La Vérité Humaine – II. Quel homme je suis

B) Pourquoi l’impératif de conscience est perçu et généralement défini comme une loi (c-à-d comme ce qu’il n’est pas), plutôt que comme une obligation (c-à-d comme ce qu’il est).

Il y a là un fait général, presque constant, qui n’est pas sans troubler un peu au premier abord. La définition que nous avons donnée de l’impératif de conscience (pure obligation) ne concorde pas avec les définitions ordinairement admises. Non pas qu’on écarte l’obligation elle-même (elle est trop indéniable pour qu’on puisse en faire abstraction) ; mais on la met en fonction de la loi morale et l’on prétend que c’est la loi qui oblige la volonté : la loi sous forme de loi proprement dite, sous forme d’idée, ou sous forme de catégorie, peu importe. C’est toujours la loi qui est première, constitutive, essentielle, et l’obligation qui est seconde, dérivée de la loi, dépendante de la loi, résultant de l’application de la loi à la volonté. Ainsi Kant, ainsi Renouvier, Pillon, tout le néo-criticisme français, et vous venez d’entendre M. Bois reprendre la même antienne : « le sentiment moral, dit-il, est un sentiment rattaché à une loi ». Et bien avant le kantisme, le néo-criticisme, l’ensemble du spiritualisme moderne, tous les moralistes de tous les temps ont parlé dans le même sens.

Or, il ne faut pas se cacher que nous avons été amenés à dire tout le contraire sur ce point spécial. Pour nous, le phénomène essentiel, primitif, constitutif de la conscience et de l’ordre moral, ce n’est pas la loi, mais l’obligation. L’obligation, à notre sens, précède la loi morale, engendre la loi morale, explique et produit la loi. (Comment ? Nous l’allons voir tout à l’heure.) Selon nous, le fait d’obligation de conscience est le fait générateur de ce qu’on appelle la loi morale, et non l’inverse ; et la loi morale dépend du phénomène d’obligation comme un effet dépend de sa cause.

Pourquoi donc sommes-nous seuls ou presque seuls à poser le problème dans ces termesa ? Et si nous avons raison, comment et pourquoi tous les autres ont-ils tort ? Notre réponse est celle-ci : ils ont tort sans avoir complètement tort. Ils sont le jouet de ce qu’on me permettra d’appeler une illusion d’optique introspective qui provient de la position qu’ils occupent relativement à l’impératif de conscience au moment où ils analysent l’impératif de conscience.

a – Ch. Secrétan a des velléités dans notre sens, et Kant des passages qui se rapprochent de notre pensée (impératif de conscience produit par le rapport de la volonté phénoménale à la volonté nouménale).

Cette position, quelle est-elle ? Celle de tous les hommes, nous-mêmes y compris ; une position anormale que condamne l’impératif même de conscience, celle de la négligence, de l’oubli, de la violation du devoir. Le devoir ou l’impératif de conscience, en effet, lorsqu’ils s’éveillent au fond de l’être humain, le trouvent constitué en dehors du devoir et en contre-position avec le devoir. Tous les désirs et les appétits de sa nature ou presque tous, vont à se réaliser, et par conséquent à réaliser l’homme lui-même, en opposition avec le devoir. Or, qu’en résulte-t-il ? il en résulte que le devoir apparaît à l’homme qui se réalise en dehors du devoir et contrairement au devoir comme quelque chose à la fois d’extérieur et de répressif ; quelque chose qui commande, sans doute, mais qui commande surtout en condamnant et en réprimant.

Or quelque chose que l’on perçoit essentiellement comme extérieur et comme répressif, quelque chose que l’on ressent comme une condamnation et un ordre d’abstention (tu ne feras pas), ce quelque chose n’a qu’un nom : la loi. Et l’on n’a pas tort de l’appeler ainsi : sous ce point de vue, qui est le point de vue général, l’impératif de conscience est en effet une loi. Une loi qui a ceci de particulier qu’elle est intérieure, comme attachée à l’être qui la viole, une loi qui oblige, mais une loi cependant.

Mais ce point de vue qui est réel dont je ne conteste pas la réalité — est-il normal, est-il juste, est-il vrai ? Évidemment non. Il est moralement condamné par la condamnation même que porte l’impératif de conscience sur le sujet qui s’y trouve. Anormal et faux, puisque coupable, il y a donc, il doit donc y avoir un autre et meilleur point de vue. Une autre position du sujet moral relativement au devoir reste possible. Laquelle ? Précisément la position inverse. Celle où l’impératif de conscience trouverait l’homme non plus inattentif et rebelle au devoir, mais fidèle au devoir, mais se constituant dans le devoir et par le devoir et sur le devoir. Dans ce cas, l’impératif de conscience ne serait plus perçu par le sujet moral comme extérieur, négatif et contraire à l’homme, mais comme intime, positif et favorable ; non plus comme une contrainte et une limite, mais comme un appui et une force. Il ne pourrait donc plus être défini comme une loi restrictive (tu ne feras pas) et condamnante, mais comme une pure et simple obligation, ce qu’il est en réalité.

On le voit, la définition de l’impératif de conscience dépend essentiellement de l’attitude que prend le sujet moral à son égard. Il sera perçu et défini comme une loi, si l’attitude est négative et hostile ; il sera défini comme une obligation si l’attitude est positive.

Or quelles raisons avons-nous de définir l’impératif de conscience par l’attitude positive, c’est-à-dire comme une obligation plutôt que par l’attitude négative, c’est-à-dire comme loi ? Nous avons trois raisons :

1) Le jugement même de l’impératif de conscience qui condamne l’attitude négative comme coupable, et qui exige l’attitude positive comme normale.

2) L’expérience du sujet moral, qui, dans la mesure où il pratique le devoir, dans la mesure où il s’y conforme, arrive à l’aimer, à le réaliser librement, de telle sorte que ce qu’il ressentait comme une loi restrictive, devient une force, une impulsion, un soutien positif, s’aperçoit que le vrai nom de la loi c’est l’obligation, que la loi se résout en obligation, que la loi ne l’aurait jamais obligé, si elle n’avait été d’abord et en soi une obligation. Cette expérience est sporadique et intermittente, mais je la crois réelle.

3) L’exemple de Jésus-Christ (envisagé simplement ici comme l’homme normal et indépendamment de tout dogme chrétien). L’histoire évangélique comme documents de psychologie humaine) prouve en effet que Jésus-Christ, l’homme normal, n’a jamais été sous la loi, ne s’est jamais envisagé comme sous la loi, et que donc il n’a jamais ressenti l’impératif de conscience comme une loi, mais comme une pure et simple obligation : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père », « Mon père agit et j’agis aussi. » « Le Fils fait tout ce que le Père lui montre », voilà sa devise. C’est celle d’un être pour lequel l’impératif de conscience n’a rien de restrictif, de légal, d’extérieur, de contraignant, mais où il est éprouvé sous la forme d’une grâce, d’un privilège, d’une nourriture, c’est-à-dire d’une obligation positive. D’où sa liberté dans le domaine moral. Il y vit comme un enfant dans la maison d’un père. Non comme un esclave ou un mercenaire. Aimant le devoir, Jésus est libre à l’égard du devoir, souverainement libre, et il peut abolir le devoir comme loi (affranchir du joug de la loi) parce qu’il la consomme comme obligation. « Je ne suis pas venu, dit-il, pour abolir, mais pour accomplir. »

Or l’état de conscience de Jésus-Christ n’est pas demeuré un état d’exception, sur lequel on ne pourrait s’appuyer qu’en hésitant : il est devenu l’état de conscience de ses disciples, l’état de conscience spécifique du christianisme. L’affranchissement intérieur de la rédemption chrétienne, ce que Paul appelle « la liberté des enfants de Dieu », ce qu’il oppose à l’esclavage de la loi comme la liberté de la grâce, n’est pas autre chose, au fond, que le passage de l’attitude négative à l’attitude positive relativement à l’impératif de conscience. Nous concluons donc en disant :

  1. Que la définition de l’impératif de conscience par la loi morale correspond à l’attitude empirique où le devoir trouve les hommes ;
  2. Que la définition de l’impératif de conscience par l’obligation pure correspond à l’attitude normale où le devoir devrait trouver le sujet moral (où le devoir trouve Jésus, l’homme normal) ;
  3. Que cette dernière attitude seule étant normale, la seconde définition est aussi seule légitime, définitive et vraie.

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