La Vérité Humaine – II. Quel homme je suis

2.3 — La révélation religieuse naturelle et ses limites.

Au début de la présente enquête sur le caractère religieux du phénomène obligatoire, nous avions rappelé les trois grands traits essentiels de la conscience religieuse : 1° sa permanence et son universalité ; 2° la nature immédiate et objective des rapports religieux (des rapports du croyant avec l’objet de sa foi) ; 3° la variabilité du contenu de la conscience religieuse, ou la diversité de la représentation objective de la divinité.

Ce que nous venons d’obtenir jusqu’à présent répond aux deux premiers de ces caractères (universalité et permanence, immédiateté et objectivité des relations religieuses), mais non pas encore au troisième. Nous n’avons pas encore expliqué comment une conscience religieuse universelle et permanente, témoignant d’une relation immédiate et réelle de l’homme avec Dieu, pouvait être variable et mobile dans son contenu ? comment elle pouvait l’être autant que les faits le prouvent et que l’histoire en témoigne ? C’est le même problème exactement qui se présentait en morale, que nous avons à examiner ici. Sommes-nous en état de le résoudre par les données acquises ? Nous le croyons, mais à condition de les préciser encore davantage.

Pour cela, envisageons maintenant le phénomène obligatoire comme un fait de révélation divine ; voyons sur quoi porte cette révélation, jusqu’où elle va et où elle s’arrête ; quelle est son étendue et quelles sont ses limites.

1° L’obligation de conscience (interprétée comme nous l’avons fait, c’est-à-dire interprétée par elle-même) entraîne la certitude de l’existence, de la réalité de Dieu. J’insiste sur ce point qui peut paraître ou douteux ou banal suivant la face sous laquelle on l’envisage, mais qui est fort important. Et je le rattache à la certitude absolue propre au sentiment d’obligation. On observe dans la vie deux phénomènes constants : le sentiment de l’obligation est corrélatif à la certitude qu’acquiert l’homme de la valeur de sa personnalité ; et la certitude de la valeur de sa personnalité est solidaire de la certitude de l’existence divine. Je constate, en effet, que l’expérience obligatoire est tellement liée à la certitude que j’ai de moi-même que je ne puis en douter sans douter aussitôt de moi-même. Source et cause de ma volonté libre, premier facteur de mon identité personnelle, elle est entièrement solidaire de la plus haute expression de l’humanité en moi : de ma personnalité spirituelle. (Ce qui est abondamment prouvé par les faits : l’homme ne se dégrade qu’en portant atteinte au sentiment d’obligation ; l’homme ne se relève qu’en s’appuyant sur le sentiment d’obligation ; tant que l’obligation est intacte, la personnalité spirituelle l’est aussi ; dès que l’obligation est méconnue ou violée, la personnalité spirituelle l’est aussi.) Or la conscience de la personnalité spirituelle est liée, dans la conscience de l’homme, à la conscience de Dieu. Les faits l’attestent. « Pourquoi suis-je religieux ? se demande Aug. Sabatier. Je ne puis autrement. C’est une nécessité morale de mon être. » L’homme ne retrouve et ne réalise sa personnalité qu’en Dieu (religion universelle), parce qu’en revenant sur lui-même, en se réalisant lui-même, il revient à la dépendance divine, il se réalise dans la dépendance divine, telle que l’expérience lui en est imposée dans la conscience. En sorte que l’auteur de l’obligation étant la source et la cause de mon existence personnelle, je ne puis, sous peine de me renier dans ma plus pure essence, douter de la siennea.

aEsquisse d’une philosophie de la religion (1897), p. 6. Ici on nous rappellera l’existence des athées moraux (fidèles à l’obligation sans reconnaître son auteur), objection à laquelle nous répondrons un peu plus loin ; car nous n’avons pas encore en main tous les éléments de la question.

L’obligation de conscience entraîne la révélation de la personnalité de Dieu. En effet, l’action de l’auteur de l’obligation est une action personnelle. Elle domine en moi ce que je ne puis, sans déchoir, abandonner ni à la créature, ni au phénomène ; elle subjugue et possède le plus intime de mon être : le centre et le départ de ma vie personnelle. Une telle possession d’une part, une telle soumission de l’autre, et dans un tel domaine, seraient incompréhensibles et blasphématoires si elles ne supposaient un Dieu personnel. Ce qui me permet de me livrer à son action sur moi, de m’y abandonner, c’est que j’éprouve que ce qu’il veut de moi, c’est moi-même et nulle autre chose, c’est-à-dire ma personne toute nue ; et que j’éprouve en même temps que son action à mon égard est parfaitement digne de moi, parfaitement conforme à ma dignité personnelle, c’est-à-dire qu’elle est libre et personnelle comme moi-mêmeb.

b – Ici se dresse l’objection de l’existence du panthéisme.

L’obligation de conscience entraîne la révélation de la souveraineté de Dieu. En effet, tandis que toutes les activités que j’ai sous les yeux se présentent comme conditionnées (causées) et déterminées, la sienne, au contraire, m’apparaît comme conditionnante et déterminante (celle qui détermine). Et tandis que j’ai conscience du mode suprême de mon propre vouloir comme d’un vouloir limité et dont la nature est d’être essentiellement dépendant (de conditions externes ou internes), dépendance qu’il a dû consentir avant de pouvoir affirmer sa propre liberté, l’action qui m’oblige, et par conséquent la volonté de son auteur, m’apparaît comme entièrement affranchie de la dépendance même qu’il m’impose. C’est dire que la volonté personnelle qui m’atteint dans l’obligation de conscience diffère en ceci de toutes les volontés personnelles à moi connues et de la mienne propre, qu’elle se confond avec sa loi. La seule loi de l’auteur de l’obligation est sa propre liberté. Il la réalise dans l’acte même de vouloir. Il est donc l’être souverain, car une liberté sans loi est une liberté souverainec.

c – Objection : le dualisme et le polythéisme.

L’obligation de conscience entraîne la révélation de la causalité vivante de Dieu, ou si vous préférez, son initiative historique. En effet, dans l’expérience qu’il m’impose de lui-même, ce n’est pas moi, c’est lui qui a pris les devants. Le Dieu de l’obligation n’est pas le créateur une fois pour toutes d’une horloge qui marche d’elle-même ; il n’est pas le Dieu immobile du déisme philosophique, un Dieu inactif, emprisonné, comme l’Allah de Mahomet, dans sa propre transcendance ; c’est un Dieu immanent autant que transcendant, mais dont l’immanence, étant celle d’une action volontaire et personnelle, n’est nullement celle du panthéisme, et ne contredit en rien sa transcendance. C’est un Dieu vivant, un Dieu de près, quoique souverain, et pour tout dire, un Dieu historique. Il est sans doute le créateur et le juge suprême de la vie morale, mais il est aussi le Dieu de l’histoire, le Dieu d’une révélation historique et expérimentale. Il nous cherche dans l’histoire par l’obligation et nous retrouve à tous les instants de notre existence ; il descend jusqu’à nous ; il entre avec nous, sinon dans la plus intime, du moins dans la plus indissoluble des relations et nous devient accessible par l’expérience constante de sa volontéd.

d – Objection : le déisme.

L’obligation de conscience entraîne la révélation d’un Dieu moral et spirituel. Je constate en effet que le Dieu de la conscience ne se borne pas à susciter une fois pour toutes ma liberté par une dépendance initiale, mais qu’il l’entretient et la restaure par une obligation constamment actuelle. Je suis sans cesse l’objet de son action, et, remarquez-le, l’objet respecté d’une action respectueuse. Après avoir formé en moi la capacité d’une vie morale et religieuse, il persévère à vouloir son œuvre en moi. Il se tient pour cela toujours actif, toujours présent, toujours fidèle à son premier dessein, dans cet endroit central de ma volonté où je ne parviens pas moi-même, c’est-à-dire, où ne parvient pas ma volonté réfléchie, — qui échappe à toutes les prises extérieures, et où seul a pu pénétrer le créateur de mon être. Dans ce sanctuaire, dont il est pourtant le maître souverain, il ne me brise pas, il ne me réduit point par force, il ne laisse pas éclater sa colère pour anéantir mes résistances ; il me respecte, il m’estime assez pour préférer ma liberté au servile hommage envers son autorité. Un Dieu qui agit de la sorte à mon endroit est évidemment un Dieu spirituel et moral, une personne, un esprite.

e – Objection : l’idolâtrie.

Réalité, souveraineté, personnalité, initiative vivante et spiritualité, tels sont les attributs ou qualités que l’expérience obligatoire m’invite à reporter sur son Auteur parce qu’elle les revêt elle-même. C’est peu dire : tels sont les attributs ou qualités qui accompagnent tellement l’obligation qu’ils sont donnés dans l’expérience même qu’elle impose, et obscurément ressentis lorsqu’ils ne sont encore ni intellectuellement analysés, ni intellectuellement compris. C’est jusque-là, croyons-nous, que s’étend, ou que peut s’étendre (car tout dépend encore de l’attention qu’on y porte et de l’obéissance qu’on y prête), le champ de la révélation de conscience, ou révélation naturelle.

Mais ici se dresse un inquiétant et grave problème. Le Dieu qui se révèle de la sorte, qui, dans l’hypothèse, se révèle universellement de la sorte, n’est pas une divinité quelconque : c’est, au sens le plus strict le Dieu du théisme. Il correspond donc à la plus haute conception religieuse à laquelle soit jamais parvenue l’humanité, à laquelle probablement elle puisse parvenir, car ni le cœur, ni la conscience, ni la raison, ni le sentiment ne conçoivent rien au delà. D’où vient, dès lors, que le théisme qui, dans l’hypothèse, devrait être la religion universelle et commune de l’humanité, ne le soit pas en fait ? D’où vient que cette religion soit, au contraire, la plus rare, la moins fréquente, la moins répandue ? D’où vient que, hors quelques cas sporadiques d’illumination individuelle, le théisme ne soit pas la religion de l’humanité et qu’on ne le rencontre guère que dans l’enceinte du christianisme, lequel christianisme prétend justement reposer sur une révélation spéciale et sui generis ?

[Il faudrait ajouter : de l’hébraïsme prophétique, peut-être de l’islam. (Mais le Dieu de l’islam se rapproche plus du destin fatal que de la personnalité libre ; son influence sur les adorateurs n’a rien des effets libérateurs et moraux du culte du Dieu chrétien sur les chrétiens ; et d’ailleurs il est certainement hors de doute que l’islam est presque entièrement tributaire du judaïsme, du judéo-christianisme et même du christianisme, quant à ce que sa notion de Dieu a de spécifiquement théiste.)]

Et encore : si les données de la révélation de conscience sont semblables et fixes dans chaque individu à travers tous les âges, d’où viennent la constante mobilité, les variations perpétuelles, le laborieux progrès, les affaissements déplorables et la dégénérescence de la conscience religieuse dont témoigne l’histoire des religions au sein de l’espèce humaine ?

Remarquez, en effet, que chacune de nos affirmations préalables sur la révélation de Dieu par l’obligation de conscience rencontre une négation radicale dans les faits. Nous avions dit que l’obligation de conscience est la révélation de l’existence ou de la réalité de Dieu. Et voici les athées moraux qui nient Dieu en affirmant l’obligation. — Nous avions dit que l’obligation est la révélation de la personnalité divine. Et voici les panthéistes qui la nient. — Nous avions dit que l’obligation est la révélation de la souveraineté divine. Et voici les polythéistes ou les dualistes qui la nient. — Nous avions dit que l’obligation était la révélation de la causalité vivante de Dieu et de son initiative historique. Et voici les déistes qui nient l’une et l’autre. — Nous avions dit que l’obligation était la révélation de la spiritualité d’un Dieu moral. Et voici les fétichistes et les idolâtres qui la nient. Il semble impossible de se trouver en face de contradictions plus radicales, plus nettes et mieux établies, puisque précisément elles sont établies dans les faits.

Il y a là une objection grave, radicale et forte, qui semble infirmer la justesse et la valeur de nos affirmations précédentes. Eh bien, Messieurs, j’estime que l’objection vue de près, loin d’infirmer nos constatations précédentes, les confirme au contraire ; et que la solution du problème nous est fournie par l’analyse ultérieure des données mêmes du problème.

Ces données sont de deux ordres : il y a les données objectives, celles qui viennent de Dieu et de la manière dont Dieu se révèle dans la conscience ; et il y a les données subjectives, celles qui viennent de l’homme et de la manière dont l’homme prend conscience du témoignage de Dieu dans sa conscience. Commençons par examiner les secondes, les données subjectives ; nous terminerons par les premières.

a) Données subjectives.

La représentation intellectuelle et imaginative du pur sentiment d’obligation. — J’observe, en effet, que l’obligation à l’état pur est un pur sentiment : le sentiment d’une dépendance sainte, d’un devoir être sacré, mais vide en soi de toute idée, dépourvu aux origines de toute notion intellectuelle. Au contraire, la représentation de la divinité qui, par hypothèse, en est issue, est une représentation ; une représentation dans laquelle il y a en même temps une idée et une image, une représentation à la fois intellectuelle et sensiblef. L’idée peut prédominer sur l’image, et alors la religion devient plus dogmatique que sensible ; l’image peut prédominer sur l’idée, et alors nous avons une religion plus sensible — et même sensuelle — que philosophique. Mais il n’y a jamais eu une divinité quelconque que l’humanité ait adorée, à laquelle ne se soient rattachés, en des proportions variables, un concept et une image. — Il a donc fallu que le sentiment pur de l’obligation fût interprété, traduit, par la raison et par l’imagination. Or, il est clair que cette traduction, cette interprétation, cette intellectualisation imaginative d’un pur sentiment, d’une pure émotion, laisse de la marge, une grande marge, une marge presque effrayante aux écarts individuels. Moins la culture générale du sujet est avancée, moins sa raison est exercée, moins son imagination est purifiée, plus augmentent les chances d’erreur, plus on court le risque d’une interprétation arbitraire ou erronéeg. Et voilà une première cause, considérable déjà, de ce que nous appellerions : les variations du contenu objectif (représentatif) de la conscience religieuse de l’humanité. Elle est loin cependant d’être la seule et la plus considérable.

f – L’idolâtrie, au sens étymologique, est une nécessité psychologique en religion.

g – L’histoire comparée des religions confirme ce parallélisme entre la culture générale des peuples et leur représentation de la divinité.

La mobilité de l’expérience religieuse entraîne une mobilité corrélative de la connaissance religieuse. — J’observe, en effet, que le sentir pur d’obligation est le sentir d’une expérience. Et, sans doute, d’une expérience imposée, c’est-à-dire involontaire dans son premier moment, et par suite immuable, fixe, autant qu’irresponsable ; mais proposée, c’est-à-dire facultative, libre et responsable dans son second moment, et par là même mobile et variable. Il suit de là qu’une obéissance imparfaite, une fidélité incomplète de la volonté réfléchie à l’obligation que lui propose son principe, entraîne une lacune et une imperfection correspondantes dans la connaissance. Car, ici comme ailleurs, ici comme presque partout, la première condition de la connaissance, c’est l’expérience ; et la condition de l’expérience elle-même, ici comme ailleurs c’est l’obéissance à l’objet de l’expérience. Pour observer dans la conscience le caractère et les données de l’expérience, il faut d’abord laisser produire l’expérience à la conscience ; et pour la produire, il faut la vouloir. Point de connaissance expérimentale sans expérience ; point d’expérience morale et religieuse sans obéissance morale et religieuse. Toute infidélité dans ce domaine nous prive d’une connaissance correspondante. « A celui qui a, disait quelqu’un de compétent en ces matières, il sera donné davantage ; à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a. »

Dès lors, et étant donné l’homme tel que nous le connaissons par nous-même et par l’histoire ; étant données ses défaillances, ses lâchetés et ses révoltes, c’est-à-dire, en fait, étant donnés ses refus d’expérience, on comprend l’obscurcissement, l’affaiblissement et les égarements de sa conscience religieuse. Il est à la fois nécessaire et juste, conforme à la loi naturelle, à la loi morale et aux règles de la méthode scientifique universelle, qu’un homme qui se refuse à faire l’expérience de Dieu dans sa conscience, s’expose à une ignorance et à une incertitude corrélative de Dieu lui-même.

Ajoutez maintenant aux raisons intellectuelles précédemment établies, les raisons morales de l’instabilité dans la connaissance et dans la représentation de l’objet divin ; combinez ensemble ces deux causes d’erreur, aggravez-les les unes par les autres (car il est évident qu’elles s’aggravent en se combinant), et vous aurez devant vous un champ de variations et de possibilités assez vaste pour embrasser, et même au delà, tout ce que fournit la réalité historique.

Et cependant il y a davantage encore, et l’analyse des raisons objectives de la variabilité des représentations divines (des raisons qui viennent de Dieu et de la manière dont Dieu se révèle dans la conscience) achèvera de nous rendre compte de l’extrême et presque nécessaire diversité de la représentation religieuse au sein de la race.

b) Données objectives.

Dieu touchant l’homme derrière ou sous la conscience (sub limine) affirme son autorité plus qu’il ne révèle son caractère et demeure proprement inconnu. — Nous l’avons fait observer tout à l’heure, le théisme est l’extrême limite de la révélation de conscience en tant que religieuse, et nous avons vu que s’il existe des exemples que l’homme soit parvenu par le moyen de cette révélation jusqu’au pressentiment du théisme (le paganisme antique en fournirait, je crois), néanmoins l’humanité dans son ensemble n’y accède point, et l’individu lui-même ne se maintient que péniblement à cette hauteur. — D’où vient cela ? C’est qu’en sus des raisons déjà dites, il y en a une autre encore : le Dieu de la conscience reste un Dieu caché. J’en sais à la fois beaucoup et peu de chose, presque tout et presque rien. Assez pour que je me prosterne en son auguste présence, point assez pour que je donne un nom au Dieu de mon adoration silencieuse, ou plutôt pour qu’il se nomme lui-même à ma conscience. Car il n’y a de révélation au sens propre et complet du mot, que là où Dieu se nomme lui-même, c’est-à-dire révèle et manifeste, non le mystère de son essence, mais la plénitude de son caractère. Or il ne le fait point par l’action qui m’oblige. Ma volonté appréhende son action souveraine, mais son action est sans voix et sans parolesh. Son autorité sainte prosterne ma volonté, et dans ce prosternement ma volonté devine ou pressent ses intentions ; mais elle ignore sa pensée et la claire notion de son dessein lui échappe. Le Dieu de l’obligation s’affirme plus qu’il ne se manifeste ou ne se révèle. Il tient l’homme par derrière (si l’on me permet cette image) ; il lui prescrit de faire le bien, de choisir le devoir. Il lui dit : veuille ce que je veux, cherche-moi, trouve-moi par l’obéissance et par l’adoration de ton cœur ; mais il semble se dérober à la recherche même qu’il m’impose et sa face me demeure voilée.

h – L’expression : la conscience voix de Dieu est inexacte. L’action divine est muette. C’est le sujet qui lui donne une voix, et cette voix est humaine.

Le Dieu de l’obligation est certes un Dieu vivant et saint puisqu’il est l’initiateur de l’expérience qu’il inaugure en moi et que cette expérience est celle de sa très sainte volonté, mais il persiste et persistera toujours à me rester un Dieu caché et même inconnu. Je dis qu’il persiste et persistera toujours à me rester inconnu et caché. Je parle naturellement du point de vue des conditions empiriques où mon être m’apparaît. Ces conditions sont-elles normales ? Et, si les conditions eussent été autres, la révélation de conscience était-elle destinée à me suffire ? Pouvais-je arriver par elle et par elle seule à la révélation définitive et suffisante de son auteur ? C’est une autre question. Elle se posera et nous la résoudrons plus tard.

Aussi bien n’avons-nous pas abordé encore la raison suprême de l’impotence de cette révélation.

Le Dieu de la conscience, inconnu par la manière dont il se manifeste, est encore un Dieu contradictoire par l’irréductible antinomie du double caractère qu’il déploie. — Je remarque, en effet, que mise en rapport avec l’existence humaine empirique, appliquée à la libre conduite de l’homme, l’obligation de conscience, si une et si simple en elle-même, ne tarde pas à se polariser en deux modes antithétiques, un mode d’inexorable sévérité, un mode d’infinie tolérance, qui se contredisent et s’excluent réciproquement. — D’une part, un jugement sans appel qui déclare mal ce qui est mal, coupable celui qui fait le mal même s’il y est entraîné, et qui le condamne avec une impitoyable rigueur : c’est l’élément de sainteté, de justice ou de jugement qui est impliqué dans l’obligation, et qui est absolu comme l’obligation même. — D’autre part, une persévérance sans exemple dans l’appel au bien, une patience illimitée et qui ne se lasse jamais de présenter de nouveau le devoir — même au sein des plus lourdes chutes, même à la suite des plus honteuses capitulations de conscience — : c’est l’élément de tolérance qui est impliqué dans l’obligation et qui est illimité comme la vie et l’histoire de l’humanité elle-même. Or si la sainteté relative et la tolérance relative ne s’excluent pas nécessairement, il faut avouer que la sainteté absolue (c’est-à-dire l’immédiate application d’un jugement catégorique) et la tolérance indéfinie s’excluent nécessairement. Comment un homme, catégoriquement condamné dans sa conscience par l’absolue sainteté de l’action obligatoire, peut-il être toléré par cette même action, bien plus : soutenu, porté, en quelque sorte constamment recréé dans sa vie personnelle par l’action même qui le condamne et qui le juge ? — Non seulement ces deux modes s’excluent, mais ils s’annulent l’un l’autre. La sainteté du devoir est annulée par la tolérance de l’obligation ; et la tolérance de l’obligation est troublée, compromise, contredite par sa sainteté même. Comment rattacher à l’Auteur de l’obligation, c’est-à-dire à un seul et même Dieu, deux modes d’agir si différents, si contradictoires, et qui, s’excluant l’un l’autre, le rendent lui-même incompréhensible et contradictoire ? L’antinomie est insoluble. Elle achève de faire de l’Auteur inconnu de l’obligation, une divinité mystérieuse, un Dieu voilé, inabordable, obscur et déconcertant. Et la limite qu’elle impose à la révélation naturelle rejaillit bien souvent en scandale et en trouble sur le champ même qui lui était ouvert ; l’ombre qu’elle projette, l’obscurité où elle nous laisse, finissent par envelopper et par couvrir d’incertitude la personnalité, la spiritualité, la souveraineté du Dieu de la conscience ; oui, et même jusqu’à la certitude de son existence.

Il vous semble peut-être que j’exagère en insistant comme je le fais sur la contradiction du Dieu de la conscience ; que cette contradiction ou cette antinomie est plus théorique que réelle, et qu’elle ne joue pas dans la vie pratique le rôle décisif que je lui attribue. — Eh bien ! je crois tout le contraire. J’estime qu’on ne saurait lui attribuer pratiquement trop d’importance. Car remarquez que s’il est peu d’hommes qui arrivent à la formule intellectuelle de cette antinomie, il n’en est pas un peut-être qui n’en porte en lui le sentiment obscur, le trouble instinctif ; et ce sentiment, ce trouble se projettent naturellement (sans avoir besoin de passer par l’intelligence) jusqu’au plus profond de la conscience religieuse et morale. Mettons-nous en présence des faits : j’ai violé le devoir d’une manière évidente et grave, ma conscience me condamne absolument, catégoriquement ; je me sens un lâche, un hypocrite, un adultère, un meurtrier. Et cependant rien ne se produit ni dans mon existence extérieure ni dans ma vie intérieure qui confirme cette sentence, qui l’exécutei. Bien plus, tout la contredit. Non seulement je reste ce que je suis devant les hommes qui ignorent mon action ; mais je reste ce que je suis devant l’Auteur même du devoir que j’ai violé. Il me condamne, mais cette condamnation reste sans effet. Bien plus, elle est annulée par un support, par une tolérance qui va jusqu’à me rappeler au bien même dont je ne suis plus digne, jusqu’à me traiter comme si je n’étais pas coupable, jusqu’à effacer d’une main ce qu’elle a écrit de l’autre. — Et l’on croirait que cela ne démoralise pas à la longue la conscience religieuse ? que cela ne jette pas le doute sur l’existence de Dieu ? sur sa sainteté ? sur sa justice ? Mais c’est là au contraire le facteur essentiel de l’indifférence et du scepticisme religieux ! « Puisque le mal n’est pas condamné, le péché n’est pas si grave qu’on veut le dire ; Dieu, s’il existe, n’est pas si près de nous qu’on l’affirme ; il ne s’inquiète pas si exactement de notre conduite ; un peu plus ou un peu moins de vices ou de vertus ne pèse pas dans la balance et après tout il n’est pas certain que Dieu existe. » S’imaginer que ces sentiments et ces conclusions ne soient pas presque universellement répandus dans l’humanité, c’est n’avoir jamais connu l’homme. Or quelle en est la source, la source unique ? Précisément l’antinomie que nous signalons entre la tolérance indéfinie et la sainteté absolue de l’obligation. Elle est à la fois la limite et le scandale de la révélation naturelle ou révélation de conscience, l’obstacle le plus considérable à la formation d’une conscience religieuse claire et sérieuse.

i – Sans doute il y a le remords et le repentir. Mais sont-ils fréquents ? Et ne pouvons-nous pas neuf fois sur dix en venir à bout par l’étourdissement et l’oubli ? L’existence ne nous offre-t-elle pas un abri toujours prêt pour échapper à la vie ?

[Ici, comme tout à l’heure, je me suis placé au point de vue de l’humanité empirique, telle qu’elle est donnée par l’histoire et par la nature. Ce point de vue, qui est le réel, est-il le seul possible ? Est-il loisible d’imaginer une position ou une attitude de conscience où l’antinomie de la tolérance et de la sainteté divine aurait été résolue ou peut-être même ne se serait pas produite ? C’est une question qui se posera et que nous résoudrons plus tard.]

Ajoutez maintenant cette cause perpétuelle de trouble et de scepticisme à la première ; faites du Dieu inconnu de la conscience, un Dieu qui se déchire, se dément et se contredit au fur et à mesure qu’on s’en approche ; joignez enfin à ces causes objectives d’ignorance et de trouble, les causes subjectives, intellectuelles et morales, précédemment indiquées, et vous verrez que, soit du côté de l’homme, soit du côté de Dieu lui-même, vous avez des raisons plus que suffisantes pour expliquer les oscillations et les obscurcissements, les variations et les éclipses, les progrès relatifs et les déchéances dont souffre la conscience religieuse de la race et d’où découlent toutes les représentations de la divinité inférieures au théisme, que présente l’histoire des religions.

Le problème qui se dressait devant nous est donc résolu : comment accorder avec le Dieu du théisme, qui est manifestement celui de la conscience, les religions inférieures au théisme ? comment expliquer la mobilité des diverses représentations religieuses par la fixité des données religieuses de l’obligation ? Elles s’expliquent par les quatre raisons que nous venons d’examiner : 1) la nécessité et les chances d’une représentation intellectuelle et imaginative d’un pur sentiment ; 2) les imperfections et les lacunes responsables de l’expérience religieuse, entraînant des imperfections et des lacunes correspondantes dans la connaissance ; 3) le fait que l’action divine, nous atteignant dans le subconscient, reste celle d’un Dieu inconnu (non révélé) à notre conscience ; 4) le fait qu’en réfléchissant le double caractère de son action : sainteté absolue, tolérance indéfinie, le Dieu de la conscience paraît à la conscience affligé d’un dualisme irréductible qui trouble et mine la foi religieuse à mesure qu’elle se forme.

Grâce à cette explication, nous sommes en mesure de conclure, nonobstant les apparences :

  1. que l’obligation de conscience est l’organe de la religion et de toute religion en l’homme ;
  2. que c’est par elle que l’homme, devenu religieux, cherche le Dieu de son adoration, et par elle que Dieu a trouvé et cherche perpétuellement l’homme ;
  3. que le Dieu dont elle témoigne n’est pas une divinité quelconque, mais distinctement le Dieu du théisme ;
  4. que les religions inférieures au théisme ne cessent pas cependant d’avoir dans l’obligation leur source et leur point d’appui ;
  5. que peut-être (ceci reste à voir) les religions humaines sont inférieures au théisme moins par l’insuffisance de la révélation de conscience elle-même, que par l’insuffisance intellectuelle et surtout la faute morale du sujet humain.
[Une seule objection n’est pas résolue : l’athéisme moral de quelques individus. Le déisme, le panthéisme, le dualisme, le polythéisme, toutes les idolâtries s’expliquent, parce que tout cela c’est encore de la religion. Ce qui ne s’explique pas, c’est l’absence de toute religion, c’est-à-dire l’athéisme, simultané avec la reconnaissance d’une obligation pourtant essentiellement religieuse. Nous y reviendrons.]

Remarque. — Elle concerne la justification historique de notre dernière conclusion. Elle ne serait complète, cette justification, que par une étude comparée des religions dont le résultat serait la contre-épreuve de ce que nous affirmons ici, à savoir que toutes les religions dérivent génétiquement du sentiment d’obligation, et que leurs différences s’expliquent par la manière dont l’obligation a été perçue d’abord, interprétée ensuite. (Cette étude ferait partie intégrante de notre plan ultérieur si nous avions le loisir d’aborder tous les problèmes de l’apologétique. Mais nous sommes trop sûr de n’y pouvoir arriver, pour que nous n’en développions pas ici l’esquisse rudimentaire.)

[Frommel a exposé beaucoup plus complètement son point de vue dans un cours inédit sur l’Histoire du principe de l’individualisme, professé à l’Université de Genève en 1893. Comp., d’autre part, César Malan, Les grands traits de l’histoire religieuse de l’humanité (2e édit., 1885), et son Manuel d’instruction religieuse (1888). — (Éd.)]

En dehors du monothéisme que nous n’abordons pas, l’ensemble des religions humaines peut se diviser en quatre grands groupes généraux : 1° le groupe des religions animistes ; 2° le groupe des religions panthéistes ; 3° le groupe des religions dualistes ; 4° le groupe des religions polythéistes.

De l’un de ces groupes à l’autre il y a de nombreuses transitions, d’innombrables intermédiaires ; la distinction tranchée entre les quatre groupes eux-mêmes reste plus ou moins artificielle parce que chacun d’eux participe aux autres dans une certaine mesure : tout polythéisme contient des éléments panthéistiques ; tout panthéisme des éléments dualistes et polythéistes. De tout cela nous ne pouvons tenir compte ici. Non plus que de l’ordre chronologique (historique) des différents groupes. Il nous suffit d’indiquer comme suit l’ordre psychologique que leur assigne leur explication du point de vue du phénomène obligatoire.

[Nous ne parlerons pas ici de l’animisme. Il correspond à un stade encore amoral en quelque sorte de la religion. C’est le moment où le sujet se borne à refléter sa conscience psychologique et à projeter hors de lui l’âme dont il se sent animé. Ce sentiment de sa spiritualité (devenant celui de la spiritualité de certains êtres ou objets) dérive sans doute lui-même du sentiment d’obligation, mais trop confusément et trop indistinctement pour qu’aucun caractère de l’obligation apparaisse dans l’animisme, hors celui de la spiritualité et de l’objectivité (hors de soi). La résultante de l’animisme, c’est le panthéisme ou le polythéisme.]

1° Le panthéisme (et nous parlons ici du panthéisme comme religion, non comme système philosophique), c’est l’homme conscient de l’obligation, mais qui se tient devant l’expérience de l’autorité d’un fait, d’un fait qui, interprété par les données intellectuelles et sensibles, c’est-à-dire par les phénomènes extérieurs, devient l’autorité du fait cosmique. Dieu est : cela vient du sentiment d’obligation. Mais Dieu est identique au monde : Un tout (ἑν καὶ πᾶν) ; cela vient : 1) de ce que le phénomène de conscience n’est pas distingué du phénomène sensible, 2) de ce que le phénomène de conscience n’est pas perçu comme l’expérience d’une action, mais comme la perception d’un fait. — Résultat : fatalisme religieux, déterminisme philosophique. — Car un fait — ou une idée — fut-il réputé divin, c’est-à-dire fut-il adoré, est exclusif de la liberté. Il n’oblige pas, il contraint. Une action seule oblige, et seule comporte la liberté. — Cause : obéissance imparfaite au devoir être obligatoire ; analyse et interprétation intellectuelle fautive de ces éléments.

2° Le dualisme, c’est l’homme conscient de l’obligation appréciant, non seulement l’autorité, mais le caractère antinomique (rigueur et support) de l’expérience imposée. Cette dernière est déjà plus attentivement consultée. L’homme n’est plus adorateur d’un fait absolu (égal au fait cosmique), mais de deux principes dont l’un des deux au moins est supérieur et transcendant au monde. L’expérience qui donne lieu à ces dédoublements est celle de la puissance du mal et de son irréductibilité au bien. Le panthéisme est vaincu par approfondissement de l’expérience morale. L’obligation n’est plus l’autorité d’un fait absolu, mais d’un principe saint. Il y a deux hommes dans l’homme : l’un qui veut, aime le bien ; l’autre qui résiste et ne peut le bien. Il y a donc deux principes dans le monde. Le progrès sur le panthéisme est évident. L’autorité religieuse n’est plus un fait, mais un principe qui touche suivant les cas à la personnalité. L’obligation n’est plus une contrainte, mais une obligation. La religion devient morale ; la responsabilité apparaît.

3° Le polythéisme anthropomorphique représente encore un degré supérieur. C’est l’homme conscient de l’obligation et discernant sous l’autorité de conscience l’expression d’une action personnelle dont il est personnellement l’objet. Cette action personnelle si elle pouvait être connue sous la catégorie de l’unité serait le théisme, c’est-à-dire l’adoration du Dieu personnel en rapport direct avec l’homme. Mais elle ne peut être connue sous la catégorie de l’unité tant que le dualisme interne (condamnation et grâce) de l’action obligatoire n’est pas vaincu. Il arrive donc que le sujet religieux incapable de concevoir l’unité absolue de la personnalité divine sacrifie l’absoluité à la personnalité. Cela lui est d’autant moins difficile que la seule existence personnelle qui soit à sa connaissance, la sienne propre, n’est point absolue. Il se représente donc la personnalité divine à l’image de la personnalité humaine. La concevant imparfaite et contingente comme la sienne propre, il la conçoit dès lors aussi et nécessairement comme multiple. Pressé d’adorer, non plus un fait absolu (panthéisme), non plus une dualité de principe (dualisme), mais une ou des personnes, il se fait des personnes divines à son image, des dieux dont le nombre augmente à mesure qu’il s’aperçoit de leur imperfection ; des dieux qui portent la marque du dualisme, d’où le polythéisme est sorti, en ce qu’ils se rangent en deux catégories : les sévères et les gracieux ; des dieux qui portent la trace du panthéisme initial en ce qu’ils sont tous soumis au destin (Ἀνάγκη) qui malgré tout plane au-dessus de toute la mythologie anthropomorphique du paganisme ancien.

On voit d’emblée que le polythéisme anthropomorphique constitue à la fois un recul et un progrès ; un progrès dans l’aperception du phénomène obligatoire comme d’une action personnelle ; un recul dans l’atteinte portée à son autorité souveraine, autorité que ruine la pluralité des dieux qui l’exerce. Aussi le dernier mot du polythéisme anthropomorphique, comme celui de la révélation naturelle tout entière, est-il dans l’autel dressé au « Dieu inconnu » dont parle l’apôtre Paul aux Athéniensj.

j – Voir Les grands traits de l’histoire religieuse de l’humanité, par César Malan.

Si ces remarques sont aussi justes que je les crois être, elles suffisent à indiquer dans quel sens, sous quel angle il conviendrait d’aborder l’esquisse d’une philosophie des religions. Elles légitiment en tous cas la thèse que nous nous sommes efforcés d’établir sur des inductions plus accessibles et plus certaines, à savoir que le phénomène d’obligation de conscience est à la racine du phénomène religieux, le second ne s’expliquant que par le premier, mais se laissant entièrement expliquer par lui. Il est à noter de plus que notre explication coïncide assez bien avec le résultat des plus récentes études dans ce domaine. Autrefois la théorie régnante mettait le polythéisme au rang le plus bas, passait de là au dualisme comme à un degré plus élevé, et de là enfin au panthéisme monothéistique comme au degré supérieur. Cette classification inspirée par l’intellectualisme religieux a été controuvée par les faits ; et, sans que l’ordre d’apparition des différents groupes de religions soit encore définitivement établi, il semble se rapprocher de celui que nous avons indiqué.

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