu. Voltaire l’a rendu populaire en comparant le monde à une horloge qui suppose l’existence d’un horloger. Bernardin de Saint-Pierre par contre, dans ses Études et dans ses Harmonies de la nature, en a tellement abusé, a appliqué l’argument téléologique à de si petits et si mièvres exemples, qu’il l’a compromis et que c’est depuis lui surtout qu’une réaction en sens inverse a commencé à se dessiner.

gDe la connaissance de Dieu et de soi-même, chap. IV.

Nous verrons que ce qu’il y a de plus palpable et de plus solide, c’est moins le côté positif de l’argument téléologique, que son côté négatif ; moins peut-être la démonstration directe d’un ordre et d’une harmonie intentionnelle dans le monde, que la réfutation par l’absurde de la théorie du hasard. « Qui croira, écrit Fénelonh, que l’Iliade d’Homère, ce poème si parfait, n’ait jamais été composé par un effort du génie d’un grand poète, et que les caractères de l’alphabet ayant été jetés en confusion, un coup de pur hasard, comme un coup de dé, aurait rassemblé toutes les lettres précisément dans l’arrangement nécessaire pour décrire, en des vers pleins d’harmonie et de variété, tant de grands événements, pour les placer et les lier si bien tous ensemble, pour peindre chaque objet avec tout ce qu’il y a de plus gracieux, de plus noble et de plus touchant, enfin pour faire parler chaque personne selon son caractère d’une manière si naïve ou si passionnée ? » Ce qui est vrai du poème et même d’un seul de ses vers, ne l’est-il pas à plus forte raison du grand poème (ποίημα) de l’univers ? — Rousseaui emploie la même comparaison avec plus de force et de bonheur encore : « Si l’on venait me dire que des caractères d’imprimerie projetés au hasard ont donné l’Enéide tout arrangée, je ne daignerais pas faire un pas pour aller vérifier le mensonge. Vous oubliez, me dira-ton, la quantité des jets ! Mais de ces jets-là, combien faut-il que j’en suppose pour rendre la combinaison vraisemblable ? Pour moi, qui n’en vois qu’un seul, ai l’infini à parier contre un que son produit n’est pas l’effet du hasard. »

hTraité de l’existence et des attributs de Dieu, chap. Ier.

iEmile, livre IV (Profession de foi du vicaire savoyard).

Sous sa forme négative, l’argument téléologique est certainement très fort. Il est légitime et il est habile de l’employer dans l’apologétique courante, pourvu qu’on ne le pousse pas trop loin ; car nous allons voir qu’il a des limites ; que s’il prouve quelque chose, il ne prouve pas l’existence de Dieu ; et que ce qu’il prouve, il ne le fait guère qu’au moyen des quantités morales implicites qu’il recèle.

Selon Kant, la valeur positive de l’argument téléologique se décompose dans les facteurs suivants :

1° Il se trouve dans le monde des signes certains d’un ordre intentionnel, réalisé avec une grande sagesse.

2° Cet ordre intentionnel est étranger au monde, en ce sens que la nature ne pourrait d’elle-même réaliser les intentions de tant de choses si diverses et par des moyens si variés, si ces moyens et ces choses n’étaient pas choisis et disposés à cet effet par un principe ordonnateur et intelligent.

3° Il existe donc une cause suprême et sage, qui n’est pas la nature aveugle mais une intelligence opérant par la libertéj.

j – Une intention est-elle nécessairement libre ? De l’intelligence, de la sagesse, de l’ordre, peut-on conclure la liberté ? On pourrait parfaitement conclure le contraire.

4° L’unité de cette cause se laisse conclure avec vraisemblance et conformément à toutes les analogies, de l’unité des relations réciproques des parties du bel édifice du monde, aussi loin que notre observation peut atteindre.

Après ce que Kant vient de concéder, il semblerait que Dieu soit donné dans l’argument téléologique. Il n’en est rien. Kant lui oppose deux fins de non recevoir :

1° La preuve ne peut établir qu’un architecte du monde, mais non pas un créateur du monde. On observe en effet une mise en œuvre de matière donnée, mais non pas une création de matière. Pour prouver une création de matière, c’est-à-dire un Dieu créateur, il faudrait que l’argument pût établir que la matière du monde, par elle-même, eût été rebelle à l’ordre intentionnel qui lui est imposé ; et par conséquent que, pour s’y prêter (comme il est visible qu’elle le fait), elle doit avoir été créée par l’intelligence même qui lui donne ses lois. Ce que l’argument ne peut établir.

2° Le monde n’est pas infini et n’est pas absolu (au moins celui qui est accessible à l’expérience). Il est simplement très grand. Nous n’avons donc pas le droit de statuer l’absoluité (c’est-à-dire la divinité) de la cause ordonnatrice du monde. Passer du relatif à l’absolu, c’est faire un saut périlleux que rien ne justifie, que la dialectique condamne aussi énergiquement dans la preuve téléologique que dans la preuve cosmologique.

Les conclusions dernières de Kant sont donc négatives pour la preuve téléologique comme pour les autres. N’est-il pas permis de croire qu’elles eussent été plus négatives encore si Kant avait vécu un siècle plus tard ? s’il avait connu la nature comme la science moderne nous l’a fait connaître à nous, c’est-à-dire pleine de contradiction, de désordre et d’obscurité ? et s’il n’avait pas été sous l’influence d’un siècle qui ne voyait la nature qu’à travers les lunettes d’un Rousseau et d’un Bernardin de Saint-Pierre ?

Quoi qu’il en soit, nous allons reprendre la question à nouveaux frais et pour elle-même. Nous examinerons d’abord jusqu’à quel point il est vrai de dire que la nature révèle des causes finales ; nous examinerons ensuite le rapport qu’implique l’existence de causes finales avec l’existence de Dieu.

a) De l’existence des causes finales dans la nature.

Remarquons tout d’abord que les partisans des causes finales, les cause-finaliers (comme les appelle Paul Janetk), sont moins exclusifs et rigoureux, mais plus intelligents, plus larges d’esprit et de compréhension que leurs adversaires. Ceux-ci, en effet, nient toute finalité au profit de la seule causalité efficiente. Ce sont ordinairement des esprits scientifiques, mais plus philosophes que scientifiques, et qui sacrifient tout à une seule conception ; des monistes, métaphysiciens inavoués. Les cause-finaliers, au contraire, admettent parfaitement l’existence et le rôle des causes efficientes ; ils ne font qu’en subordonner l’exercice aux raisons ou causes finales. — Mais cette supériorité, toute théorique, ne devient une supériorité réelle et pratique que si les causes finales existent réellement. C’est ce qu’il nous faut maintenant examiner.

kLes causes finales (1877).

I) Le mécanisme.

Il est une conception du monde qui exclut d’emblée l’existence des causes finales, et cette conception s’allie fort bien avec l’intellectualisme pur, c’est le mécanisme. Le mécanisme ramène l’ordre entier des phénomènes à la causalité efficiente, c’est-à-dire précisément à la grande loi de la pensée pure. Il exclut du rapport de cause à effet toute combinaison de moyens autre que celle qui a produit l’effet, et toute éventualité d’effets autre que celle produite par la cause. La prétendue finalité ne serait, à ce point de vue, qu’une superfétation, une explication gratuite, surajoutée à la seule suffisante et à la seule véritable ; selon Spinozal, un résultat de notre ignorance, qui intervertit le rapport seul réel de la cause et de l’effet en rapportant à des intentions délibérées ce qui n’est que le jeu nécessaire de forces inconscientes. En d’autres termes : les causes finales seraient une transposition, une interprétation illusoire et arbitraire des causes efficientes. Il y a sans doute un ordre dans la nature, mais cet ordre vient d’en bas, mais cet ordre vient de la nature elle-même ; il ne lui est pas appliqué du dehors ou d’en haut. La nature étant ce qu’elle est, produit nécessairement ce qu’elle produit. En constatant cet ordre nous lui inventons un but, une finalité qu’elle n’a pas en réalité. — A cet égard l’objection précédente, celle des Fénelon et des Rousseau, est affectée d’inexactitude. L’assimilation entre la nature et un arrangement de caractères d’imprimerie pèche en ceci, que les éléments de la nature ne sont pas, comme des caractères d’imprimerie, juxtaposés au hasard d’un jet, ou d’une série indéfinie de jets, et sans action ni réaction organique des uns sur les autres ; mais qu’ils apparaissent au contraire comme les parties organiques d’un tout qui les produit par une causalité nécessaire. Il n’y a point de hasard, diront les mécanistes, il y a nécessité interne. Votre objection porte bien contre le hasard, mais elle ne porte pas contre la nécessité. Cette nécessité explique d’une manière adéquate et suffisante l’ordre du monde, puisqu’elle repose sur le principe de la causalité efficiente. L’introduction du principe de finalité est superflue.

l – Je prends à dessein son exemple pour montrer à quel point l’intellectualisme pur est incapable de statuer la finalité.

Et il faut avouer que la théorie transformiste moderne a apporté à cette conception d’indiscutables appuis. Elle a coordonné tout un ensemble de faits qui, restés jusqu’alors isolés, ont reçu de leur groupement même et de leur nombre une signification anti-finaliste marquée. A ceux qui montraient jadis avec une certaine complaisance la fonction créant l’organe (comme preuve que la cause efficiente s’exerçait sous condition de la cause finale), on répond aujourd’hui : d’abord, qu’en bien des cas, au contraire, c’est l’organe qui, une fois formé, a créé ou appelé la fonction (c’est-à-dire que la cause efficiente a agi toute seule, en repoussant la cause finale au rang des hypothèses inutiles) ; et ensuite, que la formation ou l’appel à l’existence de l’organe par la fonction est d’ordre mécanique. La loi fameuse d’adaptation ne signifie pas autre chose. Elle signifie que c’est l’accident (le changement de milieu, par exemple), et non la fin, qui détermine les modifications correspondantes de l’organe.

Voilà l’objection préjudicielle que l’on peut faire à l’argument téléologique. Je n’ai pas besoin de faire observer à quel point elle est intellectualiste par son essence. Elle consiste à nier le principe de finalité au nom du principe de causalité, c’est-à-dire au nom du principe même de l’intellectualisme, puisque la causalité constitue la forme et la substance de la pensée dialectique. Et j’en infère tout de suite que l’intellectualisme comme méthode de connaissance ne saurait donner aucune valeur probante à la preuve téléologique de Dieu ; ce que la suite démontrera jusqu’à l’évidence.

II) Les phénomènes donnés par l’observation et leurs rapports ne montrent ni toujours, ni partout, l’harmonie impliquée par la cause finale.

Sortons maintenant de l’a priori mécaniste, contemplons le monde tel qu’il est, sans parti pris. Pourra-t-on invoquer les phénomènes, leurs successions, leurs lois, leur ordre et leur harmonie, de telle sorte qu’il en faudra nécessairement conclure à l’insuffisance de la cause efficiente et à la nécessité d’une cause finale ? — C’était l’opinion de Kant. Cette opinion nous paraît peu fondée. Certes, il y a un ordre, une harmonie, des proportions et des rythmes admirables dans la nature et dans l’univers. Mais il n’y a pas qu’ordre, harmonie, rythme et proportion. Il y a autre chose encore : disproportion, désordre, désharmonie. Or cela n’est pas intellectuellement explicable en faveur de la finalité. C’est ici le point faible, le point très faible de la preuve téléologique de l’existence de Dieu. Secrétan y insiste à plusieurs reprises et avec force : « Cet ordre admirable à certains égards, dit-ilm, est fort loin de l’être à tous égards. Il se dresse ici des problèmes dont l’apologiste ne saurait faire abstraction sans aller directement contre ses fins. C’est un sophisme trop grossier de prétendre prouver Dieu par l’excellence de l’ordre du monde, pour contester ensuite notre compétence à juger l’œuvre de Dieu lorsque nous trouvons des défauts dans l’ordre du monde. » Or c’est à ce sophisme, en définitive, qu’en sont réduits à l’heure qu’il est les partisans de la preuve téléologiquen.

mLa civilisation et la croyance, 3e édit., p. 206.

n – Dans un autre passage, que je ne puis retrouver mais que je n’oublierai pas, parce qu’il m’a donné le frisson, le même auteur montre, avec une ironie sanglante, que le spectacle du monde, loin d’être une raison d’adorer Dieu, est au contraire une raison de le blasphémer, et que la seule leçon qu’on en tire avec évidence est une leçon d’athéisme.

La première objection que font valoir les naturalistes, celle de l’inutilité manifeste de certains organes ou de certains phénomènes, n’est pas accablante. Elle n’en constitue pas moins un cas embarrassant au point de vue d’un finalisme rigoureux. Il est certain que la nature produit et perpétue l’existence, intacte ou atrophiée, d’organes absolument inutiles. On ne saurait prétendre que des rudiments de mamelles chez les individus mâles, par exemple, leur aient été jamais d’une utilité quelconque. On ne saurait prétendre que des pattes palmées chez des volatiles aujourd’hui exclusivement aériens leur soient encore d’aucun secours. On ne saurait admettre que l’appendice vermiculaire du gros intestin, utile chez les herbivores et chez les ruminants, soit d’aucune utilité pour l’homme, chez lequel il constitue, au contraire, une occasion de maladie fréquente et souvent de mort. Et ainsi d’une multitude de faits semblables. Leur présence semble devoir s’expliquer beaucoup mieux comme l’effet d’une symétrie aveugle, comme l’effort d’un principe de causalité purement efficiente, s’agitant dans des tentatives successives et s’épuisant dans son exercice même, que comme la marque d’une intention parfaitement consciente et raisonnable. Tout au plus pourrait-on y voir la trace d’anciens conflits entre les deux principes étiologique et téléologique, au cours desquels la finalité ne serait demeurée qu’à demi victorieuse.

Une objection au finalisme plus grave encore que celle des restes inutiles laissés derrière elle par l’évolution organique des êtres, est celle des détours, des vains caprices, et en quelque sorte des fantaisies arbitraires, auxquels s’attarde l’évolution elle-même dans sa marche en avant, et qui sont parfois si flagrants qu’ils semblent aller à fin contraire du but poursuivi, c’est-à-dire du progrès dans l’échelle des êtres, des organes et des fonctions. « On ne peut dans l’hypothèse téléologique, écrit Fortlageo, justifier le Créateur d’une certaine faiblesse ou d’un certain penchant à des jeux inutiles, lorsqu’on le voit atteindre, à grand appareil d’inventions ingénieuses, de très petits buts, qu’un créateur tout puissant, tel que celui auquel on aurait affaire dans l’hypothèse, devrait avoir pu atteindre par des moyens plus simples et beaucoup plus brièvement, sans se créer à lui-même sur son chemin des difficultés inutiles. » Même Paley, le grand admirateur de la sagesse divine dans l’organisation des animaux, exprime son étonnement sur ce point, et il ne voit d’autre refuge que dans l’incompréhensibilité des voies de Dieu (c’est-à-dire dans le sophisme précisément que Secrétan condamne). « Pourquoi, se demande-t-il (à propos de l’œil), l’inventeur de cette merveilleuse machine n’a-t-il pas donné aux animaux la faculté de voir sans employer cette complication de moyens ? » — A cette question il faut bien convenir que l’étiologie a une réponse tandis que le finalisme n’en a point. Or, rester sans réponse, n’est-ce pas s’avouer vaincu ? On sait, en effet, que plusieurs naturalistes ont déclaré l’œil, l’œil humain en particulier, un instrument de vision beaucoup plus compliqué que parfait, et les lois de l’optique permettraient de concevoir un appareil visuel à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus adéquat. Encore l’œil humain est-il relativement simple et suffisamment apte aux fonctions de la vision. Bien moins parfaits, moins suffisants et infiniment plus compliqués sont les mille petits tubes des yeux combinés des insectes. Pourquoi le plus sage des créateurs (dans l’hypothèse) a-t-il eu recours, non seulement à des appareils si rudimentaires — ce qui se comprendrait encore par la nécessité de l’évolution progressive, — mais si extraordinairement complexes et délicats pour atteindre un si pauvre but, lorsqu’il devait montrer plus tard que la nature était capable d’en produire de plus simples et de plus parfaits ?

oDarstellung und Kritik der Beweise für’s Daseyn Gottes (1840), p. 237.

[« La demeure de l’homme nous apparaît, à la lumière de ce que nous connaissons aujourd’hui de sa formation, à peu près construite par le procédé qui, pour faire une maison habitable, consisterait à bâtir d’abord une ville entière, puis à laisser successivement tomber en ruines ses divers édifices pour n’en conserver à la fin qu’un seul, formé en majeure partie avec des matériaux enlevés aux autres et dont la plupart portent encore la trace d’architectures diverses, plein de différences de niveau, d’appendices, de cloisons déplacées, d’ouvertures bouchées, et de tous les inconvénients que présentent les maisons faites peu à peu, au gré des générations successives qui les ont occupées. » — Comparant la formation du monde à la fabrication d’une statue, on pourrait dire que « la géologie nous montre les essais de statues auxquels s’est livré l’artiste avant de faire son chef-d’œuvre », tandis que les sciences biologiques « nous font voir que tous ces essais ne se rapportent pas à une même statue, mais à des ébauches de divers ordres ; c’est comme un atelier où le maître et les élèves semblent s’être fait la main jusqu’au jour où, de ces essais, est sorti le chef-d’œuvre. » — F. Leenhardt, L’évolution (Revue de théol. et des quest. relig., de Montauban, décembre 1899, p. 587-588).]

Comment justifier les jeux d’une fantaisie qui s’égare dans de tels caprices, qui semble se créer à elle-même de vains obstacles pour le plaisir enfantin d’en triompher ensuite ? Comment accorder les jeux d’une semblable fantaisie avec la preuve téléologique ? — Ces exemples et cent autres semblables, s’expliquent mieux par l’exercice de la cause efficiente que par celui de la cause finale, et infirment grandement la valeur de l’argument.

Une objection plus grave encore, l’objection dirimante contre les causes finales, se tire de l’indifférence du cours de la nature et de l’implacable déterminisme qui le régit. Comment concilier ce déterminisme, qui est évidemment celui de la causalité efficiente et nécessaire, avec une finalité qui semble en exiger, sinon la rupture, au moins la conduite intentionnelle et sage en vue de la réalisation d’une fin parfaite ? Comment concilier la loi cruelle de la lutte pour l’existence et de la survivance des plus aptes, toutes les injustices, toutes les douleurs, toutes les morts qu’elle entraîne, avec les harmonies divines de la nature que l’on ne célébrait tant autrefois que parce qu’on n’en connaissait pas l’envers ? Ces lois cruelles, ces lois implacables, ces dures nécessités seraient divines ! seraient des fins voulues de Dieu ! Mais alors, en vérité, quelles fins que celles-là ! et de quel Dieu témoignent-elles ?

Et puis, s’il est vrai qu’en un sens rien n’est en vain, s’il est vrai que pris isolément toute cause a un effet utilisable, tout phénomène une raison d’être par rapport à un autre phénomène, cela reste-t-il vrai encore pris de haut et considéré absolument ? « On a répété souvent, écrit Guyaup, que rien n’est en vain. Cela est vrai dans le détail. Un grain de blé est fait pour produire d’autres grains de blé. Nous ne concevons pas un champ qui ne serait pas fécond. Mais la nature en son ensemble n’est pas forcée d’être féconde : elle est le grand équilibre entre la vie et la mort. Peut-être sa plus haute poésie vient-elle de sa superbe stérilité. Un champ de blé ne vaut pas l’océan. L’océan, lui, ne travaille pas, ne produit pas, il s’agite ; il ne donne pas la vie, il la contient, ou plutôt la donne et la retire avec la même indifférence ; il est le grand roulis éternel qui berce les êtres. Quand on regarde dans ses profondeurs, on y voit le fourmillement de la vie ; il n’est pas une de ses gouttes qui n’ait ses habitants, et tous se font la guerre les uns aux autres, se poursuivent, s’évitent, se dévorent ; qu’importe au tout, qu’importe au profond océan ces peuples que promènent au hasard ses flots amers ? Lui-même nous donne le spectacle d’une guerre, d’une lutte sans trêve : ses lames qui se brisent et dont la plus forte recouvre et entraîne la plus faible, nous représentent en raccourci l’histoire des mondes, l’histoire de la terre et de l’humanité. C’est pour ainsi dire l’univers devenu transparent aux yeux. Cette tempête des eaux n’est que la continuation, la conséquence de la tempête des airs ; n’est-ce pas le frisson des vents qui se communique à la mer ? A leur tour les ondes aériennes trouvent l’explication de leurs mouvements dans les ondulations de la lumière et de la chaleur. Si nos yeux pouvaient embrasser l’immensité de l’éther, nous ne verrions partout qu’un choc étourdissant de vagues, une lutte sans fin parce qu’elle est sans raison, une guerre de tous contre tous. Rien qui ne soit entraîné dans ce tourbillon ; la terre même, l’homme, l’intelligence humaine, tout cela ne peut nous offrir rien de fixe à quoi il nous soit possible de nous retenir ; tout cela est emporté dans des ondulations plus lentes, mais non moins irrésistibles ; là aussi règne la guerre éternelle et le droit du plus fort. A mesure que je réfléchis, il me semble voir l’océan monter autour de moi, envahir tout, emporter tout ; il me semble que je ne suis plus moi-même qu’un de ses flots, une des gouttes d’eau de ses flots, que la terre a disparu, que l’homme a disparu, et qu’il ne reste plus que la nature avec ses ondulations sans fin, ses flux, ses reflux, les changements perpétuels de sa surface qui cachent sa profonde et monotone uniformité. »

pEsquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 51-52.

En d’autres termes, s’il y a finalité dans la réciprocité d’action et de réaction des divers phénomènes intra-cosmiques, cette finalité dépasse-t-elle le monde ? Le monde lui-même et pris en soi, a-t-il une fin ?

C’était l’opinion de Kant, qui la fondait sur l’insuffisance de la nature à s’organiser elle-même de la façon où nous la voyons être organisée. Cette insuffisance appelait la nécessité d’une intention intelligente et transcendante, et cette intelligence à son tour garantissait le but du monde. — Or cette opinion, après ce que nous venons de voir et de dire, nous la contestons formellement. A côté des finalités apparentes, il y a trop d’effets aveugles, de causes inconscientes, de désordre, de souffrance, de ruine et de mort dans l’univers, pour que nous estimions permis de conclure sans plus à l’existence d’une intelligence transcendante. Dès lors le but du monde lui-même cesse d’être garanti. Tout au plus pouvons-nous admettre une sorte de finalité relative, qui s’épuise dans l’existence cosmique. Le monde est pour que le monde soit : la finalité ne va pas plus loin. Les phénomènes particuliers que nous observons ont une fin sans doute, mais cette fin c’est purement et simplement l’existence de l’univers. Quant au but que poursuit cet univers, et s’il a un but, c’est une question à laquelle l’argument téléologique n’a point de réponse.

III) Tentative de concilier le désordre et la douleur dans l’univers donné avec la preuve téléologique de l’existence divine, par l’hypothèse du mal métaphysique.

Pour se tirer de là, c’est-à-dire pour être en état d’admettre encore des finalités dans la nature et pour les concilier avec les témoignages évidents de non-finalité, Paul Janet, renouvelle une très ancienne conception, qui fut officiellement consacrée par Leibnitz, celle qui consiste à attribuer au mal métaphysique, c’est-à-dire à la limitation, au caractère nécessairement fini et borné de l’être créé, tout ce qui est contraire à la perfection de l’ordre, de l’harmonie dans l’univers, c’est-à-dire contraire aux causes finales. « Trouver, écrit-il, la plus grande somme possible de bien produit avec la moindre perte possible, tel était le problème. Problème analogue à celui du mécanicien qui s’efforce, en construisant une machine, d’obtenir la plus grande somme de travail utile avec la moindre somme de travail perdu ; mais il y aura toujours une partie du travail employée pour le mouvement de la machine elle-même ; et par conséquent le mouvement perpétuel est impossible ; de même dans l’univers, il y aura toujours une part d’action ou de bien qui se perdra par le conflit ou le frottement des choses les unes sur les autres ; par conséquent le bien absolu n’est pas possible. Ce qui est possible de part et d’autre, c’est un maximum ou un optimum ; or pour savoir si cet optimum a été réellement obtenu, il faudrait, d’une part, connaître le calcul intégral divin et les théorèmes en vertu desquels a été faite l’opération, et, de l’autre, les données et la condition de l’opération elle-même ; or, l’un et l’autre sont d’une impossibilité absolue. »

Il serait difficile de mettre dans la bouche même d’un cause-finalier, un aveu plus lamentable que celui-ci d’un plus radical échec de la preuve téléologique. Si c’est à ce prix qu’il faut maintenir l’existence des causes finales, mieux vaut infiniment les abandonner tout à fait. Si l’évidence sur laquelle on bâtit est si peu évidente qu’il faille recourir pour la soutenir à une hypothèse métaphysique si éloignée, alors vraiment sur quoi bâtit-on ? La cause finale, désavouée par l’expérience, ne rentre que par le détour arbitraire d’une hypothèse philosophique incertaine. Et nous répondons à Janet : Etablissez d’abord votre philosophie, mettez-la hors de doute, rendez-la évidente ; nous vous suivrons alors. Jusque-là, nous refusons de vous suivre.

Quant à nous, sans connaître « le calcul intégral divin », nous n’hésitons pas. Non seulement l’optimum, c’est-à-dire le meilleur des mondes possibles, n’est atteint ni dans la nature, ni dans l’humanité (puisque le seul exercice de nos facultés, poussé jusqu’à l’idéal, nous fournit la conception et même la représentation d’un monde meilleur), mais encore il est nié dans l’un et l’autre domaine par une quantité de phénomènes ou inutiles, ou funestes, dont l’optimum le plus réduit ne comporte pas l’explication. Jamais on ne nous fera prendre le spectacle démoralisant de la lutte pour l’existence, de la souffrance et de la mort pour des nécessités inéluctables de l’existence finie. Jamais on ne nous forcera d’admettre que la puissance souveraine soit à ce point limitée dans ses moyens qu’elle n’ait pu échapper à cette condition de l’économie actuelle qui est l’entre-mangement réciproque des êtres ! Gomment ! je ne puis prendre ma place au soleil qu’en dépouillant un autre, je ne puis subsister et vivre que par la souffrance et la mort de mille créatures et de mes semblables eux-mêmes, cette nécessité monstrueuse est universelle ; elle ne s’applique pas à moi seulement qui suis mauvais et dont la méchanceté pourrait à la rigueur expliquer cet horrible phénomène, mais elle s’applique à tous les êtres, aux innocents comme aux coupables, elle leur est fatale à tous, depuis l’animal jusqu’à la plante. Et ce serait là l’optimum divin ? En vérité, il ne faut pas être difficile pour s’en arranger de bon cœur ! Et nous demandons à Janet si cet optimum ne serait pas plutôt un minimum, le plus dérisoire et le plus lamentable des minimums ! Nous lui demandons ce que vaut cette finalité ? ce que vaut surtout un Dieu qui s’en contente ? Ce n’est pas en tous cas celui que nous adorons, celui qu’il nous serait permis d’adorer.

IV) Impuissance et raisons de l’impuissance de la preuve téléologique dans l’intellectualisme pur.

On nous répondra peut-être que nous avons tort de nous scandaliser de la sorte ; qu’il ne faut pas s’appesantir ainsi sur la rigueur des lois naturelles et sur la quantité des victimes qu’elles immolent chaque jour ; que ce sont là des moyens seulement, des moyens cruels sans doute, et regrettables, mais enfin des moyens effectifs d’une fin admirable, et que cette fin c’est l’homme, l’homme pensant, la pensée humaine ; et que l’homme, en pensant l’univers — cet univers fût-il défectueux et indigne, — l’ennoblit, le purifie, le consacre en quelque sorte, et lui rend, par la pure pensée, sa noblesse et sa valeur absolue. Qu’importent les larmes, les souffrances et le sang, pourvu qu’ils aboutissent ; pourvu que l’homme sorte enfin de ce chaos douloureux, et que par lui, dans l’efflorescence de la pensée, se réalise la conscience du monde !

A Dieu ne plaise que nous mettions en doute un seul instant la supériorité de l’homme et qu’il soit vraiment la fin de l’univers ! Mais encore ne sommes-nous pas sûr que l’intellectualisme (car c’est de lui seul que nous nous occupons pour le moment) soit capable d’assurer à l’homme, c’est-à-dire à la pensée humaine, la supériorité qu’il lui attribue et d’établir que le monde trouve en l’homme, c’est-à-dire dans l’intelligence, sa fin suffisante et véritable. Nous reprendrions volontiers à notre compte la critique moqueuse de Montaigneq : « Car pourquoy ne dira un oyson ainsi : Toutes les pièces de l’univers me regardent ; la terre me sert à marcher, le soleil à m’esclairer, les estoiles à m’inspirer leurs influences ; j’ay telle commodité des vents, telle des eaux ; il n’est rien que cette voulte regarde si favorablement que moy ; je suis le mignon de nature ? Est-ce pas l’homme qui me traicte, qui me loge, qui me sert ? C’est pour moy qu’il faict et semer et mouldre ; s’il me mange, aussi faict il bien l’homme son compaignon, et si foys je moy les vers qui le tuent et qui le mangent… » Nous répéterions avec l’auteur du poème sur le Désastre de Lisbonne :

qEssais, livre II, chap. XII.

Un jour, quelques souris se disaient l’une à l’autre :
Que ce monde est charmant, quel empire est le nôtre !
Ce palais si superbe est élevé pour nous ;
De toute éternité Dieu nous fit ces grands trous.
Vois-tu ces gros jambons sous cette voûte obscure ?
Ils y furent créés des mains de la nature ;
Ces montagnes de lard, éternels aliments,
Sont pour nous en ces lieux jusqu’à la fin des temps.
Oui, nous sommes, grand Dieu ! si l’on en croit nos sages,
Le chef-d’œuvre, la fin, le but de tes ouvrages.
Les chats sont dangereux et prompts à nous manger,
Mais c’est pour nous guérir et pour nous corriger…

Et voici ce que nous voulons dire. Ce n’est, à ce qu’il nous semble, ni la sensation ni la pensée pure (seules invoquées par la preuve téléologique), qui peuvent établir la supériorité de l’homme et la finalité de l’univers en l’homme.

Ce n’est pas l’expérience externe, car enfin, si l’homme n’est que le produit brut ou sublimé de quelque antécédent nécessaire, si moi-même je ne suis qu’une masse de matière organisée, du même rang que le singe, le mollusque, l’arbre, le sol qui porte l’arbre ou le fumier qui engraisse le sol, je me demande de quel droit j’affirmerais que le soleil est pour moi plutôt que moi pour le soleil ; que les fruits de l’arbre sont destinés à me servir d’aliment plutôt que moi à engraisser de ma dépouille les racines de l’arbre ; et quel droit je pourrais invoquer de manger le mouton, que n’eût aussi le loup de me manger moi-même ?

Ce n’est pas la pensée, car admettre dans l’univers des finalités dont l’homme serait l’objet, supposer par exemple que ce pourrait bien être en vue de l’apparition de l’être humain que se déroule à travers les règnes et les âges le long procès de l’évolution vitale, implique et suppose la hiérarchie des ordres de l’existence, la supériorité des uns sur les autres, la différence de valeur des uns par rapport aux autres. Or est-ce la pensée pure — je dis : la pensée pure, exempte de toute donnée morale — qui me donne la notion de valeur ? Appartient-il à la seule pensée d’apprécier la qualité des phénomènes ? La quantité, oui ; la complexité, oui ; mais la qualité ? L’idée de qualité est-elle une idée strictement dialectique ? Il ne nous le paraît pas. La dialectique est incapable d’apprécier ; elle ne peut que connaître, c’est-à-dire expliquer les causes par les effets, ou les effets par leur cause. L’appréciation comme acte distinct, est ou utilitaire — lorsqu’elle vient des sens, se rapporte au plaisir ou à la douleur (mais l’utilité n’est qu’une finalité relative, elle n’a rien d’absolu, elle ne va pas au delà de l’être ou du phénomène auxquels l’utilité s’applique) ; — ou morale — lorsqu’elle vient de la conscience (et alors elle est absolue, transcendante à l’être limité et contingent) ; — mais alors elle ne provient ni de la pensée ni de la sensation, et la preuve téléologique, fonctionnant sous le contrôle des catégories morales, ne s’exerce plus au profit de l’intellectualisme. Donc sans moralité, point d’appréciation ; sans appréciation, point d’idée de valeur ; sans idée de valeur, point de supériorité d’un ordre de choses sur un autre, et par conséquent point de finalité cosmique en l’homme.

Car il ne faut pas s’y tromper, si Pascal a pu dire qu’une seule pensée est supérieure dans l’ordre des grandeurs à la multitude innombrable du soleil, de la lune et des étoiles ; s’il a pu dire que l’homme est plus grand que l’univers qui l’écrase parce qu’il est un roseau pensant, c’est qu’il en juge d’un point de vue supérieur à la pensée, d’un point de vue moral, auquel seul il pouvait emprunter l’idée de la valeur de la pensée. — Pour que je puisse, sans outrecuidance et sans présomption, rapporter à moi-même, à mon intérêt, à ma jouissance ou à mon éducation, les faits et tous les faits purement naturels ; pour que j’ose me donner, moi, comme leur raison d’être dernière et principale, celle à défaut de laquelle ni eux-mêmes, ni leur cause efficiente ne fussent apparus dans l’existence, il faut que je croie, avec Jésus-Christ, qu’une âme humaine vaut mieux que le monde entier ; et je ne puis croire à la supériorité absolue de l’âme humaine sur l’univers entier qu’en vertu de prémisses morales dont l’intellectualisme ne peut connaître.

Je conclus donc que la preuve téléologique, réduite aux seuls éléments qu’elle avoue, savoir l’expérience sensible et la causalité dialectique, loin d’être en état de prouver Dieu, ne l’est pas même d’établir d’une manière certaine la finalité dans l’univers ; que si elle le fait et le peut faire, c’est en vertu de prémisses morales inavouées, qui n’appartiennent pas à l’ordre de la pensée pure, et que par là même se trouvent ruinées les prétentions de l’intellectualisme dans la sphère téléologique, comme elles étaient ruinées déjà dans la sphère ontologique et cosmologique.

b) Rapport de la finalité dans la nature à l’existence de Dieu.

Nous faisons ici un pas de plus. Nous nous demandions tout à l’heure si l’univers, interprété par la sensation (l’expérience) et par la pensée, démontrait l’existence des causes finales. Nous nous demandons maintenant si l’existence des causes finales implique l’existence de Dieu. Nous accordons ce qui est en question : l’existence de la finalité. Nous la supposons acquise et démontrée, et nous examinons si elle mène au delà de l’univers, jusqu’à une fin transcendante à l’univers.

Ce que nous avons dit déjà laisse entrevoir que la réponse ne saurait être affirmative. Si la finalité intra-cosmique ne peut être statuée avec certitude que par la pensée morale, c’est-à-dire par l’introduction de prémisses morales dans l’argument téléologique, à plus forte raison est-il d’ores et déjà probable que la finalité supra-cosmique (celle de l’univers lui-même par rapport à une fin transcendante, c’est-à-dire à Dieu) ne pourra être statuée que sur la foi des mêmes prémisses morales, c’est-à-dire autrement que par la dialectique pure.

I) C’est une erreur logique que d’assimiler la finalité dans la nature (organique) avec la finalité dans l’industrie humaine (mécanique).

Plusieurs exemples empruntés à l’histoire de la pensée moderne, vont nous convaincre que notre supposition n’est pas erronée. Il est possible, en tout cas, puisque de grands esprits l’ont fait, de rapporter des finalités, même pleinement reconnues, soit à l’Idée immanente de l’univers (Hegel) soit à une Volonté inconsciente, sorte d’instinct universel, également immanent à l’univers (Schopenhauer et Hartmann). Janet lui-même, lorsqu’il s’agit de tirer la conséquence dernière de l’énorme bagage de faits et de raisons amassé dans son gros livre, et de rapporter toutes les finalités reconnues dans la nature à une personnalité intelligente qui les aurait sciemment posées, — Janet lui-même hésite, se récuse et se réfugie dans l’agnosticisme : « Nous ne sommes pas éloigné, dit-ilr, d’admettre avec Kant que la doctrine de la finalité intentionnelle est une doctrine relative au mode de représentation de l’esprit humain : une hypothèse. » — Et encores : « La doctrine de la finalité intentionnelle n’a d’autre sens pour nous que celui-ci : c’est que l’intelligence est la cause la plus élevée et la plus approchante que nous puissions concevoir d’un monde ordonné. Toute autre cause, hasard, lois de la nature, force aveugle, instinct, sont au-dessous de la vérité. Que si maintenant l’on soutient que la vraie cause est encore au delà [qu’elle est transcendante au monde], savoir au delà de l’intelligence, on peut être dans le vrai, et même nous ne risquons rien à accorder que cela est certain ; car les mots des langues humaines sont tous inférieurs à l’essence de l’absolu. »

rLes causes finales, p. 538.

sIbid., p. 561-562.

Vacherot, dans le même article que nous avons déjà citét, parle dans le même sens et plus négativement encore : « Entre la proposition qu’il y a des buts dans la nature et celle qu’on en déduit généralement, savoir qu’un entendement divin a tout coordonné vers ce but, il y a encore un large intervalle. Assez large pour fournir un champ de bataille aux plus grandes écoles de l’antiquité et des temps modernes… Qu’il y ait des fins dans la nature, que le monde entier soit un tout intelligible, grâce à l’ordre, à l’harmonie résultant des causes finales qui le remplissent et l’animent, cela n’est guère contestable. [Et pourtant cela même, nous l’avons vu, peut être contesté.] Où commence le doute et l’objection, c’est lorsqu’il s’agit d’assimiler aux causes finales des œuvres humaines, la cause finale suprême qui embrasse toutes les autres dans son universelle activité… — Bossuet, continue l’auteur, n’a pas montré qu’il avait le sentiment de la difficulté lorsqu’il a dit : Tout ordre, c’est-à-dire toute proportion entre les moyens et les buts, suppose une cause intelligente. Que l’ordre de la nature suppose une cause, c’est ce qui peut être accordé ; mais ce principe est-il nécessairement un entendement, une volonté, une réflexion libre et capable de choix ? C’est là une autre question. »

t – Revue des Deux-Mondes, 1er sept. 1876, p. 41 et suiv.

Cela est si vrai que Schopenhauer et Hartmann ont pu conclure par la négative. A grands renforts de faits et de formules algébriques, l’auteur de la Philosophie de l’Inconscient établit l’existence de finalités dans les différents ordres de la nature ; mais il montre aussi que ces finalités ne sont que des réalisations successives de l’Inconscient volontaire, qui est la substance aveugle du monde.

Si étrange et contradictoire que nous paraisse l’association de la finalité et de l’inconscient, il faut bien reconnaître que l’expérience ne nous autorise pas à les séparer absolument, moins encore à les opposer. Qu’est-ce que l’instinct, l’instinct migrateur des oiseaux, l’instinct architectural des abeilles et des castors, l’instinct social des fourmis, si ce n’est précisément l’union de la plus admirable finalité et de la plus totale inconscience ? Je le dis par rapport aux analogies de ce qui reste d’instinct en nous. Et s’il en est ainsi dans les cas que nous pouvons observer, pourquoi n’en serait-il pas de même ailleurs et partout ? Et si l’on objectait à Hartmann que l’existence de l’instinct atteste (selon l’opinion courante) l’existence d’une volonté consciente et supérieure qui l’a créé et le dirige, il serait en droit de répondre que c’est précisément le point en question ; qu’explication pour explication, la sienne est plus près des faits, plus conforme aux données immédiates de l’expérience que l’autre. Et sans doute il aurait raison.

La grande erreur logique que l’on commet, en effet, lorsque, assimilant le monde à une horloge, par exemple (avec Voltaire et le sens commun), on en conclut la nécessité d’un horloger, c’est qu’on assimile la finalité cosmique à celle des œuvres de l’industrie humaine. Or cette assimilation est boiteuse. L’œuvre humaine, l’industrie humaine est mécanique et transcendante à sa matière ; elle agit du dehors ; sa création, son agencement exige par définition une cause extérieure, une intelligence à elle transcendante, seule capable de la concevoir : l’intelligence humaine. L’univers, la nature est organique ; elle vit par elle-même ; elle se développe spontanément. C’est au moins de la sorte qu’elle se donne à connaître. Elle a donc sa cause en elle-même ; sa cause est immanente ; elle n’exige pas nécessairement d’autre cause, ni d’autre fin. L’analogie est boiteuse et ne conclut pas.

II) De toutes les finalités cosmiques, même rapportées à une intelligence personnelle, on ne saurait déduire logiquement une finalité absolue.

Mais nous allons plus loin encore. Nous disons que si même l’analogie concluait ; si même la finalité dans la nature équivalait à la finalité dans l’œuvre humaine ; si elle exigeait avec évidence ce qu’elle exige dans l’œuvre humaine : une personnalité intelligente au sommet de l’univers et transcendante à l’univers ; — même alors, c’est-à-dire dans le cas le plus favorable, et supposées franchies toutes les difficultés qui subsistent en réalité, — même alors, l’argument téléologique ne donnerait pas Dieu, le Dieu du théisme, le seul qui nous importe ici. Il ne donnerait qu’un architecte de l’univers, un ordonnateur et un législateur du monde ; il ne donnerait pas un créateur du monde et de l’univers. Sur ce point nous sommes pleinement d’accord avec Kant. Le passage du relatif à l’absolu ne serait pas justifié. D’effets simplement très grands, on ne serait pas autorisé à déduire une causalité absolue. De toutes les finalités cosmiques ensemble ne résulte pas nécessairement une finalité souveraine. Accumulez toute la puissance et toute la sagesse que révèle la totalité des mondes (si vous arrivez à la connaître jamais) ; c’est une puissance immense et une sagesse insondable, ce n’est pas encore nécessairement une sagesse divine et une puissance divine. Encore un coup, Dieu comme Dieu n’est pas donné.

Pour qu’il le fût, il faudrait la manifestation d’une finalité absolue, d’une finalité catégorique, laquelle est donnée, sans doute, dans l’ordre moral, mais ne l’est point ni dans l’ordre de l’expérience sensible, ni dans l’ordre de la dialectique ou de la pensée pure, qui sont ceux dont l’argument avoue l’emploi.

[Et peut-être faudrait-il dire mieux que l’ordre moral : l’ordre religieux. En ce sens que, si la finalité au sein de l’univers suppose, pour être constatée, une appréciation de valeur relative empruntée à l’ordre moral ; la finalité extra-cosmique (celle de l’univers à Dieu) suppose, pour être constatée, une appréciation de valeur absolue empruntée à la certitude (ou à l’expérience) religieuse préalable. — En d’autres termes : pour dire qu’il y a des fins intra-cosmiques dans l’univers, il faut pouvoir affirmer que l’âme humaine est supérieure à tout l’univers, ce qui ne se fait que par l’introduction d’une valeur morale préalable dans la pensée ; et pour dire qu’il y a des fins extra-cosmiques (que l’univers a sa fin hors de lui, en Dieu) il faut pouvoir affirmer que Dieu seul est la valeur absolue, à laquelle se subordonnent et l’univers et les âmes humaines, ce qui ne se peut affirmer qu’au nom d’une expérience religieuse préalable, et par son introduction dans la pensée.]

Conclusion. — D’où nous concluons qu’il n’y a point de preuve de l’existence de Dieu. Rigoureusement parlant, l’existence de Dieu ne se prouve point. L’intellectualisme, seul à même d’en fournir la preuve (puisque son procédé est celui de la démonstration, c’est-à-dire de la preuve) et qui en avait seul la prétention, l’intellectualisme échoue misérablement. Ni l’argument ontologique, ni l’argument cosmologique, ni l’argument téléologique, n’arrivent au but. L’argument ontologique, parce qu’il repose sur une pétition de principe et qu’il n’arrive à déduire l’être parfait de l’idée de perfection qu’après avoir introduit d’abord l’être dans l’idée ; l’argument cosmologique, parce qu’il repose sur un arrêt arbitraire du principe de causalité, dont il suspend gratuitement l’usage après en avoir consacré l’exercice ; l’argument téléologique, parce qu’il emprunte à l’ordre moral ou à l’ordre religieux les jugements de valeur nécessaires à sa démonstration.

Et si maintenant nous récapitulons le résultat total de notre enquête sur l’intellectualisme, nous arrivons à cette conclusion : que la méthode intellectualiste (rationnelle et dialectique), incapable d’assurer l’existence du moi humain, en supprime la certitude ; incapable d’assurer l’existence de Dieu, en supprime la certitude ; incapable d’assurer l’existence du monde (laquelle se déduit ou du moi ou de Dieu), en supprime la certitude. Et tout cela logiquement, nécessairement, infailliblement. Là où elle n’aboutit point à ce triple résultat, c’est-à-dire à ce triple néant, c’est que : ou bien elle n’a point été poussée jusqu’à ses dernières conséquences ; ou bien elle a introduit subrepticement d’autres données que celles de la pensée et de la sensation seules, savoir les données d’un ordre dont elle ne peut connaître, les données de l’ordre moral. Laissé à lui-même, l’exercice de la pensée ruine la pensée (en ruinant le sujet de la pensée) et les objets de la pensée : Dieu, l’homme et le monde. — L’intellectualisme est donc incapable de rendre compte de l’affirmation : je suis, soit en elle-même, soit dans les postulats dialectiques (Dieu et le monde) qu’exige l’affirmation. La vérité humaine lui échappe irrémédiablement : il faut chercher ailleurs.

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