La Vérité Humaine – II. Quel homme je suis

1.4 — Détermination de la nature psychologique du phénomène d’obligation de conscience.

Nous étions en quête de la vérité humaine. Elle devait se trouver dans un fait qui fût spécifiquement humain, qui fût invariable, permanent et universel. Ce fait, nous l’avons discerné d’abord dans le phénomène général de conscience. Dans cette conscience nous nous sommes attachés aux éléments les plus stables et les plus impérieux : ceux de la conscience morale ; et dans cette conscience morale elle-même, par une élimination continue, nous avons dégagé l’élément seul entièrement stable, constamment identique, parfaitement impérieux : celui de l’obligation. Nous avons statué l’obligation comme le fait humain par excellence, celui qui fonde proprement l’identité spécifique de l’homme dans l’ensemble des êtres cosmiques.

Sommes-nous en droit d’aller plus loin, d’analyser encore cette obligation elle-même ? Grosse question, sur laquelle se divisent les penseurs contemporains. Les uns répondent affirmativement, et ce sont les partisans de la morale contingente ; les autres répondent négativement, et ce sont les partisans de la morale absolue. Voilà, semble-t-il, qui est bien propre à nous faire réfléchir. D’une part, ceux qui reconnaissent, sans doute, l’obligation, mais qui l’analysent, et qui par cette analyse même la réduisent au rang de phénomène secondaire ; qui lui enlèvent le caractère immédiat, initiateur, fixe et primitif que nous venons de lui reconnaître ; qui en font, non pas une cause, mais un effet, un produit contingent, variable et mobile de l’évolution sociale. D’autre part ceux qui, reconnaissant à l’obligation les caractères que nous venons de lui reconnaître nous-mêmes, refusent, au nom de ces caractères, de l’analyser et de la définir ; qui en font un point de départ intangible au delà duquel ils s’interdisent de se hasarder. L’alternative entre ces deux positions semble rigoureuse, d’autant plus rigoureuse que la logique s’accorde ici avec les faits. Expliquer, n’est-ce pas conditionner ? Expliquer l’obligation en l’analysant, c’est donc nécessairement conditionner l’obligation.

[« Comme toutes les idées fondamentales ou catégories, l’idée de devoir ne s’explique pas, parce qu’elle ne dérive d’aucune autre, parce que c’est une idée apriorique, simple, première, irréductible. L’obligation ne doit pas être expliquée. Rien de plus aisé à comprendre. Expliquer c’est conditionner ; expliquer l’inconditionnel est donc chose contradictoire. On n’expliquerait l’obligation qu’en la détruisant. » — H. Bois (Revue de théol. et des quest. relig., de Montauban, déc. 1895, p. 543).]

Il paraît inévitable et naturel que ceux qui prétendent l’analyser afin de l’expliquer, la conditionnent, et en la conditionnant ruinent son caractère propre. Et c’est, en effet, ce qui arrive. Tous ceux à notre connaissance qui ont cherché à expliquer l’obligation de conscience, ont porté une irréparable atteinte à son caractère spécifique. L’exemple confirme la logique. — Nous voilà donc avertis. Si nous voulons conserver l’obligation intacte, être fidèles au premier des devoirs, qui est précisément de croire à l’obligation comme obligation, il ne faut plus parler d’alternative. Le choix s’impose ; il faut prendre la position unanime du spiritualisme contemporain et partir non de l’analyse de l’obligation, mais de sa constatation seulement…

Et cependant nous ne sommes pas convaincu. Pour louable qu’elle soit, l’attitude du spiritualisme contemporain (kantisme, néo-kantisme, criticisme) ne nous paraît pas scientifique. Nous nous demandons si l’appel constant à la valeur et à l’autorité d’un fait dont on s’interdit à soi-même et aux autres de se rendre compte, est un procédé légitime ? Pratiquement, sans doute, cette position est suffisante ; théoriquement elle nous paraît faible, et à la longue insoutenable. Elle donne aux partisans de la morale contingente un avantage immense dans l’ordre scientifique : celui de mettre une théorie là où le spiritualisme n’en possède aucune ; celui de comprendre là où le spiritualisme défend de le faire, et le défend précisément à l’égard de ce qui lui est le plus cher, le plus sacré, de ce qu’il lui importerait le plus de comprendre et de faire comprendre. Après tout, la compréhension intellectuelle est aussi un élément de certitude ; non le premier, ni le principal, il est vrai, mais cependant un élément considérable. Il n’est pas sûr que l’on reste toujours certain d’une certitude incompréhensible. Et nous nous demandons si ce n’est point là une des causes pour lesquelles la notion du devoir se retire et s’éteint dans la génération présente ? Elle ne correspond plus aux concepts fondamentaux de la pensée contemporaine, laquelle est profondément expérimentale et répugne de plus en plus à l’admission de toutes données aprioriques. Avant de présenter l’obligation de conscience comme un a priori irréductible à l’analyse, il faudrait donc au moins s’être assuré qu’elle est réellement un a priori. Toute la faiblesse du spiritualisme moderne est dans la gratuité de cette affirmation. Quiconque a lu les ouvrages de Ch. Secrétan, par exemple, ne peut qu’être frappé de cette faiblesse et de la contradiction constante où il se meut. Le programme de sa vie a été celui-ci, qu’il formule lui-mêmeb : « Essayer de rétablir le devoir dans la pensée en fournissant une justification théorique du sentiment d’obligation ». Mais le programme n’est rempli dans aucun de ses ouvrages, parce que, justifiant l’obligation dans ses conséquences, il n’a jamais complètement justifié l’obligation en elle-même ? L’école de Renouvier et de M. Pillon, le néo-criticisme français, échappe davantage à cette contradiction, mais c’est au prix, trop chèrement payé, d’une incompréhensibilité plus radicale encore. On ne saurait lui reprocher (comme on peut le faire pour Secrétan) de n’être point d’accord avec elle-même en statuant le caractère apriorique de l’obligation de conscience, en en faisant le mystère inabordable d’une catégorie de l’esprit ; mais pour être d’accord avec elle-même, est-elle aussi bien d’accord avec les choses ? Il ne le semble guère, si l’on en juge d’après l’impasse où elle se trouve celle d’une morale religieuse qui ne comporte pas la religionc) et d’où M. H. Bois vient de sortir par un coup d’idéalisme qui pourrait bien être la première tentative d’un affranchissement plus complet.

bLa civilisation et la croyance, 1re édit., p. 224. (Éd.)

c – Cette impasse est nécessairement celle d’une philosophie où l’obligation ne se ramène à rien d’antécédent. La morale indépendante, avec tous les problèmes qu’elle posé et toutes les inconséquences qui en résultent, en démontre la fausseté.

Nous sommes donc conduits à nous demander s’il n’y aurait pas une autre issue ? Entre ceux qui n’expliquent l’obligation qu’en la conditionnant, c’est-à-dire en la dénaturant, et ceux qui ne maintiennent l’obligation qu’en refusant de l’expliquer, n’y aurait-il pas un tiers parti ? Un parti qui consisterait non pas à expliquer dialectiquement l’obligation (l’expliquer de la sorte c’est en effet la conditionner), mais à l’observer, à l’analyser et à en décrire le phénomène ? Cela est-il possible et cela est-il permis ?

Tout dépend ici de la représentation qu’on se fait de l’obligation : la tient-on pour une idée ? la tient-on pour un sentiment ? Si on la tient pour une idée, c’est-à-dire pour une loi ou une catégorie, il est impossible de la définir sans l’expliquer, et de l’expliquer sans la ramener à d’autres idées, lois ou catégories, par conséquent sans la conditionner. Elle n’est obligation qu’à la condition d’être simple, première, irréductible. Mais si c’est comme un sentiment qu’elle se fait valoir, il en va autrement. Car on accordera qu’un sentiment est toujours le sentiment de quelque chose ; un sentiment est par excellence l’expression d’un rapport ; un sentiment peut être direct, immédiat, absolu, sans cesser d’être relatif à un objet. Si l’obligation est un sentiment, on peut donc l’analyser et la décrire sans lui faire tort.

Or nul ne nie précisément que l’obligation soit un sentiment. Voici, par exemple, la définition qu’en donne Edmond de Pressenséd : « Quand nous disons sentiment, sens moral, nous n’entendons point réduire l’obligation à une manifestation de la sensibilité, qui est aussi mobile que la sensation. L’obligation procède de la raison elle-même, c’est son application à la volonté. Voilà pourquoi elle s’appelle aussi raison pratique. Mais elle n’existe pas à l’état d’idée ; elle prend vie par le sentiment. Il est donc entendu que par sens moral nous voulons dire : raison pratique, vivifiée par le sentiment. » — Se tire qui pourra de cet imbroglio où tout est mêlé : sens, sentiment, sensation, volonté, raison, et raison pratique, dans la plus indéfinissable des confusions, — nous en retenons ceci : qu’il est impossible de parler de l’obligation sans parler de sentiment. Mais nous en retenons aussi qu’on n’accorde pas franchement que l’obligation soit un sentiment. Elle ne l’est que d’une façon subsidiaire et dérivée. Elle est d’abord et essentiellement une catégorie de la raison, et quand même on nous déclare qu’elle n’existe pas comme telle, néanmoins c’est bien ainsi qu’on sous-entend qu’elle existe. A la suite du néo-criticisme tout entier, M. H. Bois, nous l’avons vu, est encore plus net : l’obligation n’est jamais désignée par lui comme un sentiment (si ce n’est par un lapsus calami). Elle est toujours et elle n’est jamais qu’« une forme, une catégorie de l’esprit humain, … une idée constitutive de la nature mentale ». Elle n’est pas un sentiment mais « une idée de devoire ».

dLes origines (1882), p. 385, à la suite de Francisque Bouillier (chap. XIV et XV de son livre sur La vraie conscience).

eDe la connaissance religieuse (1894), p. 97-98.

Bien que cette notion de l’obligation relève de Kant lui-même, qu’elle ait dès lors été admise par tous les partisans de la morale absolue, et qu’elle jouisse aujourd’hui d’un prestige et d’une autorité très grande, étant partagée et défendue par les plus grands noms de la philosophie contemporaine, nous ne la croyons ni vraie, ni juste. Nous tenons que l’obligation est essentiellement un sentiment, et, sans nier qu’elle n’affecte la raison et n’y puisse devenir une idée, nous lui dénions non seulement d’être en elle-même une idée, ou une catégorie, ou une loi de notre constitution mentale, mais surtout toute origine apriorique. Nous tenons l’obligation pour une expérience de la volonté.

Mais avant de donner nos raisons, examinons d’abord les thèses de nos opposants, et voyons si elles supportent l’examen. Plusieurs manières de voir se présentent ici que nous étudierons l’une après l’autre.

Première hypothèse. — On fait de l’obligation une catégorie de l’esprit humain, le mot esprit étant ici synonyme de nature mentale, d’intelligence, de pensée. L’obligation est une idée, une idée apriorique ou innée. Ce n’était pas l’opinion de Kant, mais cela pourrait être celle d’Edmond de Pressensé et de M. H. Bois (voir nos citations précédentes), qui ne s’expliquent pas clairement sur ce point, — et c’est en tout cas une notion courante et vulgairement admise. Nous lui opposons les deux objections suivantes :

1o Les termes : « catégorie », « esprit humain », « idée », « nature mentale » doivent être pris au sens rigoureux et philosophique (autrement ils ne signifient plus rien) ; et alors l’esprit humain, la nature mentale désignent la raison théorique, la pensée pure dont le mode est la dialectique, et l’obligation comme catégorie désigne une chose analogue et même équivalente aux autres catégories de la raison théorique, équivalente au principe de causalité, par exemple. Or le simple énoncé de cette exigence ruine la conception. La pensée pure, la raison théorique comme telle ignore l’obligation ; elle n’est pas soumise à la catégorie de l’obligation. Elle ne relève que du principe de causalité. La dialectique, prise en elle-même et dans son fonctionnement propre, est étrangère à l’ordre moral ; elle ne connaît qu’une loi : celle des causes et des effets. Prétendre le contraire, ce serait prétendre que le géomètre ou le mathématicien ait à tenir compte dans ses calculs ou dans ses théorèmes du phénomène d’obligation ? Cela est absurde et d’un autre ordre. Et d’ailleurs, le voudrait-elle, la pensée pure n’est pas susceptible de l’obligation. Cela est contraire à son essence et à sa nature. Elle n’est pas capable de devoir, mais seulement de nécessité. Sa fonction est de comprendre en enchaînant les effets aux causes, non d’être obligée. Autant l’obligation sous-entend et suppose la liberté, autant la dialectique l’exclut et la nie. Il y a donc incompatibilité entre la nature de la raison théorique et celle de l’obligation. L’une ne peut être la catégorie de l’autre. A toute rigueur, on pourrait admettre que l’obligation sous forme d’idée de l’obligation soit introduite dans la pensée du dehors et lui venant d’ailleurs ; mais qu’elle lui soit essentielle à la façon d’une catégorie, cela est inadmissible.

[Tenant compte des résultats précédemment obtenus par notre étude sur le volitionnisme et l’intellectualisme, ne pourrait-on pas dire que la catégorie de l’obligation, supposée essentielle et inhérente à la pensée, ne le serait, en effet, qu’à la pensée ? Or l’être dans l’homme n’est pas la pensée, mais la volonté. La pensée fonctionne sous le contrôle et dans la dépendance de la volonté. L’obligation, catégorie de la raison théorique, obligerait bien la pensée ; elle n’obligerait pas la volonté, qui est supérieure à la pensée, ou elle ne l’obligerait qu’indirectement, c’est-à-dire relativement. Du même coup tomberait la valeur spécifique de l’obligation en morale.]

Non seulement l’existence de l’obligation comme catégorie de la raison théorique est une impossibilité psychologique, mais cette conception a contre elle le mode même de l’apparition du phénomène obligatoire. L’obligation ne peut être une idée nécessaire de la pensée, appliquée subsidiairement à la volonté et devenant loi de la volonté par cette application même, par la raison bien simple que l’obligation est immédiate, non à la pensée, mais à la volonté, et qu’elle s’y fait valoir avant d’être devenue une idée de l’intelligence. L’obligation, en effet, dans sa racine première est pure de tout élément intellectuel. Elle a saisi l’homme bien avant l’apparition de sa pensée réfléchie ; sa présence en lui n’est pas simultanée, mais antécédente à l’éveil de son intelligence ; antécédente même au premier mouvement de sa volonté consciente, puisqu’en aucun cas il ne peut vouloir d’une manière amorale, c’est-à-dire indépendamment de l’obligation. (En revanche, il peut très bien penser d’une manière amorale. Par exemple : 2+2=4. Il n’y a rien de moral là-dedans. Il est donc clair que l’obligation n’existe pas dans la pensée comme telle, sans cela on la retrouverait partout.) La volonté humaine reconnaît l’obligation en se reconnaissant elle-même. Elle lui est soumise avant de le savoir, puisqu’elle prend conscience d’elle-même comme d’une volonté déjà obligée. Prétendre le contraire, faire dépendre l’obligation de l’avènement en nous de la pensée consciente et connaissante, c’est annuler le témoignage de l’expérience ; annuler en particulier le cas si fréquent où l’on cherche à formuler un devoir-être (c’est-à-dire une pure obligation de volonté) dans un devoir-faire (c’est-à-dire dans un acte spécial dont le choix seul est remis à la pensée). Toujours sauf dans les cas d’automatisme où la répétition du même acte se fait d’elle-même sans travail préalable, toujours l’acte ou le devoir particulier est accompli sous la pression ou sous la sollicitation antérieure d’un devoir-être plus général, que la pensée réfléchit et qu’elle traduit par un devoir. L’obligation était donc dans la volonté avant d’être dans la pensée. Et elle était dans la volonté avant que la volonté prît conscience d’elle-même, puisqu’en prenant conscience d’elle-même, elle a pris conscience d’une obligation ou d’un devoir-être, que la pensée formule et détaille ensuite en devoirs particuliers. — Avoir constaté cela, c’est avoir sapé par la base l’hypothèse de l’obligation se faisant valoir comme catégorie de la pensée.

Deuxième hypothèse. Dans cette hypothèse, l’obligation est rapportée à la volonté. Ce n’est plus une catégorie de la raison théorique, c’est une catégorie de la raison pratique. C’était la conception de Kant, qui parlait indifféremment de catégorie ou de loi de la volonté. Ce semble être aussi la conception du néo-criticisme et de M. H. Bois, bien que ce dernier oscille sans cesse entre cette conception et la précédente. — Elle a comme l’autre son reflet populaire. Le langage courant parle constamment, en effet, de la loi morale et cette loi morale est conçue comme obligeant directement, telle quelle, la volonté. Gretillat ne pensait pas autrement lorsqu’il déduisait l’existence de Dieu de celle de la loi morale. — L’obligation est-elle une loi ou une catégorie de la volonté ? Cette conception se peut-elle soutenir ? Nous lui opposons l’objection suivante :

Supposons que l’obligation comme telle soit une catégorie de la volonté au sens rigoureux et précis du mot ; qu’elle soit à la volonté l’équivalent exact de ce qu’est à la pensée la catégorie de causalité. Qu’est-ce que la causalité pour la pensée ? Une loi tellement inhérente et tellement immanente à la pensée, qu’elle se confond avec la pensée même. Elle en est l’essence, le principe et la trame. On ne saurait ni distinguer ni séparer le principe de causalité comme tel de la pensée comme telle ; ni, à plus forte raison, opposer l’un à l’autre. Ces deux choses n’en font qu’une. Sitôt que je pense, je le fais par l’enchaînement causal ; et ma pensée ne peut faillir à cet enchaînement sans cesser aussitôt d’être pensée. Les fous eux-mêmes ne pensent pas autrement. En d’autres termes : la catégorie de la pensée ne peut être violée par la pensée, par la raison très simple qu’elle constitue la pensée mêmef. — Dans l’hypothèse de l’obligation catégorie de la volonté, il devrait en être de même. Or, c’est exactement l’inverse qui se produit. L’obligation devrait être tellement inhérente, tellement immanente, tellement identique à la volonté, qu’on ne puisse ni les séparer, ni les distinguer, ni surtout les opposer l’une à l’autre. Or elles se peuvent opposer. L’obligation, catégorie de la volonté, devrait être inviolable à la volonté ; or elle peut être, et elle est en fait, violée par la volonté. La volonté ne devrait pas pouvoir faillir à l’obligation sans cesser aussitôt d’être volonté ; or pratiquement elle ne laisse pas d’y faillir et s’exerce même contre elle. Comme je ne puis penser que par le principe de causalité, je devrais ne pouvoir vouloir que par le principe d’obligation ; or je puis vouloir, et dans la plupart des cas je veux effectivement, indépendamment de l’obligation. Qu’est-ce à dire ? Sinon que l’hypothèse, insoutenable, se brise contre les faits. L’obligation n’est pas une catégorie de la volonté au sens précis et philosophique du mot.

f – On pourrait faire la même constatation pour les catégories de la sensibilité (espace et temps).

On nous répondra, peut-être, que nous sommes ici dans un domaine différent de celui de la pensée, que la volonté suppose la liberté, et que la liberté permet de concevoir, exige même l’indépendance relative et la distinction de la volonté d’avec sa catégorie. Mais précisément c’est tout ce que nous demandons qu’on reconnaisse, à savoir que nous sommes dans un nouveau domaine et que le domaine étant nouveau tout. le devient également. Il n’y a plus, il ne peut plus y avoir de catégorie, parce qu’il y a volonté, et que la volonté étant libre ne comporte pas l’obligation comme une catégorie. A un phénomène nouveau il faut chercher une explication nouvelle.

Troisième hypothèse. — L’hypothèse de l’obligation catégorie de la volonté étant écartée comme insoutenable au sens rigoureux et philosophique du terme, elle revient sous une forme un peu différente qui se rapproche de la conception populaire. On cesse de représenter l’obligation comme une catégorie, c’est-à-dire comme une loi immanente de la volonté ; on la conçoit comme une loi transcendante à la volonté ; une loi tout ensemble extérieure et supérieure à la volonté et qui la domine de haut. — Et il faut reconnaître que cette conception a pour elle de rendre intelligible le fait que la précédente laissait inexpliqué : celui de la distinction et de l’opposition possible de la volonté et de l’obligation. On comprend fort bien que la volonté puisse enfreindre une loi qui cesse de se confondre avec elle-même, qu’elle puisse violer une loi qui lui est objective et extérieure.

Mais l’hypothèse se heurte et se brise contre une nouvelle impossibilité. Ce qu’on ne comprend plus, c’est qu’une loi transcendante à la volonté puisse encore obliger la volonté. Ce serait attendre de la cause un effet contraire à la nature de la cause. S’il est dans la nature d’une loi de contraindre, elle est parfaitement incapable d’obliger. Le mode même de la loi, qu’on la prenne dans le domaine physique ou dans le domaine social, c’est la contrainte, et non l’obligation. Et plus la loi est extérieure, plus elle est transcendante, c’est-à-dire plus elle est loi, plus elle contraint et moins elle oblige. Il y a disparité entre le mode de la loi et celui de l’obligation. C’est folie de parler d’une loi qui oblige. Ceux qui en parlent ne s’entendent pas eux-mêmes. La loi, lorsqu’elle est physique, est du domaine de la nécessité ; et lorsqu’elle est sociale, du domaine de la légalité. L’obligation est de celui de la moralité, ce qui est tout autre chose. Et si néanmoins on peut dire, dans un certain sens, que la loi sociale oblige, ce n’est pas en tant que loi qu’elle le fait, mais en tant qu’elle met des volontés morales personnelles en rapport avec d’autres volontés morales personnelles ; c’est-à-dire en tant que la loi n’est pas conçue comme loi, mais comme expression morale d’une ou plusieurs volontés personnelles. Or il n’en va pas de même dans le cas que nous examinons. L’obligation conçue comme loi de la volonté, n’est pas conçue comme l’expression d’une volonté personnelle, mais comme la loi impersonnelle du bien et du mal. Nous concluons donc que : ou bien il y a loi, et alors il n’y a pas obligation ; ou bien il y a obligation, et alors il n’y a pas de loi.

On nous fera peut-être la même réponse que précédemment : on nous dira que nous nous mouvons ici sur un terrain très spécial, où les termes prennent nécessairement un sens nouveau et un peu différent de celui qu’ils ont ailleurs ; qu’il ne faut pas être rigoureux à l’excès, et que, si partout ailleurs la loi contraint, on peut admettre cependant une sorte de loi qui oblige dans la conscience. Nous en tombons d’accord tant qu’on reste dans le langage populaire, et nous ne prétendons pas qu’il faille exclure de la langue la locution de « loi morale » ; au besoin, nous nous réservons d’en faire nous-même usage ; mais si l’on parle philosophie, nous ne saurions plus admettre ce genre d’argument. Nous demandons précisément qu’on reconnaisse qu’avec l’obligation nous sommes dans une sphère spéciale où les termes empruntés à d’autres domaines perdent leur signification et leur valeur précise. Nous demandons qu’on reconnaisse ce changement et qu’on y fasse droit ; nous demandons qu’on reconnaisse que l’obligation ne correspond ni à une catégorie, ni à une loi de la volonté, mais à quelque chose de distinct qu’il s’agit de définir d’une façon précise et d’une façon adéquate au fait lui-même. Et nous accusons ceux qui s’obstinent à user de termes inadéquats, de ne pas se comprendre eux-mêmes, d’induire en erreur ceux qui les écoutent, et de perpétuer le plus déplorable des malentendus.

Quatrième hypothèse. — Strictement kantienne, elle est très peu connue et n’est jamais sortie de la philosophie spéciale de Kant. Dans certains endroits, ce dernier, en effet, parle du fait d’obligation, non plus exactement comme d’une catégorie de la raison pratique, mais comme de l’expression du rapport de la volonté intelligible (nouménale) avec la volonté phénoménale (empirique). Il y aurait en quelque sorte deux volontés en l’homme. La première serait une volonté en soi, pure, abstraite, transcendantale, identique à l’impératif catégorique, identique à la loi du bien : la volonté intelligible. La seconde serait une volonté concrète, empirique, celle qui agit dans le monde phénoménal, celle qui transgresse et peut transgresser la loi du bien. Le rapport de la première volonté avec la seconde constituerait l’obligation, et la supériorité absolue de la première sur la seconde expliquerait le mode impératif en même temps qu’obligatoire du devoir.

Cette conception a de grands avantages sur les précédentes — et nous les indiquerons tout à l’heure, mais elle a un tort irréparable, celui d’être solidaire de la philosophie kantienne (au moins sous la forme que nous venons de lui donner et qui est celle de Kant). Or la philosophie kantienne ne saurait être maintenue intégralement. Le point particulier sur lequel elle échoue est précisément le dualisme absolu entre le monde intelligible ou nouménal et le monde sensible ou phénoménal. Une volonté humaine en portion double, dont une partie appartiendrait à la chose en soi (intelligible mais inconnaissable) et l’autre au monde sensible (inintelligible mais connaissable), repose sur une représentation du monde que ni l’expérience, ni la pensée ne peuvent confirmer.

[Frommel écrivait en 1894 : « Depuis qu’à la suite de Hegel et de Darwin l’idée d’évolution est devenue l’idée maîtresse de la science, depuis que le devenir organique de l’être est devenu la présupposition nécessaire — et mille fois confirmée par l’expérience de toute connaissance de la nature et de l’histoire et que ce devenir a mis en évidence la notion de puissance (potentia) qui préside à l’évolution des organismes comme la cause effective de leur développement, tout dualisme, ayant perdu sa raison d’être, a été frappé de mort. Par la puissance, en effet, le noumène passe dans le phénomène. Ce qui est en soi devient, c’est-à-dire se réalise et s’actualise phénoménalement. L’idée d’une volonté intelligible distincte d’une volonté phénoménale ne répond à rien dans la pensée contemporaine. » — Sans doute elle répondait à la conception kantienne, et y avait ses racines profondes, ses prémisses et jusqu’à un certain point sa justification. N’était-ce pourtant pas une inconséquence et une infidélité au kantisme lui-même que de placer la liberté (d’obéir ou de désobéir) dans le vouloir phénoménal, et la nécessité (loi immanente) dans le noumène ? (Éd.)]

Non seulement il est difficile, pour ne pas dire impossible, de considérer la volonté en les deux états différents que distingue Kant (car cette volonté pure, opposée à la volonté empirique, cette volonté d’où est exclu tout facteur contingent, est-ce encore une volonté ? et si c’est une volonté, est-ce encore celle de l’homme ?) mais surtout il reste inadmissible parce qu’inconcevable qu’à la même volonté, considérée en deux états différents, se rapportent et l’origine du devoir et l’obéissance au devoir.

Cette hypothèse échoue donc comme les précédentes, bien que pour d’autres motifs et contre d’autres obstacles. Elle a néanmoins sur les précédentes un avantage incontestable en ce qu’elle rend beaucoup mieux compte que ne faisaient celles-ci de l’essence même de l’obligation qui est d’exprimer un rapport, et un rapport de volonté personnelle à volonté personnelle. Elle fait de l’obligation, non plus une idée de la raison théorique subsidiairement appliquée à la raison pratique, non plus une catégorie apriorique et immanente de la volonté, non plus une loi extérieure et transcendante à la volonté (ce que l’obligation ne peut pas être), mais un sentiment, un sentiment spécifique, le sentiment d’un rapport spécifique, du rapport réciproque de deux volontés personnelles.

L’échec complet des trois premières hypothèses et l’échec partiel de la quatrième nous conduisent donc à statuer que l’obligation (qui n’est ni une idée, ni une catégorie, ni une loi) est un sentiment. Or si l’obligation est un sentiment, elle a beau rester un phénomène primitif et spécifique, irréductible et simple par rapports aux phénomènes subséquents dont elle est le principe : elle cesse néanmoins d’être simple et irréductible en elle-même ; elle peut dès lors être analysée et décrite. L’interdiction de la décrire et de l’analyser que font valoir le néo-criticisme et le spiritualisme contemporain, perd sa raison d’être. Car un sentiment implique un rapport, un rapport entre un sujet conscient et un objet. Le sujet conscient du sentiment d’obligation, c’est l’homme, l’homme dans son rapport avec un x quelconque qui est précisément l’objet du sentiment qu’il en a. Or, que l’obligation soit un sentiment, c’est ce dont témoignent l’expérience et le langage universel. Ceux-là mêmes qui en font une idée ne peuvent lui refuser d’être aussi un sentiment. Seulement, préoccupés de conserver à l’obligation son caractère impératif, fixe, absolu ou inconditionnel, ils craignent d’émousser ce caractère, de le laisser perdre en insistant autant qu’il le faudrait sur le côté affectif de l’obligation.

Ils redoutent de voir se dissoudre et s’évanouir son impérieuse rigueur dans je ne sais quelle vague sentimentalité. Ils hésitent donc à faire du sentiment l’essence même de l’obligation, et insistent peu sur son caractère émotif. Au moins est-ce ainsi que j’interprète ce refus de constater et d’admettre franchement ce qui me paraît sauter aux yeux. Cette crainte ne nous retient pas. La vérité avant tout. Et nous croyons précisément que l’originalité distinctive de l’obligation est de se faire valoir au sujet comme un sentiment. Pour nous en assurer, voyons les faits.

Le premier, c’est le devoir lui-même, l’obligation au devoir, dans sa simplicité, sa nudité primitive. J’accorde que dans un nombre considérable de cas le devoir s’impose sous forme intellectuelle, le devoir se peut définir par l’idée du devoir. Mais quels sont ces cas ? Ce sont ceux du devoir-précepte, du devoir-maxime, c’est-à-dire du devoir déjà détaillé, déjà formulé, déjà appliqué par d’autres que nous, antérieurement à nous. Établi dans les mœurs, dans la coutume, dans la loi morale et sociale, il l’est donc aussi dans les intelligences. Ces cas sont très nombreux et je conviens qu’ils peuvent faire illusion sur la vraie nature du devoir. — Mais il en est d’autres plus rares, plus authentiques, où le précepte n’est pas encore formulé. C’est un devoir nouveau qui n’a pas encore été codifié ou qui répond à une situation non prévue par la coutume. Qu’éprouvons-nous alors ? Quel est le vrai nom du phénomène, quel est le vrai phénomène qui se passe en nous à cette occasion ? Ce qui se passe, c’est ceci : nous sentons le devoir avant d’en avoir l’idée. Nous avons l’impression immédiate d’un devoir-être et d’un devoir-faire avant, bien avant d’avoir formulé intellectuellement l’acte concret, ou l’attitude intérieure qui lui correspond. Si le devoir était une idée, il se prouverait comme se prouvent les idées. Or le devoir ne se prouve pas, il s’éprouve et demande à être approuvé par le sujet conscient. Éprouvé, approuvé ; si le devoir est éprouvé, si le devoir réclame d’être approuvé, si c’est là le mode profond, primitif sous lequel il se propose, c’est donc que le phénomène d’obligation n’est pas d’ordre rationnel ou dialectique, mais d’ordre affectif ; car ce qu’on éprouve, c’est un sentiment, et l’on n’approuve que par un sentiment (approbation, c-à-d assentiment).

Si je cherche maintenant quel est le vrai nom du sentiment que suscite le devoir, je n’en trouve pas d’autre que celui-ci : le respect. Le devoir m’oblige parce qu’il fait naître en moi un sentiment de respect. Le respect, c’est l’obligation même. Ce respect, je l’éprouve pour moi qui suis le sujet et l’agent du devoir ; je l’éprouve pour ceux qui en sont l’objet ; je l’éprouve enfin pour le devoir lui-même. — Or, de toute évidence, le respect est un sentiment. Il est si bien un sentiment qu’il en combine et synthétise deux autres : l’amour et la crainte. Dans tout respect il y a une part d’amour, et il n’y a point de respect qui ne renferme une part de crainte. La proportion de ces deux sentiments combinés peut varier beaucoup. Il y a tel respect où la crainte l’emporte sensiblement sur l’amour ; il y en a tel autre où l’amour prédomine. Il n’importe pas icig. Ce qui nous importe, c’est qu’en définissant l’obligation nous soyons obligés de la définir par le respect, c’est-à-dire par un sentiment, et qu’en analysant le respect lui-même, nous soyons obligés de le décomposer en deux sentiments : celui de l’amour et celui de la crainte. Nous concluons qu’en soi et dans ses parties constitutives ou éléments générateurs, l’obligation est un sentiment.

g – Bien que le fait soit très significatif, et surtout très explicatif. Il explique comment le devoir peut conduire à l’amour et à la liberté ; et comment il peut dégénérer en crainte et produire l’asservissement.

Ce n’est pas tout. Nous venons d’examiner ce qu’on pourrait appeler les formes positives ou propulsives de l’obligation. Elle en a d’autres que l’on pourrait appeler négatives, rétrospectives ou rétroactives. Les premières sont l’obligation dans le présent ou dans l’avenir : elles se rapportent au devoir-être (à l’attitude non encore prise, mais qui doit être prise) ou au devoir-faire (à l’action non encore faite, mais qui doit être faite) ; les secondes sont l’obligation dans le passé : elles se rapportent à l’avoir dû-être ou à l’avoir dû-faire, c’est-à-dire à la faute morale.

Prenons l’exemple le plus commun de la faute morale, celui où elle nous laisse un sentiment de trouble, de malaise intérieur : nous sommes dans un état de conscience coupable, ou de mauvaise conscience de nous-même. Nous avons manqué au devoir. Peut-être savons-nous très bien à quel devoir concret, particulier, défini ; dans ce cas, qui est le plus fréquent, l’idée se mêle si étroitement au sentiment que l’illusion est possible et qu’on peut croire que l’idée provoque le sentiment. Mais peut-être aussi — cela se rencontre quelquefois — ne savons-nous pas exactement à quel devoir nous avons manqué. L’objet précis de notre faute nous échappe ; nous ne le discernons pas clairement ; nous en avons le sentiment, un sentiment très pénible, mais vague, sans en avoir l’idée nette. Or cette idée, comment l’obtiendrons-nous, à supposer que nous voulions l’obtenir ? En réfléchissant notre sentiment. — Dans ces cas, qui sont réels, et qui sont normaux (car ils nous font assister la genèse du travail moral chez le sujet du devoir), le sentiment moral précède donc l’idée morale. Celle-ci n’est donc pas essentielle à l’obligation, constitutive du devoir, mais adventice et secondaire.

Prenons un exemple plus marqué et plus topique encore : celui où la mauvaise conscience que nous avons de nous-même arrive à l’état aigu du repentir ou du remords. Le repentir et le remords, ces formes rétrospectives ou rétroactives de l’obligation, et d’ordinaire les plus sensibles au sujet, que sont-elles ? Des sentiments, à n’en pas douter. Pour demander si le repentir et le remords sont des sentiments, sont autre chose que des sentiments, il faudrait, je pense, ne les avoir jamais connus par expérience personnelle. Quiconque les a expérimentés sait que le repentir et le remords sont des sentiments, ne peuvent se définir autrement que par le sentiment. Sans doute, le sentiment est accompagné d’activité intellectuelle et de représentation sensible (celle de l’acte on des actes concrets qui causent le remords) ; mais ces intellectualisations, ces représentations demeurent subsidiaires. Le fond, l’essence du remords n’est pas l’idée ; c’est le sentiment. — Or, ce ne sont là que des formes ou des modes de l’obligation portée à son paroxysme. Si le paroxysme de l’obligation se fait valoir comme un sentiment, c’est que l’obligation elle-même en est un.

Mais j’ajoute et j’ai hâte d’ajouter qu’elle est un sentiment spécifique (sui generis, irréductible, permanent). Si elle participe à la nature générale du sentiment, en ce sens qu’elle affecte le sujet et que le sujet l’éprouve avant de la penser ; si elle produit sur nous, comme tous les sentiments, une impression ; si elle est accompagnée, comme tous les sentiments, d’une émotion ; si elle est d’ordre affectif en un mot, l’affection qu’elle provoque (je prends le mot au sens psychologique et non vulgaire) est entièrement distincte, différente de toutes les autres ; c’est une affection d’une espèce à soi.

Je voudrais marquer cette différence et ce caractère spécifique par un exemple qui les mettra en évidence. — J’ai faim, j’ai soif ; c’est un sentiment, ou du moins c’est un besoin qui se traduit pour moi en un sentiment. Ce besoin, et par suite ce sentiment, peut être fort impérieux ; il est en tout cas légitime parce qu’il est vital. Cependant je ne le respecte pas. Je l’ai, je ne m’estime pas de l’avoir ; je le satisfais, je ne me respecte pas de l’avoir satisfait. — Au contraire, j’ai faim et soif de vérité, de justice, d’amour, etc… ; ce sont des besoins qui se traduisent en sentiments : sentiment de justice, sentiment d’amour, etc. J’aspire à les satisfaire, soit en moi-même, soit chez autrui. Et, chose remarquable ! je me respecte de les avoir ; je m’estime de les satisfaire ; je me condamne de les négliger ou de les étouffer. — D’où vient cela ? — De ceci, que tandis que tous mes autres sentiments sont relatifs au plaisir ou à la souffrance, sont qualifiés par la peine et le degré de peine, par la jouissance et le degré de jouissance que j’éprouve et ont une fin correspondante, c’est-à-dire utilitaire, — le sentiment moral ou d’obligation, bien que m’affectant comme un sentiment, est relatif à une dignité ; il implique une valeur, la valeur du bien, la valeur du vrai, la dignité de celui qui cherche le vrai, de celui qui fait le bien. — Et cette valeur ou cette dignité (précisément parce qu’elle est valeur et dignité, parce qu’elle emporte un jugement de qualité) n’a point de degrés, n’a point de plus et de moins. Elle est ou elle n’est pas ; mais là où elle est, elle est à chaque fois toute entière. Petit ou grand, le devoir reste le devoir ; petit ou grand, j’y suis également obligé. Le respect qu’il m’inspire ne varie pas, il n’a point de degrés ; il est inconditionnel.

Il faut donc conclure que si le sentiment de l’obligation est un sentiment, parce qu’il m’affecte et que je l’éprouve à la manière d’un sentiment, c’est un sentiment spécifique ; et il est spécifique (d’une espèce particulière) parce qu’il a pour objet une qualité, une dignité de l’être, parce qu’il est composé d’estime et de respect ; parce qu’il entraîne un jugement de valeur, et que cette valeur et donc ce jugement changent ni ne varient, ne se mesurent pas, restent identiques et constants, étant inconditionnels.

Parvenus à ce point, une nouvelle question se pose. Si l’obligation est un sentiment d’une certaine espèce, sui generis, sans équivalent dans l’ordre des autres sentiments, on nous demande et nous demandons nous-même : un sentiment de quoi ? Par où nous voulons dire ; quelle est la source ou la cause du sentiment d’obligation ? d’où provient-il ?

La question est légitime ; elle est même urgente. Car dire sentiment, c’est dire sentiment de quelque chose, et donc sous-entendre une relation, un rapport.

Ou bien y aurait-il peut-être des sentiments sans causes, sans objets ? n’impliquant ni relation, ni rapport ? Et s’il y en a, celui de l’obligation appartiendrait-il à cette catégorie ? — Dans ce cas nous serions obligés de réintégrer la position du spiritualisme classique en morale. Nous ne parlerions plus, il est vrai, de loi ou d’idée première, innée ; nous parlerions encore de sentiment, mais de sentiment sans cause et sans origine appréciables, de sentiment donné ; l’obligation serait une catégorie comme avant, à cette différence près qu’elle le serait, non plus de la vie intellectuelle ou volitive, mais de la vie affective. — A priori la thèse serait concevable ; aussi concevable dans ce cas que dans les autres. Pourquoi n’y aurait-il pas une forme, une catégorie du sentiment, donnée, première, comme il y a une forme, une catégorie première et donnée de la pensée (la causalité) et de la représentation sensible (l’espace) ? La chose est concevable ; elle est donc possible.

La question est de savoir si elle est ; si la réalité correspond à la conception. — Or, toute la psychologie témoigne ici en sens contraire. Elle ne connaît pas de sentiments sans causes ou sans objets. Elle estime que tout sentiment est le sentiment de quelque chose, et donc l’expression d’un rapport, d’une relation. Et elle le démontre par les faits. Elle le démontre même dans les cas qui semblent le plus défavorables. Ces cas sont ceux, bien connus de nous tous, où l’objet ou la cause du sentiment échappe à la conscience claire du sujet. Par exemple : on se réveille au matin, de mauvaise humeur, irritable, mécontent de soi-même, des autres et de toutes choses. C’est un sentiment, un état d’âme sans cause appréciable. De même encore on est triste, découragé, mélancolique, élégiaque, prêt aux pleurs et aux attendrissements ; ou, au contraire, plein d’entrain, d’espoir, de joie, indépendamment des circonstances extérieures, sans qu’elles en fournissent la raison. Il semble, à première vue, que ce soient là des sentiments entièrement subjectifs, par où nous voulons dire : ne dépendant d’aucun objet, exprimant un état d’âme pur, ne correspondant à rien, des sentiments tout fortuits et tout arbitraires. Il n’en est rien cependant. Ce qui échappe à la conscience claire, immédiate du sujet et semble le laisser seul avec lui-même, s’explique par l’inconscient ou le subconscient. Dans ces cas et leurs analogues, la cause du sentiment n’est pas extérieure, mais elle est interne. Elle est dans le rapport constant de notre conscience psychologique avec notre vie organique, avec les phénomènes physiologiques obscurs, mais réels, de l’organisme. Les sentiments ou états d’âme expriment ce qu’on appelle la cénesthésie (ou cénesthèse) du sujet, c’est-à-dire la relation de son état conscient avec la subconscience générale de son corps ou de son système nerveux. Nous sommes, en effet, en tant qu’êtres psycho-physiques, et à cause même du parallélisme constant de la vie psychique et de la vie physiologique, nous sommes assez complexes pour que nous soyons à nous-mêmes sujets et objets, et donc pour que les sentiments en apparence les plus subjectifs soient encore des phénomènes objectifs à la conscience, c’est-à-dire causés dans la conscience par un rapport, par une relation intra-organique.

Nous concluons donc, jusqu’à preuve du contraire, et avec l’unanimité des psychologues modernes, que le sentiment est toujours le sentiment de quelque chose. Sans facteur objectif au sujet conscient, il n’y aurait pas de sentiment. Sentir, ce n’est pas seulement s’éprouver soi-même, mais s’éprouver soi-même en un certain rapport, en une certaine relation, bref, en dépendance de quelque chose ou de quelqu’un. La conscience psychologique nue ne saurait s’affecter elle-même ; elle est affectée par ce qui n’est pas elle. En résumé : le sentiment, qui est une impression, est l’impression (au sens étymologique) d’un objet sur le moi.

Le sentiment d’obligation ferait-il exception à cette constatation générale ? Nous ne le pensons pas. Nous pensons même qu’il manifeste plus distinctement qu’aucun autre le caractère d’exprimer une relation, qui est commun au sentiment comme tel. Remarquez, en effet, qu’avant que nous ayons intellectuellement traduit l’obligation en idée du devoir, et pendant que nous la traduisons ainsi, elle nous touche à la façon d’une impression vivante. C’est peu dire : elle s’impose à nous, nolens volens, comme une impression. Elle réalise dans sa sphère spéciale (que nous aurons à déterminer plus tard) ce qu’opère la sensation dans la sienne : elle donne au moi le contact et l’appréhension du non-moi. S’il y a des sentiments qui s’identifient si bien avec notre état de conscience qu’ils semblent l’exprimer tout simplement, il n’en va jamais de même de l’obligation. Toujours elle reste distincte de la conscience que nous prenons de nous-même, et supérieure à cette conscience. En aucun cas nous ne sommes l’obligation elle-même, nous ne nous sentons être l’obligation elle-même. Et en aucun cas non plus l’obligation n’est nous-même. Elle est en nous-même quelque chose d’autre que nous-même, de supérieur à nous-même et donc de différent de nous-même. La conscience psychologique est spontanée et identique au moi qu’elle couvre et qu’elle exprime ; la conscience du devoir est imposée au moi. Elle ne lui est donc pas identique.

[C’est sur ce point, il nous semble, qu’échoue la dialectique morale de J.-J. Gourd (Les trois dialectiques, 1897). Il fait de l’obligation le point d’arrivée de la dialectique morale, la synthèse ou la solution du dualisme qui demeure entre le devoir moral (extérieur au sujet) et le sujet moral. Le sujet s’obligeant lui-même au devoir, celui-ci n’est plus extérieur au sujet, mais en lui, et peut être dit : le sujet lui-même en fonction morale. Dès lors l’objet du devoir n’est plus hors du sujet : c’est le sujet lui-même en tant que s’obligeant. Telle est la théorie. Mais le fait n’y répond pas, et le dualisme entre l’obligation et le moi, entre la conscience de l’obligation et la conscience du moi, pour être plus intime, n’en demeure pas moins. Preuve manifeste, à notre sens, que le sujet s’obligeant lui-même au devoir n’est qu’un des aspects de l’obligation, et qu’avant celui-ci, il y a l’obligation s’imposant au sujet, et réclamant de lui qu’il la consente, et qu’il s’y oblige volontairement.]

Je dis qu’elle est imposée au moi. En effet. Le respect moral, avons-nous vu, est un sentiment de crainte mélangée d’amour, d’amour mélangé de crainte. L’obligation, à son tour, est une synthèse de deux sentiments : la contrainte (nous ne sommes pas libres de n’être pas obligés) et la liberté (nous ne sommes pas contraints d’agir comme obligés). Laissons tomber pour le moment les sentiments d’amour et de liberté ; ne retenons que ceux de crainte et de contrainte. Qu’indiquent-ils ? Une distance entre l’obligation et nous-mêmes, une distance qui suppose une relation ; une relation qui suppose un objet (puisqu’il n’y a pas de relation sans objet), et évidemment un objet hors du moi. Le moi pur, le moi nu ne se craint, ni ne se contraint lui-même. L’obligation est donc bien le sentiment de quelque chose qui n’est pas nous, mais qui a droit sur nous, puisqu’il nous inspire une espèce de crainte, puisqu’il nous impose une espèce de contrainte, spéciale, je le veux, sans équivalent, mais réelle. — En résumé, et si nous avons bien analysé : l’obligation est le sentiment d’une réalité x qui s’impose à nous en dehors et indépendamment de notre consentement et qui revêt par conséquent le caractère de l’objectivité la plus impérieuse, la plus certaine et la plus avérée.

Et, chose digne de remarque, ce caractère que l’on pourrait dire initial de l’obligation, reste son caractère permanent. Loin de s’effacer, il ne fait que se préciser et grandir. Le devoir ne se laisse jamais confondre avec le sujet qu’il oblige. Plus l’obligation est acceptée, consentie, voulue, accomplie, moins elle se laisse confondre avec la conscience psychologique pure et simple. Elle la domine et s’en distingue dans la mesure où le sujet se l’assimile davantage. De l’une à l’autre, de la conscience du moi à la conscience de l’obligation, du sujet au devoir, la synthèse ne s’opère jamais, au moins ici-bas. Au contraire, le devoir s’éloigne, la conscience du devoir se distingue de la conscience psychologique dans la mesure même où le sujet du devoir s’y soumet et l’accomplit. — Ce trait, qui est distinctif de toute vie morale sérieuse, atteste la réalité de deux facteurs en relations réciproques, et donc, que le sentiment de l’obligation est au plus haut point le sentiment de quelque chose d’objectif au sujet.

Or, de la double enquête à laquelle nous venons de nous livrer, enquête négative sur ce que l’obligation ne peut pas être (une catégorie, une loi, une idée immanente au sujet), enquête positive sur ce qu’elle est effectivement (un sentiment et le sentiment de quelque chose), — que résulte-t-il ?

Il résulte ceci : que l’obligation étant un sentiment spécifique, le sentiment spécifique de quelque chose, et que son objet spécifique n’étant pas dans le moi, mais hors du moi, elle est par là-même une expérience spécifique que fait ou subit le sujet moral d’un objet spécifique.

Ce résultat, s’il devait se confirmer, serait considérable. Considérable, non seulement parce qu’il nous délivre d’un a priori gratuit et injustifié (celui que statue le spiritualisme moral courant), non seulement parce qu’il fait du devoir et de son principe en nous un objet d’expérience, et de la morale une science inductive comme les autres ; mais encore, mais surtout, vous le pressentez, parce qu’il pose immédiatement et impérieusement une nouvelle question, la question infiniment grave et décisive de l’objet spécifique qui entre de la sorte dans l’expérience humaine.

Remarque I. — M. H. Bois, dans son discours sur Le sentiment religieuxh, nous fait cette objection : « Il est extrêmement contestable que, d’un simple et pur sentiment, même en y ajoutant la réflexion et le souvenir, même en y introduisant l’abstraction, on puisse, suivant l’expression de Pascal, faire réussir une règle, une règle du sentiment lui-même comme de l’être tout entier, une règle universelle, une règle absolue. N’est-ce pas là manifestement le rôle de la raison ? »

h – Revue de théol. et des quest. relig., de Montauban, déc. 1901, p. 480.

La réponse est impliquée dans ce que nous venons de dire du caractère spécifique de l’obligation. — Si l’obligation est un sentiment, mais un sentiment d’une certaine espèce, fixe, invariable, et relatif à une valeur ou une dignité, il peut parfaitement servir de règle aux autres sentiments. Le sujet peut comparer ses sentiments à celui de l’obligation, et les juger, les classer, les consentir ou les condamner par cette comparaison. Il suffit pour cela que le sentiment d’obligation lui apparaisse comme normal, ce qu’il fait toujours. S’il est normal, il sera donc normatif par rapport aux autres ; et cela nécessairement puisqu’il s’accompagne toujours aussi, dans la conscience, d’un jugement de valeur. — Ajoutez à cela qu’il est donné dans la conscience comme imposé à la conscience. Il lui est donc objectif, donc soustrait aux variations et à la mobilité de notre émotivité subjective. Sa fixité est garantie par son objectivité. Dès lors la règle est très sûre et très bonne. Elle réalise toutes les conditions d’une règle.

Remarque II. — Je voudrais, avant d’aller plus loin, m’expliquer en deux mots sur le terme d’expérience que je viens de prononcer. — Quelqu’un peut-être serait disposé à me le contester comme n’appartenant pas à l’ordre des choses que nous traitons. — Le terme, en effet, a été en quelque sorte monopolisé par les sciences naturelles. Il est devenu entre leurs mains quelque chose de très dur et de très étroit. Elles entendent par expérience un phénomène physique ou physiologique, s’accomplissant dans la sphère de la nécessitation, et relevant de l’évidence sensible ou intellectuelle. Il semble ou peut sembler dès lors que l’employer dans le domaine moral, que le mettre en relation avec la liberté et la conscience, c’est commettre un abus de langage et lui enlever sa signification propre.

Mais il reste à savoir si la signification que lui a imprimée l’usage exclusivement scientifique n’est pas trop étroite ? — Qu’implique au fond et nécessairement le mot expérience ? Il implique nécessairement la relation réelle et la réaction réciproque de deux facteurs positifs. Il n’implique nécessairement que cela. C’est en vain qu’on lui demanderait que les termes dont il indique les rapports soient exclusivement d’ordre physique ou physiologique ; que ce rapport lui-même soit de nature nécessaire ; que l’aperception de ce rapport soit d’évidence intellectuelle ou sensible. Le mot, pris en soi, ne statue pas sur ces points. Il n’exige qu’une chose : la réalité ou l’existence des termes en présence, la réalité de leurs relations réciproques, la perceptibilité de ce rapport ou de cette relation.

Dès lors nous estimons avoir le droit de parler de l’obligation de conscience comme d’une expérience. Nous ne disons pas qu’elle soit une expérience scientifique au sens strict du terme ; nous disons qu’elle est ou qu’elle implique une expérience parce qu’elle dénonce la relation réelle de deux facteurs positifs. Et nous qualifions cette expérience de psychologique ou morale, parce que ses deux termes, bien que réels, ne sont pas physiques (ou physiologiques) ; parce que le rapport qu’elle exprime n’est pas d’ordre sensible, et que l’organe de son aperception n’est pas dans les sens, mais dans la conscience.

A cette différence près, qui est énorme, sans doute, mais qui n’est pas constitutive, l’expérience morale ou de conscience est aussi expérimentale qu’aucune autre. — Il importait de le relever et de le bien marquer à cause de l’usage que nous allons faire dorénavant de ce terme spécial.

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